Nous proposons dans la présente étude d’apporter une contribution aux recherches menées dans le domaine de la phonétique clinique, et plus particulièrement dans celui de l’étude de la dysphonie, à partir de production de patients ayant été opérés de la glande thyroïde. Nous avons porté notre choix sur ce sujet en raison de notre intérêt pour la compréhension de la production de la parole et plus spécifiquement pour celle de la parole perturbée. Nos connaissances de l’organisation spatio-temporelle de la parole saine devraient permettre de définir convenablement les « cibles » articulatoriacoustiques normales, afin d’aboutir à une meilleure évaluation des productions pathologiques déviantes.
Notre travail de recherche s’insère dans le cadre spécifique des problématiques liées aux chirurgies de la glande tyroïde. Cette glande est située à la base du cou. Sa fonction majeure est de sécréter des hormones indispensables à la régulation de fonctions importantes de l’organisme, telles que le rythme cardiaque, la motricité de l’intestin, la température du corps, la transformation des graisses et des sucres, l’appétit, l’humeur, le sommeil, l’équilibre du poids corporel et la croissance chez l’enfant . A chaque dysfonctionnement thyroïdien correspond une intervention chirurgicale différente. En tout état de cause, le chirurgien prendra soin de préserver les nerfs récurrents laryngés, droit et gauche, qui participent à la phonation notamment, puisque ces nerfs sont responsables de l’activation de quatre des cinq muscles du larynx. En cas d’atteinte de l’un des nerfs récurrents, il peut survenir une immobilité laryngée responsable de fuites laryngées. Ces fuites laryngées peuvent affecter le pli vocal membraneux et/ou la glotte postérieure. Toutefois une opération au niveau du larynx est rarement anodine, aussi la voix du patient peut se trouver modifiée alors même que les nerfs laryngés sont préservés.
Les immobilités laryngées affectent aussi bien la déglutition que la parole du patient. La voix du patient peut alors se trouver altérée avec pour conséquences : une voix soufflée ou rauque ; des vibrations laryngées irrégulières ou la diplophonie (perception simultanée de deux fréquences fondamentales) ; une modification de la périodicité de la voix ; une augmentation des mesures du jitter, du shimmer et du bruit par rapport aux harmoniques ; une intensité et une amplitude d’intensité diminuées ; une fatigue vocale ; une altération du débit aérien ; etc.
Il s’agira dans le cadre de ce travail, mené en partenariat avec le Département de Chirurgie du Centre Paul Strauss, Centre Régional de Lutte contre le cancer, d’évaluer les conséquences d’une chirurgie thyroïdienne sur la voix des patients, et de mettre au jour les différentes perturbations qu’entraîne ce type de chirurgie, ainsi que les éventuelles améliorations à apporter à ces interventions, grâce à la mise au jour objective de ces perturbations au niveau de la production. Notre étude sera longitudinale afin d’étudier les possibles stratégies de compensation ou de réajustement que le patient pourra mettre en place, seul ou à l’aide d’une rééducation orthophonique.
Il s’agit également d’étudier la flexibilité du système de production de la parole et de tenter de comprendre ce système à partir d’un dysfonctionnement. Nous pourrions ainsi peut-être déceler les limites des déviations physiques (articulatoires et acoustiques) imposées par les exigences linguistiques de clarté. Nous chercherons alors à repérer les patrons spatio-temporels résistants et à ainsi analyser les différentes stratégies utilisées par les locuteurs pour maintenir la distinctivité phonétique des catégories phonologiques, dans des conditions difficiles, en mettant notamment au jour divers phénomènes de compensations (Sock & Vaxelaire 2004 ; Vaxelaire 2007). A partir des différentes analyses que nous présentons dans ce travail, nous souhaitons rendre compte de la notion de viabilité (Aubin, 1991), en tentant de révéler les diverses possibles, articulatoires et acoustiques, qui sous tendent les unités phonétiques et phonologiques, malgré une variabilité omniprésente.
