Peut-on ne plus vouloir vivre, sans vouloir mourir ? : ou comment accompagner les revirements d’une patiente en phase palliative
Phase palliative et enjeux Définition de la phase palliative
Le Larousse définit la notion de « phase » comme « chacun des états successifs d’un phénomène en évolution » ; ainsi, la fin d’une phase génère le début d’une autre. La médecine palliative concerne les « personnes atteintes de maladie incurable (absence de traitement susceptible de la stabiliser), au pronostic fatal à brève échéance ». De la même façon, Véronique Blanchet désigne le terme « palliatif » comme « quelque chose dont on ne peut pas traiter la cause ». Dans une même perspective, la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP) définit la phase palliative comme le moment où « il n’y a plus de perspective thérapeutique de guérison. Dans la plupart des situations, la découverte d’une métastase définit l’entrée dans la phase palliative ». La circulaire du 22 Février 2005, en propose une autre définition : « est dénommée palliative, la phase durant laquelle l’objectif prioritaire des traitements est l’amélioration de la qualité de vie4 ». Ainsi, ces différentes définitions nous rappellent que, l’entrée en phase palliative -souvent marquée par l’apparition d’une métastase- ne signifie pas l’arrêt des traitements. Pourtant, c’est une association d’idée souvent rencontrée lors des accompagnements en équipe mobile de soins palliatifs. Du côté des patients, l’apparition d’une métastase est parfois un moment clé de prise de conscience et signe l’entrée vers sa propre fin, qu’elle soit proche ou non. Par exemple, pour Mme M, ce moment a été un point de bascule dans son parcours de soins : le moment où elle a refusé tout traitement spécifique. Ce choix m’a beaucoup donné à réfléchir. L’objectif de ralentir ou contrôler l’évolution de sa maladie ne lui apparaissait plus comme une réponse suffisante ou cohérente avec sa représentation de la vie et du sens de la vie. L’absence de perspective de guérison relève souvent du domaine de l’impensable et est le plus souvent vécue de façon très violente par l’âme humaine. Souvent, la phase palliative est perçue comme une « condamnation à mourir», puisqu’il n’est plus possible de maîtriser la progression de la maladie, et que le décès est la seule issue même si on ne peut en connaître l’échéance.Mais il me semble qu’on ne peut pas réellement appréhender le large panel des situations que l’on rencontre en phase palliative sans prendre en compte ce « sans en connaître l’échéance ». L’issue est connue mais on en ignore la durée : une phase palliative peut donc être amenée à durer. A mes yeux, cet enjeu de temporalité -du temps qu’il reste- est essentiel en phase palliative et particulièrement prégnant pour les patients comme pour les proches. Enjeux de temporalité en phase palliative Avant d’aborder plus spécifiquement la dimension temporelle de la phase palliative, il me semble important de chercher à définir cette notion complexe de temporalité. De façon assez triviale, le Larousse définit la temporalité comme le caractère de ce qui se déroule dans le temps. Du point de vue des sciences physiques, le temps, l’écoulement du temps peut être appréhendé de façon objective : une minute durera toujours 60 sec, une heure durera toujours 60 minutes… En revanche, du point de vue des sciences humaines, le temps et la temporalité sont des notions particulièrement subjectives et dont la perception est éminemment intime. Agata Zielinski aborde cette subjectivité du temps. Premièrement, elle nous rappelle que notre existence est rythmée par –et ne peut se définir en dehors de- la temporalité : « Nous faisons l’expérience d’exister sous la modalité du temps. Je ne peux m’imaginer en dehors du temps. L’expérience du temps est ainsi coextensive à l’expérience d’exister ». Elle évoque ensuite cette fameuse dimension subjective du temps vécu : « celui dont nous faisons l’expérience, avec ses qualités affectives diverses, selon une tonalité agréable ou désagréable : moment heureux, bouleversant, étonnant ou insoutenable ». Une référence littéraire de Sartre a ensuite retenue mon attention pour commencer à mettre en perspective la notion de temporalité avec celle de mort. En effet, il décrit la temporalité comme le « mouvement qui fait basculer l’avenir dans le passé pour aboutir au moment où il n’y a plus d’avenir, la mort7 ». Michel Hanus éclaire le caractère presque indivisible du lien entre le temps et la mort : « La mort est la gardienne du temps qui, sans elle, n’existerait pas. Il n’aurait pas de sens. La réalité universelle de l’univers, quels que soient les conceptions qu’on en puisse avoir, est le mouvement et le changement. Le temps et la mort sont au centre de tout ; Sans eux il n’y aurait que stagnation et aucun devenir8 ». En phase palliative, et peut