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Le nom propre comme γλῶττα
Les scholies, et les commentaires des époques ultérieures, nous ont laissé des traces de ce que fut la γραμματική alexandrine à ses débuts, dans les premières années du IIIe siècle av. J.-C. On est frappé par l’importance qu’elle semble accorder à cette catégorie de mots que nous appelons « noms propres ». Ainsi, une citation d’Apollodore, disciple d’Aristarque, dans la Géographie de Strabon (VII, 3, 6) nous renseigne sur le travail de Callimaque en tant que philologue :
Καὶ τοῖς μὲν ἄλλοις συγγνώμην εἶναι, Καλλιμάχῳ δὲ μὴ πάνυ μεταποιουμένῳ γε γραμματικῆς, ὃς τὴν μὲν Γαῦδον Καλυψοῦς νῆσόν φησι, τὴν δὲ Κόρκυραν Σχερίαν.
Et [Apollodore] affirme que, contrairement à d’autres, Callimaque est absolument impardonnable lorsqu’il dit que Gaûlos est l’île de Calypso et Corcyre Schérie, alors qu’il a la prétention d’être un grammairien.
L’interprétation des toponymes est considérée par Apollodore comme un aspect fondamental de la γραμματική. Un fragment de l’Hécalé, difficile à situer dans l’ensemble du poème, confirme l’importance que revêtaient les questions d’onomastique pour Callimaque (fr. 302, 1-3 Pf. = 103 H.):
οἵ νυ καὶ Ἀπόλλωνα παναρκέος Ἠελίοιο
χῶρι διατμήγουσι καὶ εὔποδα Δηωίνην
Ἀρτέμιδος
…ceux, pour sûr, qui distinguent à la fois Apollon d’Hélios tout puissant et la fille de Déo au beau pied d’Artémis…
Il existe également de nombreuses traces, dans les scholies, de controverses sur l’interprétation des épithètes divines, comme nous le montre ce passage, vraisemblablement tiré du Περὶ θεῶν d’Apollodore27 (schol. Il., V, 422) :
Ἐπεί τοι καὶ ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις, ἀπὸ τῆς ἐνεργείας, ἡ ἀπαλάλκουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους. Οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις, οἵ φασιν, ἀπὸ Ἀλαλκομενοῦ τινὸς εἰρῆσθαι. Οὐδ’, ὡς Ἐρατοσθένης παρήκουσεν Ὁμήρου, εἰπόντος, Ἑρμείας ἀκάκητα•ὁ ἀπὸ Ἀκακησίου ὄρους. Ἀλλὰ, ὁ μηδενὸς κακοῦ μεταδοτικός. Ἐπεὶ καὶ δοτὴρ ἐάων.
Car l’expression « Athéna Alalcoménéenne », d’après ceux qui raisonnent bien vient de l’activité de la déesse, elle qui repousse avec sa propre force les ennemis. Nous ne nous fions pas en effet aux néôteroi, qui affirment que l’expression vient d’un endroit appelé Alalcoménos. Nous ne les suivons pas non plus, car Ératosthène a mal compris Homère, en disant qu’Hermès akakèta vient du mont Akakèsios. L’adjectif vient plutôt de ce qu’il ne cause aucun mal, car il est pourvoyeur de biens. Parmi les νεωτέροι mentionnés par cette scholie se trouve Ératosthène, un contemporain de Callimaque. L’intérêt particulier des Alexandrins pour les noms28 transparaît également en plusieurs endroits des Hymnes, comme ce passage de l’Hymne à Artémis (v. 170-174) :
ἡνίκα δ᾽ αἱ νύμφαι σε χορῷ ἔνι κυκλώσονται
ἀγχόθι πηγάων Αἰγυπτίου Ἰνωποῖο
Πιτάνης ῾καὶ γὰρ Πιτάνη σέθεν᾽ ἢ ἐνὶ Λίμναις,
ἵνα, δαῖμον, Ἀλὰς Ἀραφηνίδας οἰκήσουσα ἦλθες ἀπὸ Σκυθίης, ἀπὸ δ᾽ εἴπαο τέθμια Ταύρων
Quand les nymphes t’entourent de leur chœur, près des sources de l’Inopos Egyptien, près de Pitanè, -car Pitanè est aussi à toi-ou à Limnai ou à Halai Araphénides, là où, déesse, tu vins résider à ton retour de Scythie et où tu répudias les rites tauriques
Les lieux homonymes, nombreux dans la géographie grecque, représentaient un problème pour les γραμματικοί, désireux de rattacher le texte au monde réel29. Sans doute ce genre de difficultés s’était rencontrée à la lecture des vers suivants de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide (v. 1450-1453) :
À partir de maintenant, le terme « nom », s’il est employé seul, servira à désigner le nom propre.