Les travaux en production de la parole sur la voix de patients thyroïdectomisés sont, à notre avis, très peu nombreux. Nous pensons ainsi contribuer à l’avancement des connaissances, non seulement sur la parole perturbée, mais également sur la caractérisation objective des dysfonctionnements, suite à l’intervention chirurgicale, pour une meilleure prise en charge de la qualité de vie des patients.
Les premiers modèles portant sur la production de la parole posaient que le cerveau serait chargé de stocker les représentations mentales phonétiques issues des cibles articulatoires, acoustiques et perceptives. Une commande motrice provenant du Système Nerveux Central (SNC) serait responsable de l’activation des articulateurs. Leurs différents mouvements seraient alors orientés vers des cibles à atteindre pour l’émergence du son à produire. Cette description linéaire et unidirectionnelle (du cerveau vers les structures périphériques de la production) est maintenant nuancée par les récentes recherches en neurophysiologie. Les processus impliqués dans la production de la parole sont en réalité plus complexes, notamment si l’on considère le rôle des « feedbacks » ou des réafférences sensorielles : l’information provient également des régions périphériques en direction du SNC. Dès lors, la production de la parole ne peut plus être considérée comme un processus linéaire et doit être comprise comme le résultat d’interactions sensori-motrices complexes : l’activation des articulateurs est commandée par le Système Nerveux Central et constamment réajustée à l’aide d’informations sensorielles provenant des régions non centrales. Nous proposons ici de mettre en évidence le rôle de quelques structures périphériques dans le système de production-perception de la parole, afin de mettre en exergue l’importance du contrôle des gestes articulatoires, ainsi que les conséquences des déviances éventuelles de ce contrôle.
Planification et Exécution – Variation et Contraintes
La communication reposant aussi sur la réception correcte du message linguistique, le locuteur est capable d’ajuster en permanence les caractéristiques propres à la production de la parole (vitesse d’élocution, qualité d’élocution, pauses, prosodie…) en fonction de son auditoire, de ses propres possibilités, ainsi qu’en fonction des capacités réceptives de l’auditeur (Lindblom, 1996). La variabilité est naturellement présente en production de la parole, et elle est liée aussi bien aux facultés perceptives de l’auditeur qu’aux stratégies individuelles suivant les interlocuteurs. Certaines études (Perkell et al. 1995, notamment) supposent que la programmation de la production de la parole serait liée à des cibles ou à des séquences de segments qui contiennent également des informations temporelles (appelé aussi timing). A cette étape de la planification serait associé un processus d’exécution qui vise à convertir les cibles discrètes en mouvements articulatoires. Ces cibles seraient alors une combinaison de mouvements des articulateurs et de paramètres acoustiques. Dès lors, les mouvements articulatoires contraindraient les variations acoustiques, tout en respectant les limites perceptives acceptables définissant des domaines plus ou moins étendues. Si cette description semble expliquer les processus de production de la parole, elle n’en est pas moins difficilement vérifiable. Il n’est pas, en effet, aisé d’identifier clairement les processus de programmation des cibles au niveau du SNC notamment. Il est en revanche certain, surtout grâce à l’analyse de données articulatoires et acoustiques, que la production de la parole est une activité motrice volontaire régie par un système complexe de contraintes (Stetson, 1951). Ces contraintes peuvent être phonologiques (notion de traits distinctifs propres à chaque langue), bio-mécaniques (limites anatomiques et physiologiques) ou coarticulatoires (liées au contexte phonétique). Ces nombreuses contraintes, responsables de la variabilité en production de la parole, conduisent le système de production à s’adapter en adoptant diverses stratégies linguistiquement viables (cf. infra). La cible serait atteinte si les contraintes articulatoires et acoustiques le permettent. Dans certains cas, lorsque ces contraintes sont plus importantes, la cible ne sera que partiellement ou pas du tout atteinte. Une certaine variabilité est affichée par les locuteurs et ne gène pas la réception du message, même si les cibles ne sont pas atteintes de façon optimales (Sock, 1998). Cela suppose que, dans une certaine mesure, un déplacement inhabituel des articulateurs peut être compensé de façon à atteindre la cible acoustique désirée, à défaut de mettre en place une cible articulatoire « canonique ». Naturellement, si aucune des cibles, articulatoire ou acoustique, n’est atteinte, le message linguistique sera détérioré et la compréhension deviendra alors problématique. Ces constats supposent donc l’existence de régions cibles correspondant à des zones de stabilité spatio-temporelle qui sous-tendraient la constance du message linguistique.
