Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)
Philosophie et culture en Afrique
L’étude de la culture africaine a été entreprise, en général jusqu’à présent, dans une perspective anthropologique. L’on ne peut nier que cela a permis une plus grande intelligibilité, mais au nombre des exigences imposées par la transition culturelle de l’Afrique contemporaine il y a une nécessité pressante d’analyse critique et constructive de nos cultures. La responsabilité de la philosophie à cet égard est évidente ; c’est pourquoi dans le présent chapitre j’essaie de soumettre à une analyse philosophique conforme à cette exigence une culture africaine particulière, celle du Ghana. Différents aspects de cette même question feront l’objet des trois prochains chapitres.
Je souhaite commencer par attirer l’attention sur trois maux qui peuvent affliger toute société humaine. Il s’agit de l’anachronisme, de l’autoritarisme et du surnaturalisme. Qu’il me soit permis d’expliquer rapidement comment je vais interpréter chacun de ces différents ‘isms’, qui peuvent à première vue paraître obscurs, ambigus ou tout à fait inconvenants. Le sens que je donne ici au mot « anachronisme » représente une extension assez nette de la conception ordinaire. Je me propose d’appeler anachronique tout ce qui survit au-delà de sa convenance avec les besoins et aspirations du moment. L’anachronisme devient alors l’incapacité de percevoir des choses anachroniques pour ce qu’elles sont et de les rejeter ou les modifier, pour les adapter aux exigences actuelles. Diverses habitudes de pensée et d’agir peuvent devenir anachroniques dans le contexte du développement d’une société donnée; mais une société entière peut aussi devenir anachronique par rapport au monde entier si les façons d’y vivre sont principalement anachroniques. Dans le dernier cas, il ne s’agit évidement pas de mettre au rebut une telle société, mais plutôt de la moderniser. Chaque société souffre probablement d’un certain degré d’anachronisme, mais ce qu’implique le vocable société « sous-développée » ou l’euphémisme « en développement », c’est que celle-ci souffre doublement de cette maladie. Je m’intéresserai ici à l’anachronisme dans une société, plutôt qu’à l’anachronisme de cette société; quoique les mêmes choses puissent être anachroniques dans chaque cas, les nuances ainsi faites donnent une orientation différente à la discussion.
Il est beaucoup plus difficile de définir l’Autoritarisme. En parlant d’autoritarisme ici je ne pense pas seulement aux questions politiques; l’aspect politique est un aspect de la vie sociale, mais pas forcément le plus fondamental. Les aspects vraiment fondamentaux de la vie sociale sont ceux qui se rapportent aux relations interpersonnelles, sur lesquelles je reviendrai en temps opportun. Ce que j’entends par autoritarisme peut être énoncé d’une manière approximative comme suit: toute disposition humaine qui amène quiconque à faire ou souffrir quelque chose contre son gré ou qui entrave la réalisation de ses aspirations profondes. Cette définition pourrait être considérée comme trop large. On pourrait m’objecter qu’aucune société ordonnée n’est possible sans une certaine forme d’autorité constituée capable de juguler les volontés individuelles réfractaires ou déviantes. Quiconque souhaite émettre ce genre d’objection dispose d’une riche tradition de pensée philosophique Occidentale et non Occidentale. Je vais cependant couper court en faisant une concession. Nous pouvons dire, à l’étape actuelle, que fouler aux pieds de manière injustifiée la volonté d’un individu est autoritaire. Cette conception est suggestive, par le fait qu’on y a impliqué un certain sens de la valeur primordiale et de l’importance de la volonté humaine, de sorte que toute personne qui lui ferait entorse soit amenée à se justifier. Je pense, pour ma part, que plus l’on réfléchit avec rigueur aux fondements possibles d’une telle justification, plus l’exigence de développement harmonieux de la volonté individuelle implicite à notre définition préliminaire devient importante. En effet, n’est-il pas possible ce que nous considérons comme volonté réfractaire soit, après tout, une volonté dont le développement a été plutôt entravé par les conditionnements sociaux? La pertinence de cette dernière considération s’accroît quand on admet qu’il est tout à fait inimaginable pour une société du type « Meilleur des Mondes » d’exister sans que personne n’ait à faire ou souffrir quoi que ce soit contre son vouloir ; mais une telle société serait en effet l’expression de l’autoritarisme le plus repoussant puisque la volonté de chacun serait ordinairement le résultat des suggestions et manipulations de la part des autres.
