Petit Manuel à l’usage de la France d’en bas
Ils sont des nantis. Ils ont la sécurité de l’emploi, sont mieux rémunérés que dans le privé, bénéficient d’une meilleure retraite, travaillent mollement, sont payés les jours de grève… Depuis vingt ans, des pages du mensuel Capital à celles du Nouvel Observateur, de l’émission de plateau à la « une » du Figaro, une campagne de conditionnement tente de faire croire que les fonctionnaires seraient des privilégiés. Publié en 1982, l’énorme best-seller de François de Closets Toujours plus ! avait déjà alimenté ce genre de thématique. A l’époque, révérence ou cécité, nul commentateur n’avait extrait de l’ouvrage cette phrase d’anthologie, mélange de stupidité et de cynisme : « Nous pouvons nous passer de journalistes, de médecins, de professeurs, de fonctionnaires, de cadres et d’ingénieurs, pas de créateurs d’entreprise. Aussi longtemps que la France misera sur l’économie de marché, elle devra tout faire pour favoriser les candidats à la fortune capitaliste. Et tant mieux s’ils ramassent de gros dividendes.
Il faut que l’audace paie (1). » Parallèlement à cette vieille mise en cause de la fonction publique, de son « archaïsme » et de ses « privilèges », les lucratifs cumuls qui favorisent une gigantesque concentration de pouvoirs (et de jetons de présence) au profit de quelques dizaines de « capitaines » de la finance et de l’industrie font l’objet d’un silence qui doit tout à la pudeur – et rien à l’information… Tout en reprenant certains thèmes (le fonctionnaire planqué, absentéiste, inutile) de la vieille critique, courtelinesque, des bureaucrates du XIXe siècle (2), le discours dominant s’en distingue, de façon radicale, sur plusieurs points. D’une part, les positions de pouvoir des artisans de l’entreprise (hauts fonctionnaires, grands patrons, journalistes) confèrent à la critique une légitimité, au moins apparente, bien plus grande qu’au siècle dernier. C’est l’élite « sérieuse », « réaliste » et « informée » qui parle et gouverne le propos. D’autre part, l’utilisation des moyens modernes de communication assure une diffusion du message, un modelage des consciences d’une efficacité sans précédent.
Enfin, et surtout, le ton et les objectifs ont changé. Là où un Courteline brocardait avec un sens du comique et un talent avérés Messieurs les ronds-de-cuir sans en tirer de réelles conclusions politiques, le discours qui prend son essor dans les années 1980 n’a guère le sens de la plaisanterie et relève d’une propagande agressive et politiquement très orientée. En usant de tous les procédés (présentation tendancieuse de données statistiques, amalgames, simplismes, mensonges), il s’agit de faire des fonctionnaires de véritables boucs émissaires au service des visées néolibérales : réduction des budgets publics, privatisations, précarisation de l’emploi, remise en cause des retraites, etc. Essentielles à la mise en place de la société de marché, les principales fonctions de ce matraquage doivent être décrites, tant du point de vue des mécanismes de conditionnement de l’opinion que dans leurs effets réels sur l’Etat, les politiques publiques ou le mouvement social. Il s’agit, d’abord, de faire fonctionner au plus bas coût possible les services publics et faciliter ainsi, à plus ou moins long terme, leur privatisation. En présentant, le plus souvent sans la moindre déontologie, l’évolution comparée du salaire moyen dans le public et dans le privé, en rabâchant que, « dans le match », les fonctionnaires sont les « gagnants » (3), les médias n’ont pas seulement contribué à exciter la jalousie des salariés du privé.
Ils ont aussi grandement freiné les revendications salariales dans la fonction publique. A telle enseigne qu’au cours des deux dernières décennies, la part des dépenses induites par la fonction publique d’Etat dans le PIB, c’est-à-dire la fraction de richesses que consacre la France à l’entretien de ses fonctionnaires d’Etat, a diminué de 10,5 à 8,5 %. Ce qui signifie qu’ils coûtent à la nation, proportionnellement à sa richesse, 20 % de moins en l’an 2000 qu’en 1980. Inutile de préciser que ces résultats, pourtant aisément consultables dans les rapports annuels du ministère de la fonction publique, n’ont jamais, eux, fait l’objet du plus petit entrefilet… Une logique identique a prévalu dans le domaine des moyens matériels et, plus encore, des effectifs. A force de ressasser qu’« ils sont trop nombreux », on en est arrivé à la situation inverse : ils ne le sont pas assez. Et ce dans tous les secteurs vitaux. Justice, police, santé, éducation, transports, caisses de sécurité sociale ou d’allocations familiales, inspection du travail, prévention des risques technologiques, on n’en finirait pas d’énumérer la liste des services publics qui souffrent d’une pénurie, plus ou moins dramatique, de personnel. Seules exceptions, remarquables : les privilégiés des hautes sphères de l’Etat, l’Elysée, Matignon, les cabinets ministériels. Ce qui ne manque pas de piquant et s’avère, en fait, comparable à la situation qui prévaut dans les grands groupes privés.
Plus « ça enfle » en haut, dans les équipes de direction, plus « ça dégraisse » en bas, aux niveaux intermédiaires et inférieurs de l’entreprise. On assiste depuis vingt ans à une politique délibérée de pénurie qui fait de plus en plus reposer le fonctionnement des services publics sur la bonne volonté des salariés. Parce que la demande de la population ne cesse de croître et de se diversifier, ceux-ci se trouvent pris entre le marteau de la rigueur financière et l’enclume des besoins, pressants ou nouveaux. Piégés par leur sens du devoir et de la solidarité, ils consentent un peu partout à un surcroît de travail exercé dans des conditions de plus en plus difficiles, dangereuses, insatisfaisantes. Tout en attisant le mécontentement des usagers et en préparant ainsi le terrain aux privatisations, cette situation provoque des conflits sociaux à répétition auxquels il est généralement répondu par des discours trompeurs sur le redéploiement des effectifs – comme si celui-ci pouvait encore faire face au problème – ou par des plans de créations d’emploi aussi insuffisants que très bien exploités sur le plan médiatique.