Les capacités d’adaptation des locuteurs dans des situations de communication perturbée, de façon naturelle (vitesse d’élocution, milieu bruité…) ou dans le cas de la parole pathologique ont été largement démontrées, grâce à des travaux de recherche expérimentale en phonétique. Il semble alors difficile de croire, sans nuancer ces propos, à l’existence d’invariances phonétique, articulatoire ou acoustique, que celles-ci soient absolues ou relatives (nous y reviendrons). De nombreuses théories se sont attaché à définir la production de la parole en termes de processus articulatori-acoustiques invariants ou de variabilité autorisée. Certaines de ces théories seront présentées ici. L’objectif est de voir dans quelle mesure ces approches théoriques peuvent nous fournir le soubassement conceptuel nécessaire pour rendre compte des capacités d’adaptation et de réajustement des locuteurs en général, et celles des locuteurs pathologiques plus particulièrement.
Théories en production de la parole
Les théories de production de la parole traitent des différents facteurs et contraintes nécessaires à l’émergence de la parole. Elles abordent ainsi les notions de cibles articulatoires et acoustiques, de contrôle moteur, de timing des articulateurs, mais aussi de contraintes articulatoires. Cette revue de la littérature doit beaucoup à la lecture de Sock (1998). Diverses théories se proposent de définir la production de la parole. Deux types de courants opposés existeraient selon que ces théories soient orientées « sortie acoustique » ou « système ». Ces deux manières de concevoir la production de la parole correspondent à deux courants de pensée majeurs en phonétique. D’une part, les théories orientées « sortie acoustique » supposent l’existence d’une cible acoustique. Le locuteur chercherait alors à atteindre cette cible afin de garantir l’intégrité du message linguistique. D’autre part, les théories orientées « système » s’orientent plutôt vers une cible articulatoire. L’émergence du message linguistique serait dans ce cas assurée si le locuteur atteint les cibles articulatoires adéquates.
L’existence d’une cible acoustique ?
Les théories orientées « sortie acoustique » supposent l’existence d’une cible acoustique nécessaire à l’émergence du message linguistique. Pour assurer l’intégrité du message linguistique, le locuteur doit s’approcher au maximum des cibles acoustiques et perceptives. Ces théories, dites aussi acoustiques, admettent peu de variabilité sur le plan acoustique.
Lindblom : Théorie de la Variabilité Adaptative en parole
En ce qui concerne les travaux sur la variabilité en parole, ceux de Lindblom sont parmi les plus exploités. Sa théorie de la Variabilité Adaptative en parole date de 1971 et a été mise à jour à plusieurs reprises (1983, 1990 et 1996). Cette théorie orientée sortie articulatori-acoustique est évidemment centrée sur la production acoustique du locuteur. Il ferait le choix de structures grammaticales et lexicales en fonction de ses intentions communicatives. Selon Lindblom, l’intelligibilité de la parole dépendrait de deux facteurs :
– La qualité et le contenu du signal acoustique ;
– Les connaissances linguistiques et situationnelles de l’auditeur au moment du traitement perceptif. Certains traits acoustiques peuvent être modifiés ou occultés, les expressions les moins claires seront alors dites « réduites ». L’auditeur n’a toutefois pas besoin d’un signal parfait pour comprendre le message du locuteur. Il est capable, dans une certaine mesure, de décoder le message à l’aide de ses connaissances sur le monde ou du contexte syntaxico-pragmatique. En outre, le locuteur agit en fonction des capacités de l’auditeur qu’il évalue de façon permanente durant les échanges.
Introduction |