La sagesse conventionnelle, comporte même une distinction qui reflète à l’envi le point de vue que nous venons d’émettre. En effet, on est en effet accoutumé à distinguer l’éducation de l’endoctrinement. L’éducation est le genre de formation de l’esprit qui permet aux personnes d’opérer des choix raisonnables délibérés. L’endoctrinement, d’autre part, est un moulage de l’esprit qui astreint aux options programmées. C’est dans le premier cas que le concept de libre-arbitre prend toute sa valeur. Un esprit endoctriné peut faire des choix ‘libres’, mais seulement en un sens superficiel. La volonté est, dans le cas d’espèce, le résultat de machinations externes. Cette distinction entre l’éducation et l’endoctrinement a des implications toutes conventionnelles. Toute formation prévue pour permettre à des personnes de faire des choix raisonnables et délibérés doit viser à leur permettre de percevoir, par rapport à un problème précis, autant d’alternatives pertinentes possibles. En effet, il n’est pas de choix véritable sans alternatives possibles et l’omission ou la dissimulation d’une alternative appropriée efface toute option potentielle. Cela dit, si nous évaluons certaines pratiques à la lumière de cette considération, nous devrons admettre que nous restons souvent en deçà de cette exigence, et que notre conception de l’éducation, particulièrement dans les premiers moments de l’existence, devrait être plutôt décrite, selon toute vraisemblance, comme un endoctrinement ou, à défaut, par un terme très apparenté. Pour s’en rendre compte, il n’est que de considérer, la manière, par exemple, dont nous anticipons sur les futurs choix des enfants en les baptisant conformément à nos propres convictions religieuses et en emplissant leur esprit précoce de sermons qui n’accordent qu’une importance minime, si du moins ils en accordaient, à la discussion quant à la pertinence des alternatives que nous leur proposons ou tout au moins à la justification rationnelle de l’unique alternative que nous leur imposons13.
Dans le cas particulier de l’éducation des enfants en bas âge il y a, je le reconnais, des situations limites naturelles. Un esprit trop peu expérimenté pour saisir quoi que ce soit des alternatives appropriées a encore besoin d’être dirigé, ne serait-ce que pour être préservé contre d’éventuels dangers. Il reste cependant que même lorsque les alternatives commencent à être comprises, nous continuons de façon délibérée, voire suffisante, à n’en admettre qu’une. Ceci ne concerne pas seulement l’éducation des enfants ou l’enseignement conventionnel en général. Tout dans la vie sociale, y compris l’air que nous respirons, semble répandre une odeur d’autoritarisme, même s’il arrive que nous ne trouvions plus cette odeur nocive ou ne la remarquons pas au premier abord parce que nos sens ont été si longuement conditionnés qu’ils en sont devenus totalement insensibles. Pour prendre un exemple assez significatif de cet état de choses, quiconque s’enquiert de la raison d’être d’une disposition quelque peu singulière dans un ministère du gouvernement dans notre pays peut s’estimer heureux s’il ne se trouve pas en butte à des remarques désobligeantes du type: « Il en a toujours été ainsi. Je ne veux aucune discussion à ce propos. » C’est la Raison qui devrait permettre de choisir entre des alternatives mais la répugnance à se poser des questions au sujet des raisons qui sous-tendent une pratique ou une institution établie est une marque certaine de mentalité autoritaire. Cette attitude est profondément enracinée dans notre société. L’autoritarisme politique est seulement un reflet de cet autoritarisme fondamental et cela n’a rien de surprenant.
