Phénoménologie de la perception

 Phénoménologie de la perception

Perception et esthétique 74 En rapportant ce qui a été dit sur la perception et son fonctionnement au musée et à l’exposition, lieu de l’étude, tenter de caractériser l’expérience phénoménologique vécue a son importance. Un musée est, à la base, un lieu contenant de l’art, il convie donc à une expérience esthétique. Or, l’expérience esthétique a ce privilège de nous rendre sensible au sensible, à l’éclat de la lumière, au timbre des sons, à la rigueur des lignes, au jeu des valeurs, et aussi à ce qui dans le sensible échappe au sensible, la forme. (Dufrenne, 2010, p.57) Il apparaît donc ici clairement que l’exposition, notamment d’art, semble être un terrain propice à l’expérience phénoménologique dans le sens où elle joue particulièrement sur le sensible et la forme. Or, s’il y a apport du sensible, alors il parait logique qu’un approfondissement de l’analyse de l’expérience esthétique mène à de l’affect. […] la relation esthétique en général consiste en une réponse affective (d’appréciation) à un objet attentionnel quel qu’il soit, considéré dans son aspect – ou plutôt : à un objet attentionnel qui est l’aspect d’un objet quel qu’il soit. (Genette, 2010, p.275) Genette indique que non seulement l’affectif est un point clé de la relation esthétique et du rapport à l’objet mais encore que cet objet communique par le biais d’une demande d’attention qui implique, dans le cadre de l’exposition, le visiteur dans une relation de face à face avec cet objet. C’est un jeu sur la représentation et le sens qui se dévoile. « C’est sans doute parce que l’esthétique implique du loisir, et nous transporte dans un monde d’avant le travail, où tout est jeu et où ce qui est représenté est irréel […]. » (Dufrenne, 2010, p.426-427). Cette relation esthétique semble donc s’exprimer à la fois par le sensible et l’imaginaire dans un processus complexe dont il va falloir décrire les étapes, le tout dans une relation forte entre la personne regardant l’objet et l’objet regardé. Il a été remarqué précédemment que l’imagination jouait un grand rôle dans la perception, notamment en tant que banque d’images et repère mémoriel. Au-delà 75 de ce rôle important, l’imaginaire peut être une porte d’entrée pour des éléments nouveaux au sein de la perception puisque, « c’est avec les savoirs déjà constitués dans l’expérience vécue qu’elle nourrit la représentation. » (Dufrenne, 2010, p.435) mais elle peut également avoir un aspect archétypale collectif. Tandis que l’imagination demeurait rattachée à une faculté du sujet, on a relié l’imaginaire à la conscience et par conséquent à la société et aux images à travers lesquelles se perpétue une histoire collective des mythes. […] C’est dans l’imaginaire qu’on vient puiser les images de la fiction et c’est grâce à lui qu’on les met en scène. (Belting, 2004, p.102) Ce que pointe ici Belting se réfère à une vision de l’imaginaire collectif issu des recherches psychanalytiques et a le mérite, pour la recherche, d’incorporer l’effet de nuit dans la relation phénoménologique par l’imagination. En effet, si l’apport de la nuit est une fantasmatique socio-culturelle qui constitue un arrière-plan de référence lors d’une visite nocturne, cet apport joue alors sur le déclenchement d’une relation affective avec ce qui nous entoure. À partir du moment où le visiteur est entré dans cette relation affective avec les œuvres, ou le lieu, l’appréciation de ce qui est regardé peut alors apparaître. Dufrenne, tout autant que Genette, fonde la relation esthétique sur cet apport affectif. […] c’est l’appel de l’objet esthétique lui-même, qui sollicite à la fois la réflexion, parce qu’il apparaît assez cohérent et autonome pour revendiquer une connaissance objective, et le sentiment, parce qu’il ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et provoque une relation plus intime. (Dufrenne, 2010, p.525) La relation esthétique passerait donc par l’affectif en priorité, avant même le cognitif, dans une optique d’appréciation et de goût, qui mènerait à une relation intime avec l’œuvre. Logiquement, l’expérience esthétique devrait donc se caractériser par un sentiment d’intimité avec les œuvres et donc de jouissance de l’objet pour soi. De par la particularité de l’œuvre d’art d’appeler à la fois une relation cognitive et une relation affective, Genette a décrit la relation esthétique par deux activités : l’attention et