Physique de la réflexion totale interne et expression du champ évanescent
Utilisation en microscopie de fluorescence
Dans un contexte de recherche de l’amélioration de la résolution spatiale en microscopie, on conçoit aisément comment les propriétés physiques d’un tel champ évanescent peuvent profiter à des dispositifs d’imagerie. Dans le cas de la microscopie de fluorescence, les échantillons biologiques observés ont un indice de réfraction voisin de 1,38, et sont posés sur une lamelle de verre d’indice 1,5. Ainsi, à l’interface entre le verre et l’échantillon, la condition sur les indices est vérifiée pour permettre l’existence du phénomène de réflexion totale interne. Si l’angle d’incidence du faisceau est suffisant (c’est-à-dire supérieur à l’angle critique qui vaut dans ce cas environ 67°), la génération d’un champ excitateur évanescent est possible. Dès lors, la localisation de l’intensité lumineuse près de l’interface permet un confinement spatial de l’excitation, et confère à un tel dispositif d’imagerie une résolution axiale égale à la profondeur de pénétration du champ évanescent. Tout l’intérêt de cette technique est que la résolution axiale sub-longueur d’onde est obtenue uniquement à l’excitation et en champ large. Un tel dispositif de microscopie de fluorescence, où l’excitation de l’échantillon est réalisée grâce au champ évanescent consécutif au phénomène de réflexion totale interne entre la lamelle et l’échantillon, est appelé TIRFM (pour Total Internal Reflection Fluorescence Microscopy) [Oheim 2005], [Toomre 2001]. Les mesures avec cette technique bénéficient d’un très faible bruit de fond, puisque les fluorophores situés plus profondément dans l’échantillon ne sont pas excités. De plus cette excitation assure une exposition minimale à la lumière des plans de l’échantillon loin de l’interface, ce qui réduit les photodommages et le photoblanchiment. La microscopie TIRF permet également de travailler en plein champ, ce qui permet d’obtenir des images sans avoir à « balayer » l’échantillon, sans reconstruction d’image.
Confinement de l’excitation et modification de l’émission à proximité de l’interface
Cependant, l’interprétation quantitative du TIRF nécessite de prendre des précautions. En effet, la profondeur de pénétration est facilement calculable théoriquement, mais un certain nombre de paramètres difficilement appréciables influe expérimentalement sur cette grandeur. C’est le cas du profil spatial (divergence) et spectral (monochromaticité) du faisceau excitateur, de la qualité de l’interface (rugosité, pureté, inhomogénéités), et des propriétés optiques de l’échantillon (inhomogénéité d’indices sur de courtes distances subcellulaires, avec des variations de 1,32 à 1,38). Ces changements d’indices dans l’échantillon vont provoquer la diffusion (voire la réfraction) du champ évanescent aux interfaces. Ainsi le confinement du champ excitateur est graduellement perdu dans la direction de propagation, et la fluorescence générée par l’échantillon devient la superposition des fluorescences excitées respectivement par le champ évanescent et par la lumière diffusée (figure 3-4). Chapitre III : Développement et caractérisation d’un microscope… 114 De plus, il faut bien garder à l’esprit que la proximité d’une interface, qu’elle soit diélectrique ou métallique, modifie l’émission du fluorophore. Sans rentrer dans les calculs, nous allons tenter de rapporter ici les notions essentielles, pour appréhender l’influence de la proximité de l’interface sur les intensités et les temps de vie de fluorescence mesurés. Les résultats rapportés ici sont basés sur un modèle utilisant l’émission d’un « dipôle à puissance fixée » [Hellen 1987]. Si on étudie la répartition radiale de l’intensité émise par le dipôle suivant son orientation (figure 3-5), on observe une forte anisotropie de l’émission. Il est intéressant de constater que, dans le cas d’un substrat en verre, la plus grande partie de l’intensité est émise dans le verre. Aussi, à condition de réussir à collecter les angles correspondant aux « pics », c’est-à-dire d’avoir des objectifs avec des ouvertures numériques assez grandes (supérieures à 1,4), la détection de la fluorescence dans le substrat est même meilleure. Figure 3-5 : intensité moyenne normalisée en fonction de l’angle d’observation polaire avec un dipôle situé à 80 nm de l’interface. Deux orientations sont présentées : perpendiculaire (à gauche) et parallèle (à droite) à l’interface. Dans chaque cas la répartition d’intensité est représentée avec ou sans une couche d’aluminium de 22 nm déposée sur le verre. [Hellen 1987]. La proximité de l’interface influe également sur le temps de vie de fluorescence du fluorophore. Pour voir cela, il est nécessaire d’introduire les notations suivantes : ( ) ( ) = ∞ ≡ P z P z p T T avec P (z) T la puissance totale dissipée par le dipôle (rayonnement plus chaleur) à amplitude fixée à une distance z de l’interface et : ( ) ( ) ∫ ∫ Ω Ω Ω = ∞ Ω Ω Ω ≡ π π 4 4 ,’ , ,’ , d S z d S z f Figure 3-4 : schéma illustrant la perte du confinement du champ évanescent au cours de la propagation. Ici, cette perte est due aux inhomogénéités de l’échantillon. [Oheim 2005] Chapitre III : Développement et caractérisation d’un microscope… 115 où S est l’intensité rayonnée à amplitude fixée, Ω l’angle solide d’observation, Ω’ l’angle solide d’excitation. Ces deux quotients représentent respectivement le rapport entre la puissance totale dissipée par un dipôle à une altitude z et le même dipôle à l’infini, et le rapport entre la puissance rayonnée par un dipôle à une altitude z et le même dipôle à l’infini. Notons que ces deux