Y avait-il quelque chose de cette nature dans notre culture traditionnelle? Je crois que oui. Notre société traditionnelle était foncièrement autoritaire. Nos dispositions sociales étaient marquées en coin par le principe de l’obéissance aveugle aux supérieurs, c’est-à-dire les aînés. À peine faisait-on montre de curiosité chez les sujets en bas âge ou d’indépendance de pensée chez les adultes. Notre culture traditionnelle est célèbre pour sa richesse en proverbes – ces condensés de la sagesse pratique qui ont une puissance merveilleuse quand ils sont cités au bon moment pour sceller une argumentation ou renforcer une réflexion morale. Mais il est rare d’en trouver qui exaltent les vertus de l’originalité et de l’autonomie de pensée14.
Il est important de remettre ce qui vient d’être dit dans une perspective historique. Affirmer que notre culture traditionnelle était autoritaire apparaît de toute évidence comme un point de vue moderne. C’est un commentaire élaboré à partir d’un milieu intellectuel très différent de celui des périodes traditionnelles. La société traditionnelle était fondée sur une croyance commune en la sagesse des personnes âgées, le caractère sacré de la chefferie, la force contraignante des coutumes et des pratiques ancestrales. On ne peut donc pas supposer, que les systèmes traditionnels d’autorité, formelle et informelle, aient pu être ressentis comme étant autoritaires au sein du milieu traditionnel lui-même. Mais l’influence de ces conceptions s’est nettement affaiblie, en particulier dans nos sociétés urbaines15, alors que les vieilles attitudes autoritaires persistent sous diverses formes. C’est dans ces circonstances nouvelles que la culture traditionnelle est de plus en plus perçue comme autoritaire. Dans ces conditions, on peut dire que l’autoritarisme tel qu’il est évoqué dans les remarques antérieures est également un exemple d’anachronisme. Nous pouvons admettre également que, de façon générale, l’anachronisme culturel doit être rapproché du relativisme pratique.
Paradoxalement l’autoritarisme mentionné ci-dessus est étroitement lié à un des aspects les plus tenaces de notre culture, à savoir, la grande valeur qu’elle accorde à ce que nous pourrions appeler l’appartenance communautaire. À mon avis, un des problèmes cruciaux que devra immanquablement résoudre toute entreprise d’adaptation judicieuse de notre culture traditionnelle aux conditions de la vie moderne est de préserver cette disposition tout en éliminant ses aspects négatifs, tels que l’autoritarisme ci-dessus mentionné, qui semble lui être étroitement liée. Il est important – et c’est la conviction qui sous-tend cet exposé – d’essayer de voir quelles contributions la pensée philosophique peut apporter à la résolution d’un tel problème.
Mais il est temps de considérer le dernier des trois maux que j’ai mentionnés au début, le surnaturalisme. Par surnaturalisme je n’entends pas la croyance en l’existence d’êtres surnaturels. Si de tels êtres existent, on ne peut objectivement suggérer que la croyance en leur existence soit un mal. Que de tels êtres existent ou pas me paraît être une question factuelle, à laquelle une clarification conceptuelle préliminaire – pas forcément simple d’ailleurs – a déjà été donnée. Mais toute conception associée à une telle croyance ou système de croyances peut s’avérer potentiellement nocive pour l’humanité, comme cela apparaît de façon évidente dans la tendance à chercher les fondements de la moralité dans une entité surnaturelle. Cette conception est, en somme, ce que j’entends par surnaturalisme. Son contraire est l’humanisme, le point de vue selon lequel la moralité est fondée exclusivement sur des considérations touchant au bien-être humain. L’intelligence humaine étant limitée, lorsque les normes, les principes et les actions dérivent de la détermination par des hommes des conditions du bien-être humain, il n’y a aucune garantie absolue que les conséquences seront réellement en accord avec les idéaux humains. Mais c’est chose tout à fait différente quand les critères du bien et du mal sont dérivés d’une source surnaturelle.
Dans ce cas il devient tout à fait possible que des dispositions qui entraînent manifestement la souffrance humaine soient préconisées ou mises en oeuvre avec un sentiment de piété et de droiture. Je donne un exemple. Supposons que l’on en vienne à croire que c’est la volonté de Dieu que les êtres humains se multiplient sans aucun contrôle artificiel. Supposons en outre, que la volonté de Dieu soit tenue comme ce qui définit l’acte moralement bon ou mauvais et, pour finir, que l’on puisse montrer qu’à moins d’être artificiellement contrôlée, la croissance numérique de notre espèce conduirait à la misère. Il serait toujours mauvais, du point de vue de cette moralité surnaturelle, de chercher à contrôler notre nombre par des dispositifs artificiels et il serait tout de même conforme à la piété de l’affirmer de cette façon.