En témoigne cette citation d’Apollodore par Strabon (VIII, 3, 6) : « Ἀπολλόδωρος δὲ διδάσκων ὃν τρόπον ὁ ποιητὴς εἴωθε διαστέλλεσθαι τὰς ὁμωνυμίας, οἷον ἐπὶ τοῦ Ὀρχομενοῦ τὸν μὲν Ἀρκαδικὸν πολύμηλον καλῶν τὸν δὲ Βοιωτιακὸν Μινύειον, καὶ Σάμον Θρηικίην συντιθείς· μεσσηγύς τε Σάμοιο καὶ Ἴμβρου, ἵνα χωρίσῃ ἀπὸ τῆς Ἰωνικῆς, οὕτω φησὶ καὶ τὴν Θεσπρωτικὴν Ἐφύραν διαστέλλεσθαι τῷ τε τηλόθεν καὶ τῷ· Ποταμοῦ ἄπο Σελλήεντος. » « Apollodore montre de quelle manière Homère a coutume de distinguer les homonymes : par exemple, pour « Orchomène », Homère appelle celle d’Arcadie « polumèlos » et celle de Béotie « Minyenne » ; et compose l’expression : « entre Samos et Imbros » pour séparer la Samos Thrace de la Samos Ionienne. Apollodore dit de même qu’Homère distingue l’Éphyre Thesprotique par l’expression « de là-bas » ou « du fleuve Selléïs ».
χῶρός τις ἔστιν Ἀτθίδος πρὸς ἐσχάτοις
ὅροισι, γείτων δειράδος Καρυστίας,
ἱερός, Ἁλάς νιν οὑμὸς ὀνομάζει λεώς·
ἐνταῦθα τεύξας ναὸν ἵδρυσαι βρέτας
Il est une terre près des dernières limites de l’Attique, une terre sacrée voisine du mont carystien, Halai est le nom que lui donne mon peuple : là, bâtis un temple, et places-y la statue
Il existait en Attique deux dèmes nommés « Halai »30. Le syntagme Ἀλαὶ Ἀραφηνίδες dans le poème de Callimaque, est donc très probablement une allusion à une dispute visant à déterminer de quelle Halai parle Euripide. Il en va de même dans l’Hymne à Délos, où l’on trouve le toponyme Ἐφύρη (v. 42-43) :
….καὶ ἐξ Ἐφύρης ἀνιόντες
οἱ μὲν ἔτ’ οὐκ ἴδον αὖθι,…
La cité d’Éphyra apparaît en plusieurs endroits de l’Iliade. Une scholie nous apprend que la localisation de cette cité a occupé les philologues antiques (schol. Il., VI, 152b) :
ἔστι πόλις Ἐφύρη <μυχῷ Ἄργεος ἱπποβότοιο>: ὅτι Ἔφυραν τὴν Κόρινθον ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου εἶπεν. Ἔστι δὲ καί τις Θεσπρωτίας Ἔφυρα πόλις.
il est une ville, Éphyra, au fond de l’Argolide nourricière de cavales » : le poète appelle en effet Corinthe « Éphyra » quand il fait parler un personnage. Il y a aussi une Éphyra de Thesprotie.