quotients sont fonctions de z, mais aussi de l’orientation du dipôle. Si on note q l’efficacité quantique du fluorophore (dépendant de l’orientation du dipôle) à une distance z, et 0 q l’efficacité quantique du même dipôle isolé, on peut montrer que : f p q q + − = 1 1 1 0 En considérant un fluorophore avec un temps de vie 0 τ en l’absence de désexcitation non radiative, on montre que le temps de vie de fluorescence du même fluorophore près de l’interface est : f q 0 τ τ = Dans la plupart des cas, et notamment avec des interfaces en verre, la proximité de l’interface se traduit de deux manières. D’une part, en interagissant avec la surface, le champ proche du dipôle va provoquer une augmentation du champ rayonné dans le milieu le plus dense (i.e. le verre). D’autre part, la surface peut dissiper l’énergie en chaleur. Ainsi pour des distances à l’interface d’une dizaine de nm, ces deux effets se combinent pour augmenter la puissance totale dissipée PT et donc diminuer le temps de vie de fluorescence de l’ordre de 10 %. Ainsi, si expérimentalement nous observons des diminutions de temps de vie de fluorescence en TIRF, il faudra garder à l’esprit que la proximité de l’interface peut en être responsable. II.2 – Applications Intrinsèquement, cette technique ne permet d’observer que les premières centaines de nanomètres de l’échantillon près de l’interface, ce qui exclut toute imagerie en profondeur (figure 3-6). Mais le très bon rapport signal à bruit et la résolution axiale sublongueur d’onde obtenue simplement font de cette technique de microscopie une méthode complémentaire aux autres méthodes de micoscopie [Axelrod 2001], [Mashanov 2003]. Champ évanescent Milieu aqueux (n = 1,33 – 1,37) Fluorophore excité Fluorophores Interface Faisceau excitateur Angle d’incidence Lumière réfléchie Lamelle de microscope en verre (n = 1,518) Figure 3-6 : schéma de principe de la microsccopie TIRF d’après [Nikon 2008]. Nous allons rapporter ici un certain nombre d’applications biomédicales de la microscopie TIRF. Cette technique d’imagerie autorise une visualisation sélective des régions de contact cellulessubstrats. Elle permet d’observer qualitativement la position, l’extension, la composition ou encore le mouvement des régions de contact. Il est ainsi possible de mettre en évidence l’influence des composantes d’une surface biomatérielle [Burmeister 1998] ou des protéines d’adhésion [Delanoë-Ayari 2004] lors de ces contacts cellules-substrats. Des travaux rapportent l’étude du contact entre des cellules leucémiques de rat et des cibles de membrane lipidique déposées sur une lamelle [Weis 1982], ou du rôle de l’actine et des granules de sécrétion quand la cellule adhère au verre [Lang 2000]. Il est également possible de visualiser des molécules uniques près de la surface et de réaliser des mesures spectroscopiques sur ces entités. Le but est ici de pouvoir observer les propriétés de molécules individuelles sans le moyennage d’ensemble inhérent aux spectroscopies standards dans les milieux massifs. Ainsi des détections de molécules uniques dans des volumes de quelques attolitres sont possibles [Ruckstuhl 2004]. On peut ainsi par exemple observer le mouvement de molécules uniques dans des gels [Dickson 1996]. Il est également possible de suivre des interactions de molécules uniques avec des microtubules [Vale 1996] ou des bactéries [Khan 2000]. Un autre domaine d’application de la microscopie TIRF est la mesure des vitesses de fixation des protéines extra- et intracellulaires aux récepteurs de surface de cellules ou à des membranes artificielles. Pour cela, il a été démontré assez tôt l’utilité de l’association de la microscopie TIRF à la spectroscopie de corrélation de fluorescence (FCS) et à la mesure du recouvrement de fluorescence après photoblanchiment (FRAP) [Thompson 1981], notamment avec la réalisation de premières mesures relatives à l’adsorption de l’immunoglobuline [Thompson 1983]. Plus récemment l’association TIRF-FCS a permis d’observer des réactions de surface et de diffusion à une interface liquide solide [Starr 2001], [Leutenegger 2006], ou de mesurer la diffusion latérale d’une protéine fluorescente en intracellulaire dans la membrane plasmique [Ohsugi 2006]. Grâce au couplage avec des expériences de FRAP, l’influence de certaines protéines dans l’activité de canaux ioniques a également pu être mise en évidence [Pochynyuk 2007]. On peut en outre utiliser le déclin exponentiel du champ évanescent pour suivre les granules de sécrétion dans des cellules, avant et pendant le processus de sécrétion. En effet, des petits déplacements nanométriques de ces granules perpendiculairement à l’interface vont se traduire par des variations d’intensité mesurables [Oheim 1998], [Steyer 1999], [Allersma 2006]. La microscopie TIRF est aussi employée pour appréhender les structures micromorphologiques et dynamiques des cellules vivantes. Par exemple, les propriétés de polarisation du champ évanescent sont utilisées pour étudier l’orientation de la membrane [Sund 1999]. La microscopie TIRF permet également d’observer en temps réel des processus comme la polymérisation de filament d’actine [Kuhn 2005], ou encore d’étudier les irrégularités submicrométriques comme les sites d’exocytose et voir le rôle du calcium dans la régulation de ce processus [Becherer 2003]. Enfin, la très faible proportion de la cellule exposée au rayonnement en microscopie TIRF permet de faire des acquisitions à long terme, notamment pendant le développement de la cellule en culture sans l’altérer. Ainsi des acquisitions sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines ont été rapportées [Wang 1994].