être plus encore en fin de vie, la perception du temps et de son écoulement est particulièrement spécifique. Patrick Verspieren évoque à ce propos « l’épreuve de l’attente » comme « une durée [n’étant] plus remplie par un agir et [apparaissant] souvent vide de sens ». Toute prévisibilité est quasiment exclue, la temporalité ne s’inscrit plus dans un temps social : ne reste que la dimension affective de la perception temporelle. Michel Hanus-Entre l’instant et la durée-Revues sur la mort-Cairn 8 Dernière phase précédent la mort, ce temps peut paraître aux patients et à leurs proches : interminable, « une éternité », immobile, suspendu, « hors du temps » ; tout comme il peut paraître trop rapide, fulgurant, « trop tôt »… Dans la situation de Mme M, il me semble que l’on retrouve bien cette perception et représentation fluctuante du temps. Ses demandes de mort réitérées étaient étroitement liées à son vécu intime du temps de cette phase palliative. Elle a pu dire au cours d’un entretien, qu’elle ne voulait pas « passer autant de temps à vivre cette vie diminuée dans laquelle « elle » ne trouvait plus de sens ». Ses mots laissent l’impression qu’à ce moment-là, cette dernière phase à durée indéterminée ne pouvant être que trop longue ; comme si « quel que soit sa durée réelle, ce temps ne pouvait qu’être trop long pour elle et si long qu’il en devenait insupportable. » Puis, lors de son hospitalisation en soins palliatifs, lorsque l’équipe accède à sa demande de sédation terminale, lorsque l’infirmier entre dans sa chambre avec la seringue d’hypnovel, c’est comme si le temps redevenait soudainement « objectif ». Tout à coup, le temps qui sépare Mme M de ses derniers instants de vie conscients et éveillés, se réduit à quelques minutes, quelques vraies minutes. Comme si le temps vécu de Mme M se contractait d’un coup, passant en un clin d’œil d’un temps « forcément trop long » à « quelques minutes ». Il s’agit bien évidemment d’une hypothèse personnelle, mais je me demande si ce revirement de temporalité n’a pas pu être à l’origine du revirement de Mme M, de finalement refuser cette sédation. Ainsi, il est possible qu’une perception temporelle fluctuante en phase palliative engendre des changements d’avis et une sorte d’ambivalence. Mais d’autres facteurs et notions peuvent éclairer l’ambivalence en phase palliative. L’ambivalence en phase palliative L’ambivalence est un sentiment fréquemment rencontré chez les patients en phase palliative. Beaucoup de choses se bousculent alors à l’intérieur du patient qui se retrouve confronté à la fois à son désir de vivre et à la prise de conscience de sa finitude. Autrement dit, l’ambivalence en phase palliative vient faire écho à la question du mourir. Cette « question du mourir » m’a amenée à rechercher une définition de la mort. Le Larousse la définit comme « un évènement biologique auquel chaque membre de l’espèce humaine ne saurait échapper, du fait de son appartenance au règne des vivants 9 » ou comme une « perte définitive par une entité vivante des propriétés caractéristiques de la vie, entrainant sa destruction » ; ou -plus largement encore- comme la « cessation de vie ». A l’autre extrémité, Arthur Gruat, maître en philosophie, évoque d’une certaine façon la dimension ineffaçable de la mort ; nous disant qu’« une définition est un discours sur ce qu’est une chose ou ce que signifie un nom. La mort est-elle une chose ou un mot ? Ce n’est sûrement pas une chose. C’est un mot, un nom féminin et un adjectif qui renvoie à un concept11 ». 9 Jacque Ricot- La mort, aspects philosophiques- Revues Philosophie et fin de vie- Cairn 10 Larousse 11 Renaud Gruat, Athur Gruat- Peut-on définir la mort- Fins de vie éthique et société p. 190 9 Pour réinscrire cette question de la mort dans le champ du palliatif, David Le Breton nous dit –à propos de patients en fin de vie- que « mourir est pour eux un sacrifice, un arrachement dont ils ne veulent pas être consolés. Ils ne craignent pas de mourir, mais l’amputation de leur existence leur est insupportable12 ». Personne ne peut témoigner de la mort, puisque personne n’en revient, et que la mort est unique. Cette grande inconnue, cet impensé impensable peut rendre la mort angoissante, terrifiante… Les angoisses et la souffrance existentielle peuvent être à l’origine de mouvements psychiques dont l’ambivalence fait souvent partie. La prise en charge de Mme M aura été marquée par de nombreux allers retours entre ses demandes et ses refus. Assez spontanément, l’équipe et moi-même avons perçus dans ses revirements le signe d’une forte ambivalence, d’une grande difficulté à composer avec des sentiments opposés. Mais Mme M nous aura finalement peu partagé ses émotions. Était-ce de l’ambivalence ? Le fruit de mécanisme de défense ? Le Larousse définit l’ambivalence comme le « Caractère de quelqu’un qui