En situant Éphyra dans le nord-est du Péloponnèse, Callimaque l’identifie également à Corinthe, et manifeste sa participation à une discussion savante sur l’onomastique. On ajoutera que parmi les ὀνομαστικά rédigés par Callimaque, trois portent des noms propres : la Fondation des îles et des cités et leurs changements de noms, Sur les nymphes, et Sur les fleuves du monde habité.
La place que semble avoir prise l’onomastique dans la première γραμματική alexandrine s’explique assez aisément : notre catégorie du nom propre n’est pas sans rapport avec les γλῶτται étudiées par les savants du Musée. On peut même dire que le nom propre est la γλῶττα par excellence, car il est le mot susceptible de poser le plus de problème au philologue.
Steph. Byz., s.v.
Il est en effet souvent très difficile de reconstituer ce qu’il recouvre quand on le rencontre dans un texte. Dans sa Grammaire du nom propre 31, Marie-Noël Gary-Prieur explique :
Il est vrai de n’importe quelle unité lexicale que son interprétation dans un énoncé dépend dans une certaine mesure du contexte : c’est le contexte par exemple qui réduit la polysémie des noms et des verbes. Mais la dépendance du nom propre au contexte est d’une autre nature : dans la mesure où le nom propre n’est associé à aucun concept, son interprétation est entièrement régie par le contexte. »
Ce constat part d’une certaine définition du nom propre, que nous ferons nôtre dans cette étude32 : contrairement aux autres mots, la langue n’a associé au nom propre aucun signifié33. Aristote remarquait déjà dans sa Poétique (1457a 13-14) :
…ἐν τῷ Θεόδωρος τὸ δωρος οὐ σημαίνει.
…dans le nom Θεόδωρος, -δωρος ne signifie rien.
Tout se passe comme si les signifiés que la langue attribuait à θεός (« dieu ») et à δῶρον (« don ») étaient oblitérés : on admet tacitement que Θεόδωρος ne signifie rien, pour lui permettre de désigner un individu singulier. Ces considérations nous conduisent à adopter la définition suivante34 : « le nom propre est un mot dont on a oublié la signification », étant entendu que cet oubli peut être tout à fait volontaire. On voit bien, dès lors, dans quelle mesure le nom peut opposer une résistance aux efforts de l’interprète : on sait ce à quoi se réfère le mot « oiseau », car cela a été fixé à l’avance par la langue. En revanche, il est impossible de savoir d’emblée quel est le référent du nom « Délos » : est-ce un dieu, un homme, un lieu ? Pour le savoir, il faut que je rencontre l’être nommé « Délos » dans mon expérience, qui n’est pas nécessairement une expérience partagée. Autrement dit, la compréhension du nom propre est étroitement liée au contexte d’énonciation, et aux connaissances que l’on suppose communes aux interlocuteurs. Une fois que le contexte d’énonciation disparaît, il devient très difficile de savoir à quoi le nom se réfère, et c’est ainsi que les γραμματικοί pourront disserter longuement sur la localisation de Schérie, l’île des Phéaciens dans l’Odyssée35, ou se demander si les noms Ἡλίος et Ἀπόλλων désignent le même individu.
Il peut arriver néanmoins aussi que le sens d’un mot se perde. Les γλῶτται étudiées par les érudits alexandrins ont souvent subi un pareil sort : parce qu’ils sont peu usités, ou d’origine dialectale, leur signification est devenue opaque, et doit être restaurée. L’étymologie vient alors au secours du philologue : les grammairiens du Musée l’utilisaient pour deviner, par rapprochement, le sens d’un terme. Philoxène, un grammairien alexandrin du Ier siècle av. J.-C., nous fournit un exemple de cette pratique : il explique les termes homériques ἀμολγός et ἀβρότος36 de la façon suivante37 (fr. 435, 3-4) :
ἀμολγῷ• … Φιλόξενος δὲ ἐν ᾗ οὐδεὶς μολίσκει• ἀμολὸς καὶ ἀμολγός. Kαὶ ἀβρότη γὰρ ἐν ᾗ βροτοὶ οὐ φοιτῶσιν.