Il a été souvent dit que nos conceptions traditionnelles sont profondément humanistes. En ce qui concerne les fondements de l’éthique traditionnelle, cette affirmation me paraît pleinement justifiée. La conception traditionnelle des fondements de la moralité est à ce propos résolument non-surnaturelle. Ce qui ne signifie nullement qu’il soit possible de trouver des théories humanistes raffinées dans les sources traditionnelles. Mais quiconque se penche sur nos manières traditionnelles de concevoir la moralité est susceptible d’être frappé par la constante préoccupation du bien-être humain. Ce qui est moralement bon, c’est ce qui convient à l’être humain; c’est ce qui est décent – qui apporte la dignité, le respect, le contentement, la prospérité, la joie, à l’homme et à sa communauté. Ce qui est moralement mauvais c’est ce qui apporte la misère, le malheur, et le déshonneur. Naturellement, la conduite immorale est perçue comme détestable à Dieu, l’Etre suprême, ainsi qu’aux divinités inférieures. Mais l’idée sous-jacente n’est pas que quelque chose est bien parce que Dieu l’approuve mais plutôt que Dieu l’approuve parce que c’est bien, en premier lieu ; une distinction comparable à celle faite de façon remarquable par Socrate16 dans le contexte d’une culture différente, mais qui ne vient pas aisément à l’esprit de tout le monde.
Il y a une tendance esthétique dans notre pensée morale traditionnelle qui mérite une mention spéciale. Comme nous l’avons déjà remarqué, ce qui est bien est conçu comme ce qui est convenable (nea efata en Akan); et ce qui est convenable, c’est ce qui est beau (nea εyε fε). Il y a, certes, des analogies esthétiques dans le langage moral d’autres cultures. Mais elles sont traitées avec beaucoup de sérieux et se révèlent d’une pertinence morale très étendue dans notre pensée traditionnelle. Cette orientation esthétique de notre tradition est évidemment d’un tenant avec son anti-surnaturalisme. Je crois que cette absence de surnaturel dans notre éthique traditionnelle est un aspect de notre culture que nous devons aimer et protéger des influences étrangères.
J’ai parlé à plusieurs reprises de notre culture traditionnelle. Je ne prétends pas dire par-là que la totalité du Ghana (ou de façon plus invraisemblable encore, la totalité de l’Afrique) a une culture traditionnelle homogène. Il y a au Ghana une variété de groupes ethniques avec des cultures traditionnelles qui diffèrent à maints égards. Néanmoins, il y a des affinités fondamentales qui lient ces cultures et qui justifient de parler d’une culture traditionnelle ghanéenne. Pour la même raison, l’on pourrait parler de la culture traditionnelle africaine, avec toutefois une atténuation plus considérable du contenu. Dans son livre peu connu, Ghana’s Heritage of Culture, le regretté Kofi Antubam, combinant l’intuition d’un artiste de génie avec un enthousiasme anthropologique intense pour la culture de sa terre natale, a tenté de procéder à un inventaire des éléments communs fondamentaux sur la base desquels une culture ghanéenne globale pourrait être définie. En guise de préliminaire il a proposé une liste de ce qu’il appelle « certains aspects communs de la vie et de la culture africaine » , énumération dans laquelle il mentionne la croyance forte de l’Africain en l’existence et la puissance d’une hiérarchie d’êtres spirituels dirigés par un Dieu omnipotent; sa croyance en la vie après la mort, sa coutume ‘communaliste’ de partager la terre et la propriété en général avec des proches, sa spontanéité et son franc-parler, sa tendance à ‘revêtir toutes les conceptions qui lui sont chères de symboles verbaux et graphiques’ et d’attacher généralement des significations aux formes artistiques, son goût prononcé pour les couleurs vives et sa capacité à endurer de longues souffrances, sa tendance à identifier le grand âge avec la sagesse, son habitude de donner une représentation impersonnelle des personnes à travers l’art et, pour finir, ‘sa maîtrise et son utilisation de tam-tams expressifs dans sa musique largement élaborée avec une riche variété de rythmes’ (p. 23).