l’appréciation. L’attention semble être plutôt liée à une perception 76 brute des formes et de l’aspect de l’objet, sans volonté réelle d’identification pratique, ce serait une concentration sur l’aspect visuel de l’œuvre. Cette « attention aspectuelle », est vite corrélée par une sorte de jugement sur ce qui est regardé en termes d’appréciation. […] la relation esthétique (attention et appréciation) est en chaque occurrence d’abord de l’ordre du fait (attentionnel et appréciatif), puis éventuellement de la conduite : je perçois un objet, je le considère sur le plan esthétique, je l’apprécie et, selon cette appréciation, je décide de le considérer plus attentivement, ou de m’en détourner. (Genette, 2010, p.142) Cette description en moments et en opérations successives de la relation esthétique ramène à Panofsky et sa division ternaire de la perception esthétique, dont Genette avoue s’être inspiré en la simplifiant. Cela laisse donc encore une fois supposer qu’il existe plusieurs niveaux de perception. Pour Panofsky, il existe en effet trois niveaux de significations et donc trois étapes de compréhension de l’œuvre d’art. Il s’agit tout d’abord d’une signification primaire qui se base sur l’aspect des choses : On la saisit en identifiant de pures formes (c’est-à-dire certaines configurations de ligne ou de couleur […] ; en identifiant leurs relations mutuelles comme évènements ; et en percevant certaines qualités expressives, par exemple […] l’atmosphère intime et paisible d’un intérieur. L’univers des pures formes que l’on reconnaît ainsi chargées de significations primaires ou naturelles peut être appelé l’univers des motifs artistiques. (Panofsky, 1996, p.12-13) Cette signification primaire est appelée aspectuelle par Genette. Il peut être relié au sentiment et à l’affectif devant l’aspect d’un objet. Ensuite vient une signification secondaire qui est en fait une interprétation basée sur les connaissances socio-culturelles et qui est donc reliée à l’entendement. On la saisit en prenant conscience qu’un personnage masculin muni d’un couteau représente saint Barthélémy […]. Ce faisant on met en relation des motifs artistiques et combinaisons de motifs artistiques (compositions) avec des thèmes ou concepts. Les motifs ainsi reconnus porteurs d’une signification secondaire ou conventionnelle peuvent être appelés images […]. (Panofsky, 1996, p.13) 77 Ce niveau d’interprétation met cette fois en jeu la recomposition de ce qui était regardé et donc la conceptualisation de ce qui n’était jusque-là que ressenti. La dernière étape est celle de la signification intrinsèque, ou contenu, qui est manifestée dans chaque agencement de forme et qui a conditionné justement la création de cette forme. Il place cette signification dans l’ordre de l’essence. On la saisit en prenant connaissance de ces principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d’une nation, d’une période […] – particularisés inconsciemment par la personnalité propre à l’artiste qui les assume – et condensés dans une œuvre d’art unique. Comme il va sans dire, ces principes se manifestent par l’intermédiaire à la fois de « méthodes de compositions » et d’une « signification iconographique » – qu’ils éclairent en retour. (Panofsky, 1996, p.13) La simplification introduite par Genette de cette vision philosophique de Panofsky en regroupant ces deux dernières significations sous le terme de secondaire, même si elle est moins séduisante intellectuellement qu’une conceptualisation à trois niveaux, paraît la plus adaptée pour une étude en contexte muséal. J’ai parlé au premier chapitre d’« attention sans identification » comme caractéristique d’une attitude esthétique en quelque sorte pure de toute considération (ou privée de toute information) extra-perceptuelle, […]. Je qualifie de primaire ce type d’attention, défini comme degré minimal, voire degré zéro (et donc comme limite plus hypothétique que réelle) de l’identification, et le type d’appréciation qu’elle peut fonder (« Je ne sais pas ce que c’est mais c’est bien beau ») ; je qualifie a contrario de secondaires les types d’attention et d’appréciation qui se fondent en partie, consciemment ou non, spontanément ou non, par initiative individuelle ou imprégnation culturelle, sur des indices ou des informations susceptibles d’assigner à l’objet « perçu » un contexte génétique ou générique, et donc à l’appréciation d’un cadre de références, de tel ou tel ordre. (Genette, 2010, p.225