présente ou manifeste des comportements, des goûts contradictoires ou opposés. C’est une tendance à éprouver ou à manifester simultanément deux sentiments opposés à l’égard d’un même objet : amour et haine, joie et tristesse13 ». Mais pour appréhender la notion d’ambivalence en phase palliative, il me semble nécessaire d’évoquer une définition de la mort et de la question du mourir. Mireille et François Rosselet portent un regard qui me semble intéressant sur la notion d’ambivalence en phase palliative. Dans leur perspective, l’ambivalence peut être vue comme une « ressource ». Selon eux, l’ambivalence « se présente à nous comme la coexistence en une seule et même personne de deux visions apparemment contradictoires et qui expriment en une seule formulation deux pulsions dont l’énergie se dirige en sens contraire : vivre et mourir, se battre et renoncer, continuer et lâcher prise14 ». Elle peut donc aussi être perçue comme « l’expression de la richesse et de la complexité d’un patient, elle manifeste la coexistence en chacun de nous des « voix » différentes15 » . Ainsi, l’ambivalence peut constituer une véritable ressource pour le patient dans le sens où « elle le maintien dans un mouvement, dans un dynamisme, dans une flexibilité qui font toute la richesse d’une vie16 ». Les changements d’avis successifs de Mme M. étaient-ils le signe d’une grande ambivalence ? Cette ambivalence était-elle le signe d’une grande souffrance existentielle ? Peut-on voir ces mouvements ambivalents de Mme M comme « positifs » ? Ces allers-retours lui ont-ils permis quelque chose ? La possibilité de changer d’avis a-t-elle eu une fonction d’apaisement ? L’accueil de cette ambivalence pourrait-elle faire partie intégrante de l’accompagnement proposé à Mme M par notre équipe mobile de soins palliatifs ?
Demande de mort et désir de vie
La demande d’euthanasie se définit comme « un suicide aidé par un tiers, le plus souvent par un médecin17 ». Elle peut s’inscrire dans une situation de souffrance en impasse et c’est d’abord l’appel à l’aide d’un sujet « confronté à la mort dans son désir de vie » qu’il faut entendre. « La demande d’euthanasie n’est jamais que l’expression ultime et désespérée du refus de la souffrance, de l’abandon et de la solitude18 ». En effet, elle est rarement une recherche de la mort elle-même et vise à mettre fin à une souffrance. À défaut de trouver une autre solution pour s’extirper d’une impuissance douloureuse, et dans une situation ressentie comme irréversible, la mort volontaire paraît la seule issue pour mettre un terme à une insupportable tension. Eric Fourneret, docteur en philosophie, emploie la notion de « misère existentielle » pouvant pousser à une demande d’euthanasie : « Dans cette existence qui semble amputée de sa raison d’être, la volonté de mourir s’y déploie alors comme la justification d’un destin19 ». A travers les demandes de Mme M., j’ai perçu une expression, une revendication et une volonté de choisir sa mort, mais l’idée d’une souffrance ne m’est pas apparue sur le moment tant elle se montrait déterminée et sereine sur son vœu de mort. Cela m’a amené à réfléchir sur la notion de souffrance globale et me demander : la demande de mort de Mme M. était-elle le fruit, le reflet de cette souffrance ? Cicely Saunders décrit quatre composantes à cette souffrance globale ou « total pain » : physique, sociale/morale/culturelle, spirituelle et enfin la composante psychologique. La définition de cette dernière paraît particulièrement éclairante concernant la situation de Mme M : « le malade sera confronté à la peur : la peur d’avoir mal, de perdre la tête, de mourir, d’être abandonné (…) Il vivra aussi la souffrance des pertes, des deuils à faire : le deuil de celui qu’il a été (…) sans parler de la souffrance de devoir bientôt quitter « ses aimés », ses proches, de les faire souffrir. Il pourra même se percevoir comme un poids pour eux20 ». Comment répondre à une demande de mort ? Comment accompagner ou prendre en charge cette souffrance lorsqu’elle ne peut être verbalisée par la patiente elle-même ? Eric Fourneret nous donne des éléments de réponse : « La première réponse n’est pas « oui » ou « non ». La première réponse est l’attention que l’on porte à la personne et aux détails d’un contexte particulier. C’est une intelligence sensitive, une éthique d’abord descriptive où les facultés perceptives sont sollicitées21 . Ainsi, la première attitude éthique ne réside pas dans le fait de savoir ce qui est bien ou mal ; mais bien dans la recherche de ce qui compte et est important pour la patiente. Eric Fourneret poursuit ainsi : « Cela ne signifie pas de prendre position pour les préférences du patient. Cela suppose d’en prendre connaissance, d’être informé de la vision morale de celui qui demande une euthanasie ».
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