Dépouillée de l’expression idiosyncrasique qui transparaît légèrement dans la paraphrase ci-dessus et plus amplement dans la citation qui suit, la liste d’Antubam est probablement incontestable. Mais quand il se penche exclusivement sur le Ghana il devient un tantinet myope. En reproduisant sa liste ici, je prends de légères libertés quant à l’ordonnancement, mais pas avec les mots. ‘Le Ghanéen d’aujourd’hui,’ déclare-il, est confronté aux traditions d’une culture qui défend entre autres les valeurs contenues dans la croyance et les pratiques suivantes:
(1) l’idée de l’existence d’un Grand Dieu Unique en tant que membre à part entière de la société à la différence de l’idée occidentale et chrétienne de Dieu restant à distance dans le ciel, dans la communauté des esprits bienheureux, tournant ses regards vers le bas, sur les mauvais en Enfer, tout en cherchant à régir un mélange de pécheurs et de justes sur terre;
(2) la croyance en la perpétuité de la vie, constituée d’un cycle de naissance, vie, mort et d’une période d’attente dans une sorte d’existence spirituelle universelle avec un état subséquent de réincarnation, par lequel il est possible de changer son sort pour le meilleur ou pour le pire;
(3) la croyance en la sainteté de l’homme par rapport à la femme dans la société;
(4) la croyance en l’idée que l’homme est engendré sans péché, et qu’il reste ainsi jusqu’à ce qu’il soit impliqué dans certaines circonstances de la vie qui le corrompent, par opposition à l’idée judéo-chrétienne de l’homme qui naît avec le péché originel dont on dit qu’il l’a hérite de ses ancêtres Adam et Eve;
(5) l’idée de la beauté de la pensée, du discours, de l’action et de l’apparaître comme préalable fondamental et nécessaire à l’accession aux hautes fonctions de gouvernement;
(6) la capacité à concevoir des enfants comme exigence indispensable pour la continuation du mariage;
(7) l’importance du mariage comme critère définissant le statut social;
(8) le principe de l’âge comme critère essentiel de la sagesse;
(9) la tendance à faire ressortir, dans toutes les formes d’art, la qualité de la signification comme critère de beauté et de vertu par opposition au sempiternel slogan de l’art pour l’art, qui tend à rendre la vie moderne en Europe si grossière qu’elle en vient à ressembler à celle des bêtes des champs;
(10) la spontanéité de l’expression libre [dont la carence] est la plus grande faiblesse de la diplomatie occidentale moderne;
(11) la conception particulière qu’il est déplacé et inconvenant d’exprimer sa reconnaissance peu après avoir reçu de la nourriture d’un voisin.
Jusqu’ici, la liste paraît irréprochable ; cependant la manière propre d’Antubam de donner vie à une idée le conduit parfois à l’exagération. Par exemple, sa proposition que les Ghanéens croient traditionnellement en la ‘sainteté de l’homme par opposition à la femme’ est une curieuse exagération de l’idée traditionnelle selon laquelle il est spirituellement défavorable d’entretenir des rapports avec les femmes dans certaines circonstances. En outre, il est assurément excessif d’indiquer que la capacité de concevoir est une condition nécessaire pour la continuation du mariage dans la société ghanéenne traditionnelle. Le divorce peut de façon générale être concédé quand cette condition fait défaut, mais cela n’est pas obligatoire. En ce qui concerne ses contrastes, il est évident, par exemple, que la remarque selon laquelle la notion de l’art pour l’art rend la vie moderne en Europe si grossière qu’elle n’est pas différente de celle des bêtes des champs doit être mise au compte des idiosyncrasies d’un génie nerveux. Une fois qu’on a procédé aux amendements appropriés, la liste donne une impression raisonnablement authentique de quelques aspects de la culture globale du Ghana.