ἀμολγῷ : … selon Philoxène, « là où personne ne va et vient (μολίσκει) », d’où les termes ἀμολὸς et ἀμολγός. De même ἀβρότη : « là où les mortels (βροτοὶ) ne vont pas ».
Le sens de ἀμολγός est dégagé par la mise en évidence d’un lexème38 commun avec le verbe μολίσκω : /mol/ véhicule le sème « mouvement », ce qui permet de resémantiser ἀμολγός, en lui donnant le sens de « sans mouvement » (ἀ-μολ-). On touche là le deuxième point commun de la γλῶττα avec le nom propre : celui-ci aussi est un mot qui a perdu son sens, mais qui peut le retrouver, par des rapprochements avec d’autres termes. Le nom est en effet constitué des mêmes éléments phonétiques que les autres mots : en étant attentif aux sons ou aux lettres dont il est constitué, on peut y apercevoir des lexèmes inhibés, et procéder ainsi sa resémantisation ou « remotivation ». Il suffit ainsi de mettre côte à côte dans un énoncé δῶρον et Θεόδωρος pour rappeler que ce dernier vocable a signifié « don d’un dieu ».
La catégorie de nom propre et celle de γλῶττα ont ainsi des propriétés communes : tous deux résistent à la compréhension et se prêtent à l’interprétation. Il est permis de supposer que, parmi les mots rares étudiés par les Alexandrins, les grammairiens modernes auraient compté beaucoup de noms propres. Ces derniers sont d’ailleurs, au même titre que les γλῶτται, employés comme ornements du style par les poètes. De cette fonction esthétique du nom propre, on trouvera un exemple dans une pièce attribuée à Théocrite ou à l’un de ses imitateurs, et à laquelle on se réfère comme à l’« Idylle XXV » (v. 162-185) :
ξεῖνε, πάλαι τινὰ πάγχυ σέθεν πέρι μῦθον ἀκούσας, εἰ περὶ σεῦ, σφετέρῃσιν ἐνὶ φρεσὶ βάλλομαι ἄρτι. Ἤλυθε γὰρ στείχων τις ἀπ’ Ἄργεος—ἦν νέος ἀκμήν— ἐνθάδ’ Ἀχαιὸς ἀνὴρ Ἑλίκης ἐξ ἀγχιάλοιο, (165) ὃς δή τοι μυθεῖτο καὶ ἐν πλεόνεσσιν Ἐπειῶν
οὕνεκεν Ἀργείων τις ἕθεν παρεόντος ὄλεσσε
θηρίον, αἰνολέοντα, κακὸν τέρας ἀγροιώταις,
κοίλην αὖλιν ἔχοντα Διὸς Νεμέοιο παρ’ ἄλσος.
“οὐκ οἶδ’ ἀτρεκέως ἢ Ἄργεος ἐξ ἱεροῖο (170)
αὐτόθεν ἢ Τίρυνθα νέμων πόλιν ἠὲ Μυκήνην•”
ὣς κεῖνος ἀγόρευε• γένος δέ μιν εἶναι ἔφασκεν,
εἰ ἐτεόν περ ἐγὼ μιμνήσκομαι, ἐκ Περσῆος
ἔλπομαι οὐχ ἕτερον τόδε τλήμεναι Αἰγιαλήων
ἠὲ σέ, δέρμα δὲ θηρὸς ἀριφραδέως ἀγορεύει (175)
χειρῶν καρτερὸν ἔργον, ὅ τοι περὶ πλευρὰ καλύπτει.