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La perception de l’exposition muséale

Il semble que la perception de l’exposition est avant tout un travail visuel. Il s’agit de regarder les objets exposés mais également le lieu, la scénographie et par là de comprendre l’organisation de l’espace. Bien sûr, il y a également des textes à lire pour ajouter à la compréhension du lieu mais c’est avant tout la disposition spatiale qui crée le sens dans une exposition. L’exposition est composée d’un agencement d’images et dans sa liberté d’interprétation elle est également proche d’un texte ouvert au sens d’Eco. Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […]. Ensuite parce qu’au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner. (Eco, 2008, p.64) Ainsi l’exposition en elle-même fonctionnerait à la manière d’un support d’interprétation pour le visiteur qui lui permet d’exercer complètement sa subjectivité tout en essayant de l’orienter vers la compréhension d’un discours construit dans l’espace et supporté par les textes d’expositions. Toutefois, comparée aux textes, l’exposition possède une particularité, c’est de présenter des œuvres qui peuvent être vues, au sens de Panofsky, comme des images, soit un agencement de formes et de lignes. Or, « La base du langage visuel n’est pas le signe, mais la loi : celle du contraste fondé sur les registres de la couleur et du clair-obscur, conformément à la physiologie de l’œil. » (Saouter, 2000, p.20). Peut-on alors imaginer qu’au-delà du texte ouvert, l’exposition puisse fonctionner comme une image composée par ses œuvres ? Chaque œuvre exposée serait alors une ligne, une forme, dans cette image. Un indice se trouve dans l’analyse que Belting fait de l’image comme une relation partagée par trois paramètres distincts : « image-médium-regard ou imagedispositif-corps, tant il est vrai que je ne saurais me figurer une image sans la mettre aussitôt en corrélation étroite avec un corps regardant et un médium regardé. » (Belting, 2004, p.9). Ce qui pourrait laisser penser que l’exposition 81 serait un dispositif supportant une image qui entre en relation avec un corps par la perception. Tout comme pour la perception esthétique d’une œuvre, la perception d’une image fonctionne suivant les mêmes étapes : Toute image offre donc deux plans de constitution, un plan premier, le plastique, un plan second, l’iconique, puis un plan d’interprétation, plan de troisième niveau : toute image est à la fois une construction langagière et un état d’interprétation. (Saouter, 2000, p.79) Ainsi, en tant que lien avec le monde sensible, le langage visuel est non seulement porteur d’un sens phénoménologique mais il agit selon un système sémiotique ouvert. Cette ouverture rejoint Eco lorsqu’il affirme que « Puisque toute proposition contient toute autre proposition, un texte pourrait générer, au moyen d’interprétations successives, tout autre texte. » (Eco, 2008, p.111). C’est donc la décision du lecteur qui construit le texte. La relation esthétique est donc tout aussi transitivement sémiotique que la relation ordinaire aux objets reçus comme pratiques ou (seulement) dénotatifs, mais le renversement de direction qu’elle opère, et l’attention saturante aux propriétés de l’objet qu’elle exige, la font percevoir comme intransitive et purement contemplative, comme si cette contemplation ne dégageait aucune signification. Elle en dégage autant (contempler, c’est justement chercher et trouver des valeurs d’exemplification ou d’expression – « cette tulipe est mauve » […] – qui sont des significations), mais d’un autre ordre, et d’une autre manière, qui donne l’impression d’une signification immanente […]. (Genette, 2010, p.62-63) La perception des œuvres d’art entraîne une relation esthétique qui crée du sens et devient une relation sémiotique. La phénoménologie permet de comprendre cette complexité de la relation esthétique qui se produit par les perceptions et entraîne des significations variées. Cette incise sur l’exposition se concentre ici sur la mise en évidence de sa perception visuelle, en lien avec ce qui a été dit du phénomène de perception. Avant d’approfondir ce qu’est strictement une exposition muséale, il convient de 82 rester sur le chemin du processus de signification donné au monde. Dans une volonté de poursuivre plus loin cette relation de création de sens à partir de la perception à l’intérieur de l’exposition, il semble nécessaire d’aborder en priorité une autre discipline que la seule réduction phénoménologique, il s’agit de la sémiotique et certainement plus particulièrement d’une théorie qui permette d’envisager une sémiosis illimitée. Les apports de la théorie sémiotique permettront ensuite de revenir sur l’espace d’exposition en lui-même et son fonctionnement. 

La concept de perception

 L’étude de la perception a permis d’établir qu’elle était avant tout une affaire des sens puisque ce sont eux qui transmettent les informations, sur le contexte et l’environnement, au cerveau. Une transmission d’informations qui se fait selon un langage propre au sens transmetteur, sens qui en ce qui concerne l’exposition muséale est avant tout la vue. Or, la perception visuelle a été longuement étudiée et il est désormais possible de dire que le langage visuel est tout entier basé sur le contraste entre une figure, une chose regardée, et un fond. Tout ceci mis en rapport avec l’exposition laisse supposer qu’en tant que structure reconnaissable sur laquelle se porte l’attention lors d’une visite, l’exposition devient la figure variante de la perception par le contraste avec son fond, ici le contexte de nuit, perçu par une personne donnée avec toute sa subjectivité. Cependant ce système de variations de ce qui est regardé prend tout son sens si la nuit est considérée, avec sa fantasmatique, comme un arrière-plan à la visite qui influe sur le premier plan de l’attention. C’est en partant de ce constat que l’approche phénoménologique permet d’introduire dans l’équation la subjectivité, l’affectif et l’imaginaire, composantes essentielles de l’expérience. Cette approche permet également de se rapprocher du terrain d’étude : le musée. Il ne s’agit pas que d’un lieu où l’on perçoit les choses mais aussi d’un endroit abordé de manière particulière, avec un état d’esprit précis, 83 et, puisque la plus ancienne forme du musée, c’est le musée d’art, il évoque dès lors la possibilité d’une expérience phénoménologique certes mais avant tout esthétique. Il devient alors intéressant de noter que l’expérience esthétique peut elle aussi se définir selon deux formes d’attention, l’une primaire basée sur les sens et l’autre secondaire basée sur les interprétations, ce qui rappelle le contraste figure-fond. Ainsi, c’est par la perception que la nuit se différencie du jour. Savoir comment fonctionne cette perception sensorielle permet de comprendre par quels moyens atteindre l’expérience de la visite dans la nuit.

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