Toutefois, Antubam continue d’énumérer d’autres éléments d’une universalité douteuse au Ghana. Il mentionne des choses telles que l’association de la main droite avec le sexe opposé et avec l’inconvenance en général; l’intolérance sévère des hommes à l’égard du langage effronté chez les femmes; la coutume d’hériter des tabous de son ascendance patrilinéaire et de la propriété de l’ascendance matrilinéaire; l’utilisation d’une semaine de sept jours et d’un calendrier mensuel de quarante jours et la conception de la société en termes de sept clans. (Ibid., pp 28-9) Bien que ces idées et usages ne soient pas tout à fait universelles au Ghana, elles sont importantes dans le contexte actuel car elles ont une certaine résonance pour une grande majorité de Ghanéens.
En référence à la liste d’Antubam le sociologue ghanéen E. H. Mends dans un article fort intéressant intitulé ‘Some Basic Elements in the Culture of Ghana’17 commente: « Bien qu’Antubam mérite d’être félicité pour avoir détaillé ces points, j’indiquerais pour ma part que certaines de ces caractéristiques sont fausses et d’autres uniquement applicables à l’Akan et ne peuvent, de ce fait, être généralisées et étendues aux autres groupes ethniques. » Dans cet article Mends ne détaille pas ce commentaire mais il a indiqué dans une conversation qu’il serait tout à fait d’accord sur le fond avec les remarques que j’ai faites ci-dessus.
Mends a proposé sa propre liste de caractéristiques culturelles ghanéennes. Elle contient six articles dont les deux derniers sont des reproductions, avec la reconnaissance due, des éléments contenus dans la liste d’Antubam. Je cite à présent Mends:
(1) L’insistance ou l’importance qui est attachée à la vie de groupe.
(2) L’importance de la parenté telle que représentée sous la forme institutionnelle du système de famille étendue sans préjudice des différents systèmes de succession.
(3) La chefferie et sa signification symbolique.
(4) La prédominance et l’accent mis sur la cérémonie et le rituel dans plusieurs aspects de la vie sociale.
(5) L’idée de la beauté du discours, de la pensée, de l’action et de l’apparence comme préalable à la nomination à une haute responsabilité.
(6) La tendance à insister, dans toutes les formes d’art, sur la qualité de la signification comme critère de beauté et de vertu.
Comparée à la liste d’Antubam celle-ci paraît nettement plus sobre. Elle est quelque peu austère dans son économie mais, néanmoins, plus complète dans sa portée. Les deux listes ont cependant un certain mérite en commun sur lequel je voudrais insister. Toutes deux démontrent une conscience avertie du caractère large de la culture. Elles prouvent une perception du fait que la culture signifie plus que l’art, la chanson et la danse. On pourrait penser a priori que cela est évident. Mais en Afrique aujourd’hui, précisément au Ghana, ce truisme est en danger d’être oublié, et il y a justement-là, par conséquent, justification suffisante pour la prospecter plus sérieusement. La culture d’un peuple est sa façon globale de vivre, et ceci peut être perçu aussi bien dans son travail et ses loisirs que dans sa manière propre d’adorer et de courtiser18; on le voit également dans sa manière d’étudier la nature et d’en utiliser les possibilités comme aussi dans la manière dont les membres de ce peuple se perçoivent eux-mêmes et interprètent leur place dans la nature. Mais ce n’est pas tout. Pour se faire une idée adéquate de la culture d’un peuple, on doit tenir compte de la façon dont il se loge et s’habille; sa manière de conduire la guerre et d’arranger la paix; ses systèmes politiques, d’éducation, de récompense et de punition, ainsi que la manière dont il réglemente généralement les relations interpersonnelles. On doit également chercher à comprendre l’idéologie qui sous-tend ses institutions et ses pratiques. Tout ceci, et peut-être plus, est à prendre en compte quand on parle d’une culture. Pourtant, dans ce pays, il est plutôt commun de penser seulement aux tambours et à la danse quand on parle de culture. Aucune politique culturelle basée sur une conception aussi étriquée n’est vraiment susceptible d’être utile, d’autant plus que jouer les tambours et danser ne sont pas des activités dans lesquelles notre culture a particulièrement besoin d’être promue.