Εἴπ’ ἄγε νῦν μοι πρῶτον, ἵνα γνώω κατὰ θυμόν,
ἥρως, εἴτ’ ἐτύμως μαντεύομαι εἴτε καὶ οὐκί,
εἰ σύγ’ ἐκεῖνος ὃν ἧμιν ἀκουόντεσσιν ἔειπεν
οὑξ Ἑλίκηθεν Ἀχαιός, ἐγὼ δέ σε φράζομαι ὀρθῶς (180)
εἰπὲ δ’ ὅπως ὀλοὸν τόδε θηρίον αὐτὸς ἔπεφνες,
ὅππως τ’ εὔυδρον Νεμέης εἰσήλυθε χῶρον•
οὐ μὲν γάρ κε τοσόνδε κατ’ Ἀπίδα κνώδαλον εὕροις
ἱμείρων ἰδέειν, ἐπεὶ οὐ μάλα τηλίκα βόσκει,
ἀλλ’ ἄρκτους τε σύας τε λύκων τ’ ὀλοφώιον ἔθνος. (185)
Étranger, il y a bien longtemps j’ai entendu une histoire sur ton compte, s’il s’agit bien de toi, et elle me revient à l’instant à l’esprit : un homme est venu ici à pied depuis Argos – il était encore jeune –, un Achéen d’Hélicé, sur la côte. Il racontait bel et bien, et à de nombreux Épéens, qu’un Argien avait, en sa présence, tué une bête fauve, un lion terrible, monstre redouté des paysans, dont l’antre était situé près du bois sacré de Zeus Néméen.
Je ne sais pas exactement s’il était de la sainte Argos même, où s’il habitait la cité de Tirynthe, ou Mycènes », disait cet homme, mais il affirmait qu’il était de la race de Persée, du moins si je me souviens bien : je crois que l’Aigialéen qui a enduré cette épreuve n’est autre que toi; la peau de bête dont tes flancs sont entourés proclame avec éclat l’exploit valeureux qu’a accompli ton bras. Maintenant, dis-moi donc pour commencer, ô héros, pour que mon esprit soit fixé, si je devine juste ou non en disant que tu es bien cet homme dont a parlé l’Achéen d’Hélicè que nous écoutions : est-ce que je te reconnais bien ? Dis comment, de ta propre main, tu as tué cette bête redoutable, et comment elle est venue dans la région de Némée, où l’eau coule en abondance : car tu ne saurais, en Apis, trouver un tel fléau, quand bien même tu désirerais le voir ; elle n’en nourrit pas de si puissant, seulement des ours, des sangliers et la nation meurtrière des loups.
Le Péloponnèse et ses habitants reçoivent ici différentes dénominations : Ἄργεῖοι, Αἰγιαλήες, Ἀχαιός, Ἄργος, Ἀπία. Une scholie à l’Iliade nous donne une idée du travail lexicographique qui a précédé la composition de ce passage (scholies D à l’Iliade, I, v. 30) :
Ἐν τῷ Ἄργει. ὅ ἐστι, τῇ Πελοποννήσῳ νῦν καλουμένῃ. Ὁ δὲ Ἀγαμέμνων, βασιλεὺς ἦν Μυκήνης πόλεως Ἀργολικῆς. Ἰστέον δὲ, ὅτι ἡ Πελοπόννησος τὸ ἀρχαῖον Αἰγιάλεια ἐκαλεῖτο, ἀπὸ Αἰγιαλέως τοῦ υἱοῦ Ἰνάχου, τοῦ ἐν Ἄργει ποταμοῦ, καὶ Μελίας, τῆς Ὠκεανοῦ. Ὕστερον δὲ πάλιν, Ἀπία ἐκλήθη, ἀπὸ Ἀπίδος τοῦ Φορωνέως παιδός. Εἶθ’ οὕτως Ἄργος, ἀπὸ Ἄργου τοῦ Πανόπτου. Τελευταῖον δὲ πάντων, Πελοπόννησος, ἀπὸ τοῦ κρατῆσαι τῆς χώρας τὸν Ταντάλου υἱὸν Πέλοπα.
Dans Argos » : c’est-à-dire « dans ce qu’on appelle maintenant le Péloponnèse ». Or Agamemnon était roi de la cité de Mycènes, en Argolide. Il faut savoir que le Péloponnèse s’appelait jadis « Aigialée », d’après Aigialéeus, le fils d’Inachos, le fleuve d’Argos, et de Mélie, fille d’Océan. Ensuite, il fut renommé « Apia », d’après Apis, l’enfant de Phorôneus.
