Philosopher à partir d’œuvres pour la jeunesse pour redonner de la « saveur aux savoirs »
L’enfant dès son plus jeune âge serait porteur d’interrogations existentielles, métaphysiques. De plus, nous avons mis en évidence la nécessité de prendre en compte l’aspect affectif d’un élève qui est aussi un enfant. Enfin, nous avons tenté d’en savoir plus quant à la nature de l’intrication qui existe entre les apprentissages au sens où on entend ce terme couramment et cet affectif plus irrationnel du domaine de l’imaginaire, des peurs, des angoisses, de l’universel, le tout regroupé dans ce que Charlot a nommé « le rapport au savoir1 . » Finalement, nous allons nous demander ce que l’on transmet à un enfant lorsque nous lui lisons une histoire et comment lui-même reçoit cette œuvre en tant que sujet porteur d’interrogations métaphysiques. Les tensions problématiques seront donc celles de l’individuel/collectif et de l’imaginaire/réalité. Il s’agira tout d’abord de questionner ce lien qui peut se faire entre la nécessité pour les enfants dès le plus jeune âge de poser des questions existentielles et la pratique de la philosophie qui représente un cadre pour accueillir ces questions tout en leur proposant la capacité d’en débattre. Cela amènera ensuite une réflexion quant à ce qui, dans les fictions, permet d’engendrer une discussion philosophique et ainsi provoquer l’émergence d’une pédagogie de la question, apte à prendre en compte les changements structurels actuels tels qu’ils ont été évoqués précédemment pour permettre à l’enfant de se construire et de mettre de la distance entre ce qui le subjugue et qu’il devra d’une certaine manière éloigner pour devenir homme et lui-même. Avant tout, il faut poser la question avec Edwige Chirouter qui, dans son ouvrage Aborder la philosophie en classe à partir d’albums de jeunesse2 , se demande : les enfants peuvent-ils philosopher ? L’auteure nous rappelle qu’il ne suffit pas de discuter d’un thème philosophique pour philosopher. En effet, philosopher impliquerait une rigueur intellectuelle et des compétences spécifiques. Michel Tozzi, cité par Edwige Chirouter résume ces compétences à trois exigences : « – problématiser (être conscient des enjeux de la question posée, être capable de déterminer quels sont les présupposés et les conséquences des idées énoncées) ; – conceptualiser (définir ce dont on parle, se mettre d’accord par exemple sur ce que l’on entend par « liberté » ou « amitié ») ; – Argumenter (justifier son propos par un exemple, un contre-exemple, un raisonnement logique, une démonstration) 1 . » Cela implique donc qu’il faille apprendre à philosopher. Alors pourquoi s’obstiner à mettre l’enfant dans une telle démarche a priori bien trop complexe pour lui ? Karl Jaspers dans Introduction à la philosophie avance que la plupart des questionnements des enfants sont des interrogations philosophiques2 . Et, comme le souligne Boimare, ne pas apporter d’outils à l’enfant pour l’aider à faire avec ces questionnements entraîne l’angoisse et la peur avec comme conséquence d’empêcher l’apprentissage de notions nouvelles. C’est aussi dans ce sens que va Pierre Hadot lorsqu’il nous apprend que « la pratique de la philosophie est un effort pour prendre conscience de nous-mêmes, de notre être-au-monde3 », condition pour l’accès à une construction identitaire efficace, éloigné de toute forme d’aliénation ou de manipulation. Ainsi, cette pratique de la philosophie en classe intéresse grandement notre propos car elle est à même d’accueillir les interrogations des élèves dans un processus de rencontre avec autrui où la parole de chacun est considérée. Philosopher, ce serait tout sauf donner des réponses « d’adultes » toutes faites, parfaitement subjectives et potentiellement aliénantes mais, au contraire, amener l’enfant à considérer ses interrogations en l’aidant à construire des outils qu’il intériorisera peu à peu. Et pour Anne Lalanne, l’enjeu est immense : il faut permettre de mettre en mots sa pensée car tant qu’elle n’est pas mise en mots, elle n’existe pas : parler pour exister4 . Il s’agit donc ici de redonner la part belle au langage dans la classe, non pas seulement le langage dont il faudrait « simplement » saisir la mécanique mais surtout le langage qui fonde l’humanité de l’être. Cela dit, on sait que l’enfant d’âge scolaire, celui qui nous intéresse ici, est encore très dépendant de son expérience personnelle. Il éprouve également des difficultés pour accéder à une forme d’abstraction. C’est la raison pour laquelle il paraît difficile de partir d’une question très abstraite pour engager un travail philosophique ..C’est là qu’intervient la littérature de jeunesse. En effet, pour Edwige Chirouter, le texte littéraire est un support privilégié pour apprendre à philosopher. L’enfant, justement du fait de sa difficulté naturelle à sortir de sa subjectivité avec tout ce que cela implique lorsque cette dernière est teintée de souffrances parfois immenses liées à son début de vie personnelle, ne peut s’en défaire. A cela, vient s’ajouter une expérience du monde forcément limitée. C’est pourquoi, il faut lui donner des outils qui l’amèneront progressivement à affiner son raisonnement et à l’émanciper de son seul point de vue tout en prenant appui sur ce qu’il sait du monde, de son monde. Or, la littérature de jeunesse ne se contente pas de déformer la réalité (caractéristique nécessaire pour se développer) mais la révèle dans ce qu’elle a de plus profond. En effet, toujours selon l’auteure, « elle établit un pont entre l’expérience singulière – qui, par son caractère trop intime, empêche la prise de recul et l’analyse – et le concept – qui, par sa froideur, peut nuire à l’implication personnelle1 ». Cette médiation culturelle implique une rencontre entre l’enfant et l’œuvre. Ainsi, d’un maître qui déverse son savoir chez un enfant passif dans une position frontale et verticalement hiérarchisée, l’on passe à une démarche plus horizontale où le maître provoque des rencontres dont il se porte garant et dont les enfants pourront extraire des vérités les concernant, concernant le monde et ses grands questionnements, tout cela en fonction de leurs problématiques du moment. Comme le dit Astolfi, il s’agit d’exposer la classe aux savoirs plutôt que d’exposer des savoirs à la classe2 : cela revient à renoncer à des conceptions simplistes de la transmission, confondant enseigner et apprendre, accomplir une tâche et atteindre un objectif, se focaliser sur les bases, les prérequis, la motivation des élèves. Le maître joue ici le rôle de médiateur. Il est un guide, garant des règles qui permettront cette rencontre en toute sécurité. Il n’est pas non plus un psychanalyste qui interprèterait les propos qui feraient surface en lien avec les vies singulières de ses élèves car sa position de médiateur l’en empêche, ce n’est pas son rôle. Mais alors, qu’est-ce qui, dans la littérature enfantine, permettrait à l’enfant singulier de se construire en tant qu’être humain autonome et épanoui, le tout dans un cadre scolaire ?