Si nous revenons maintenant, avec une conception élargie de la culture, aux listes d’Antubam et de Mends, il y a certaines choses que nous pourrions ajouter, en partie dans leur élaboration et en partie du point de vue de la complémentarité, bien que nous ne puissions être en mesure, en raison de notre objectif limité dans cet exposé, d’atteindre une quelconque intelligibilité adéquate. Nous pourrions ajouter (dans un ordre aléatoire) des choses telles que la bonté envers les étrangers, la révérence pour les ancêtres et aux proches disparus dont on croit qu’ils peuvent avoir une certaine influence sur l’existence; les rituels raffinés du deuil19; la croyance en l’existence et l’influence de divinités perçues comme des lieutenants d’un Dieu suprême, ainsi qu’en la sorcellerie comme en une variété d’esprits, fétiches et puissances, à la fois bons et mauvais; la notion selon laquelle les êtres humains sont venus au monde avec un destin inaltérable programmé d’avance par Dieu; la tendance d’insister, non seulement dans les formes artistiques mais dans diverses autres pratiques, sur la qualité de la signification; l’institution de la polygamie et la haute estime pour la famille nombreuse; le sens fort du rythme tel qu’il se manifeste non seulement dans la musique et la danse mais également dans l’allure des femmes, par exemple; l’accent mis sur la beauté et l’exactitude du discours comme condition non seulement d’accès aux hautes fonctions de gouvernement mais également de révérence sociale générale; l’influence des mythes, du totémisme et des tabous sur la pensée et l’action; la signification religieuse prêtée au rôle du chef20, avec une révérence et une soumission totales à son autorité, hormis les cas où son prestige est entaché par sa propre méchanceté ou ses méfaits; la haute estime de l’effort de groupe et une grande capacité de réconciliation même après le conflit le plus violent ou la dissension la plus amère; l’éducation des enfants par le processus informel de l’éducation journalière plutôt que par les institutions formelles; la dépendance à l’égard des récits oraux plutôt qu’écrits.
Étroitement lié à ce dernier point subsiste peut-être encore l’ajout le plus important qui mériterait d’être fait. Il concerne notre mode traditionnel de compréhension, d’usage et de maîtrise de la nature externe et d’interprétation de la place que l’homme y occupe. Ce mode est commun non seulement aux peuples du Ghana mais également à l’ensemble des Africains. C’est le mode intuitif, essentiellement non analytique, non scientifique. Senghor a été critiqué pour l’avoir signalé à plusieurs reprises. Sur la réalité de cette attitude d’esprit il est toutefois, à mon sens, peu sujet à la critique. Il a tendance cependant, à exagérer le rôle de l’émotion dans la pensée des Africains, et il a même semblé incliné à postuler un fondement biologique aux supposés caractères distinctifs des conceptions africaines, d’une manière qui fait peu de crédit de sa grande érudition. C’est presque comme s’il avait tenté d’exemplifier dans sa propre pensée et ses discours la carence de l’habitude analytique qu’il a attribuée à la constitution biologique de l’Africain. Plus sérieusement, Senghor a célébré le fait que notre esprit (traditionnel) est d’un penchant non analytique; ce qui est très malheureux, eu égard au fait que la carence de cet attribut mental représente, plus que toute autre chose, un handicap.
Table des matières
– Présentation de l’auteur
– Introduction
Première partie : « Philosophie et culture en Afrique»
I- Introduction
II- Philosophie et Culture en Afrique
Deuxième partie: « Universaux Culturels et particularisme»
I- Introduction : L’Universel et le Particulier
A- Religion et moralité
B- Contrastes conceptuels
C- Démocratie et droits de l’homme
II- Une conception philosophique de la communication humaine
III- Y a-t-il des universaux culturels ?
IV- Les fondements biologiques des normes universelles
Troisième Partie : Explication et commentaire
I- Les Universaux en philosophie
A- Socrate et l’obsession du concept
B- La querelle des universaux
II- Universalisme et particularisme dans la perspective de Kwasi Wiredu
III- Philosophie, développement scientifique et technologique en Afrique
A- Pensée traditionnelle africaine et modernité
B- Exigence scientifique, mentalité intuitive et développement endogène
– Conclusion
– Bibliographie
– Table des matières
Télécharger le rapport complet