Puis, de la même façon, « Argos », d’après Argos Panoptès. Enfin, il fut appelé « Péloponnèse », d’après Pélops, fils de Tantale, qui était devenu le maître de la région.
Désigner le même objet par des termes différents suscite un effet esthétique : une impression de variatio par laquelle se distingue un style raffiné (ἀστεῖoς), qui échappe à la monotonie39. L’allusion aux deux valeurs du nom Ἄργος permet en outre à l’auteur de faire valoir son exactitude (ἀκρίβεια), valeur chère aux poètes alexandrins40. Y contribue également l’absence de l’appellation Πελοπόννησος, qui serait anachronique dans un récit situé chronologiquement avant l’arrivée au pouvoir des Pélopides.
Ménandre le Rhéteur voit ainsi dans les différentes appellations connues d’une région le moyen d’introduire dans le discours un effet rhétorique (Sur les discours épidictiques, 335, 24-29 Russell-Wilson) : « Μεταβολὴ δὲ παρὰ ταύτας ἁπάσας γίνεται ἐπ’ἐνίων πολλάκις περὶ τὸ ὄνομα• τὴν γὰρ αὐτὴν πόλιν ἢ χώραν ποτὲ μὲν Κραναάν, ποτὲ δὲ Κεκροπίαν, ποτὲ δὲ Ἀκτήν, ποτὲ δὲ Ἀττικήν, ποτὲ δὲ Ἀθήνας κεκλήκασι• καὶ Πελοπόννησον ποτὲ μὲν Πελασγίαν, ποτὲ δὲ Ἀπίαν, ποτὲ δὲ ἄλλο τι τοιοῦτον ».
Onomastique et idéologie.
Pour expliquer l’intérêt que les γραμματικοί portent aux noms, il est toutefois également possible d’invoquer le contexte politique dans lequel la philologie alexandrine a connu ses premiers développements. Un passage des Stromates de Clément d’Alexandrie est révélateur cet égard : il évoque les considérations d’Aristéas d’Argos, — sans doute un conseiller de Ptolémée II Philadelphe41 — et du philosophe Aristippe de Cyrène. Il s’agit de comprendre l’origine du nom Σάραπις (Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 21, 6, 106) :
Ἆπίς τε ὁ Ἄργους βασιλεὺς Μέμφιν οἰκίζει, ὥς φησιν Ἀρίστιππος ἐν πρώτῃ Ἀρκαδικῶν. Τοῦτον δὲ Ἀριστέας ὁ Ἀργεῖος ἐπονομασθῆναί φησι Σάραπιν καὶ τοῦτον εἶναι ὃν Αἰγύπτιοι σέβουσιν.
Apis, le roi d’Argos, est le fondateur de Memphis, comme le dit Aristippe dans le premier livre de ses Arcadica. Aristéas d’Argos affirme que celui-ci fut surnommé « Sarapis », et que c’est lui que les Égyptiens vénèrent.
Apis était un taureau sacré, vénéré par les Égyptiens dans le temple de Memphis, et dont le culte s’était répandu parmi Hellénomemphites, les descendants de mariages entre Grecs expatriés en Égypte et indigènes42. Ptolémée Ier fit entrer cette divinité au panthéon officiel, sous le nom de Sarapis, auquel il éleva un temple à Alexandrie, assurant ainsi la popularité de ce nouveau dieu gréco-égyptien43. Il se trouve qu’Ἆπις est aussi le nom d’un roi légendaire d’Argos, fils de Phoroneus et petit-fils d’Inachos44.
Le rapprochement opéré par Aristéas pourrait sembler parfaitement oiseux, si on ne devinait pas, à travers le commentaire érudit, la trace d’un climat politique qui nous est connu par ailleurs : à deux reprises au cours du règne de Ptolémée II, la monarchie lagide établit des liens étroits avec la cité d’Argos, qui cherchait alors à se dégager de l’impérialisme macédonien45.
L’influence des Lagides à Argos est révélée par la présence, sur la Larissa46, d’un temple consacré à des divinités égyptiennes, peut-être Isis et Sarapis47. L’assimilation du roi Apis au dieu Sarapis, deux figures qui n’ont a priori aucun rapport l’une avec l’autre, est peut-être une tentative de trouver, dans le passé mythique, le fondement d’une alliance circonstancielle. Il était d’usage, depuis l’époque classique, d’étayer les relations nouées par les cités entre elles sur les généalogies respectives de leurs dynasties, et les liens de parentés qui ne manquaient pas d’y apparaître48 : l’onomastique, et le jeu sur la similitude des noms, avait visiblement sa part dans cette rhétorique diplomatique.
De façon plus générale, l’Argolide avait toutes les raisons d’être présente dans le discours de propagande mis en place par les premiers Ptolémées : c’est d’Argos que partit Io, fille d’Inachos, pour s’installer, au terme d’un long périple, en Égypte, où elle enfanta Épaphos, fils de Zeus, qui devint lui-même pharaon49. Un descendant d’Io, Danaos, revint plusieurs générations plus tard à Argos, avec ses filles, et devint le roi de la cité, selon la tradition rapportée dans les Suppliantes d’Eschyle. L’histoire des Inachides était un moyen de justifier la présence des Grecs en Afrique du Nord. Assimiler Apis, dont une tradition, étrangère à Eschyle, faisait le fils de Phorôneus, lui-même fils d’Inachos, le premier roi d’Argos50, va dans le même sens. Elle donnait également du crédit aux prétentions des Lagides sur le trône d’Égypte : Argos est présente dans le nom même des Argéades (Ἀργεάδεις), la lignée dont prétendaient descendre les rois de Macédoine, et à laquelle les Lagides s’étaient rattachés51. Les Argéades passaient de fait pour les descendants de Téménos, l’Héraclide qui obtint le trône d’Argos52. Faire du berceau de la dynastie le lieu d’origine d’Apis-Sarapis rejoignait très opportunément les intérêts de la famille régnante. À travers la remarque d’Aristéas, se devine une politique culturelle : un pouvoir récemment établi protège et pensionne des savants, qui lui apportent en retour de quoi renforcer sa légitimité symbolique.
Table des matières
Introduction
A. Les γλῶτται et les poètes-philologues alexandrins
B. Le nom propre comme γλῶττα
C. Onomastique et idéologie
D. Le nom propre : une catégorie anachronique mais utile
E. Les Hymnes comme texte
I. Hymnes et παιδιαί
Ι.1. Philétas de Cos modèle de Callimaque
I.2. Une lecture politique et méta-poétique de l’Hymne à Zeus
I.2.1. Osiris, Dionysos, Zeus et les Lagides
I.2.2. Un dithyrambe callimachéen
I.2.3. Courètes et jeux de mots
I.3. Les παιδιαί et le style de Callimaque
I.3.1. παιδιά et χάρις
Ι.3.2. Les étymologies implicites
Ι.3.3. Relevé
I.3.4. Conclusion
I.4. Le nom au service de l’illusion mimétique
I.4.1. Le jeu de la nymphe délienne
I.4.2. Les agréments de l’expression
II. Nom et récit des origines
II.1. Le nom comme origine du récit
II.2. Le nom et l’enfance du monde
III. Nom et idéologie
III.1. Recomposer la tradition
III.1.1. Callimaque, ποιητὴς ἅμα καὶ ἱστοριογράφος
III.1.2. Permanence du nom, plasticité de la tradition
III.1.3. L’ὀνομαστικόν à l’origine du poème
III.2. Le nom comme vecteur de déplacement
III.3. Le nom comme marqueur d’identité
III.3.1. Le nom comme marqueur d’identité politique
III.3.2. Le sceau d’Apollon
Conclusion
Bibliographie
Éditions et traductions des oeuvres de Callimaque
Les Hymnes
Autres oeuvres de Callimaque
Sources anciennes
Autres
Remerciements
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