Persuader ou convaincre efficacité rhétorique et cognitive de l’expertise

 Persuader ou convaincre efficacité rhétorique et cognitive de l’expertise

Le regard historique porté sur le service d’études des facteurs humains a notamment permis de constater les difficultés rencontrées par le projet qui a motivé la création d’un laboratoire à l’institut : « obtenir une meilleure connaissance du comportement des opérateurs des installations nucléaires (réacteurs, laboratoires, usines,…) afin de pouvoir proposer des améliorations dans tous les domaines qui peuvent concourir à accroître la sûreté : présentation des informations en salle de commande, rédaction des procédures, outils d’aide à la conduite et au diagnostic, organisation du travail, perception des risques, formation, etc. » (Gomolinski (1985)(1) Malgré cet échec, nos exemples en témoignent, l’expertise « facteurs humains » existe, aborde des sujets variés, légitimes, et ses prescriptions s’appliquent à tous types d’installations nucléaires. Toutefois, en analysant les prescriptions des différents dossiers et en mettant en évidence deux types d’analyse, l’analyse causale et l’analyse par confrontation à un modèle organisationnel de référence, on sera amené à souligner la faiblesse des savoirs établis [1.] Il ne faudrait pourtant pas jeter la pierre aux spécialistes « facteurs humains » ; même si les résultats de la littérature scientifique apportent des précisions et débouchent sur des mises en garde, ils ne renforcent que marginalement l’état des savoirs de la spécialité [2.] Pour réaliser une expertise, quel type d’analyse est-il préférable de mettre en œuvre ? L’analyse causale, en explicitant les liens entre les facteurs humains et organisationnels et la sûreté des installations, semble à la fois permettre d’atteindre une meilleure efficacité rhétorique – en alignant probablement davantage les parties prenantes, objectif prééminent de l’expertise, et une meilleure efficacité cognitive. Plusieurs « bonnes raisons » justifient néanmoins l’analyse par confrontation à un modèle de référence [3.] Pour étayer les propos de ce chapitre, nous utiliserons principalement les données restituées dans la précédente partie. Nous mobiliserons par ailleurs la littérature consacrée à la gestion des risques et à la fiabilité organisationnelle, des résultats classiques de la recherche en gestion et en théorie des organisations, des concepts de la nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman (1958 (2000); 1977 (2002)). Persuader ou convaincre efficacité rhétorique et cognitive de l’expertise 342 1. Les savoirs lacunaires de l’expertise « facteurs humains » Afin de révéler la nature des savoirs mobilisés par les spécialistes « facteurs humains », nous nous sommes interessé aux conclusions et aux prescriptions issues de leurs expertises177. En effet, de telles données nous semblaient plus fiables et plus adaptées que des éléments relatifs aux parcours, à la formation des spécialistes, ou encore à leurs ouvrages de référence, à leurs publications éventuelles. L’analyse nous permettra d’établir un ensemble ordonné de facteurs humains et organisationnels de sûreté, constituant un modèle de référence [1.1.] L’examen des arguments justifiant ces facteurs de sûreté nous permettra de mettre en évidence l’existence de deux analyses-type différentes, et éventuellement complémentaires : l’analyse causale et l’analyse par confrontation à un modèle de référence [1.2.] La première est de nature exploratoire et peut permettre d’aboutir à l’établissement d’un lien cognitif fort entre le facteur humain ou organisationnel et la sûreté de l’installation expertisée [1.3.] ; la seconde, souvent mobilisée par les spécialistes, repose sur les vertus présumées du modèle de référence, dont il semble à la fois difficile de définir précisément les composantes et d’évaluer les effets sur la sûreté. C’est en ce sens que les savoirs établis de l’expertise « facteurs humains » sont lacunaires .

Les variables humaines et organisationnelles associées aux prescriptions et aux conclusions

A quels objets s’intéressent les spécialistes « facteurs humains » dans leur expertise ? A partir d’une analyse des prescriptions formulées dans plusieurs dossiers [1.1.1.], nous expliciterons les composantes d’un modèle de l’organisation sûre, telle que la conçoivent les spécialistes178 ; les améliorations que portent une grande partie de leurs prescriptions consistent à conformer davantage l’organisation expertisée (une installation ou un ensemble d’installations) à ce modèle de référence, qui met particulièrement l’accent sur les règles, les dispositifs et les outils de gestion . Dans chacun des cas, nous avons utilisé la version finale de l’expertise « facteurs humains ». 178 On agrégera en fait les différentes composantes utilisées par chacun des spécialistes dans leur expertise.

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Analyse des prescriptions et des conclusions

L’analyse effectuée montre qu’on peut associer aux prescriptions des spécialistes des variables humaines et organisationnelles. Ce terme est en fait proche de celui de paramètre de conception, utilisé par Henry Mintzberg (1978 (2005); 1980) pour bâtir sa théorie de la conception des structures organisationnelles. Toutefois, le vocable « variable » illustre mieux le mécanisme prescriptif : la prescription attribue une valeur cible à la variable, censée faire progresser la sûreté. Comme Mintzberg, on rassemblera ces variables dans différents groupes179, préalablement définis dans l’Encadré 30. • Système de retour d’expérience : modalités d’analyse des incidents et des dysfonctionnements d’exploitation ; intégration des facteurs humains ; modalités de centralisation et de partage des résultats des analyses. • Interfaces hommes-machines : modalités de conception des interfaces ; intégration des facteurs humains ; ergonomie des interfaces existantes. • Gestion du système documentaire : modalités de conception de la documentation opérationnelle ; qualité et cohérence de la documentation ; ensemble des dispositifs d’incitation à son usage, des dispositifs de contrôle de son utilisation. • Processus de gestion des compétences : ensemble des dispositifs et outils de gestion des compétences techniques et non-techniques et des habilitations ; formations spécifiques aux risques et à la sûreté. • Organisation du travail : ensemble des dispositions de coordination, de communication, de circulation de l’information ; définition des rôles, des missions, des responsabilités, des modalités de délégation, des modalités de contrôle ; charge de travail et conditions de travail. Encadré 30 : cinq groupes de variables humaines et organisationnelles L’exercice est réalisé pour les expertises que nous avons restituées dans la deuxième partie, mais aussi pour deux autres expertises de notre échantillon (réexamen Minotaure [1.1.1.1], incidents Artémis [1.1.1.2.], réexamen Artémis [1.1.1.3.], gestion des compétences [1.1.1.4], organisation de la conduite [1.1.1.5.]180) L’analyse porte sur les différentes prescriptions qui figurent sous la forme de demande, d’engagement ou de position/action. On a également considéré les variables mentionnées au cours des instructions que nous avons suivies et qui n’ont pas fait l’objet d’une prescription explicite.

Synthèse : un modèle de référence

 Dans le Tableau 26, on a regroupé les variables humaines et organisationnelles recensées, après avoir attribué à chacune la valeur cible identifiée par les spécialistes dans leurs prescriptions. Cette valeur est bien entendu associé à un effet positif sur la sûreté182 ; ainsi valorisées, ces variables constituent donc des facteurs humains et organisationnels de la sûreté nucléaire, tels qu’ils sont pensés et prescrits par les spécialistes.Ce modèle de référence appelle notamment les remarques suivantes : • De manière générale, les spécialistes « facteurs humains » examinent l’organisation d’un point de vue technologique, c’est-à-dire en mettant l’accent sur les règles, les dispositifs, les outils de gestion (démarche de conception, systèmes de gestion des compétences, de délégation, par exemple) ; • Le caractère imprécis des valeurs cibles de plusieurs variables du modèle mérite d’être souligné (une « bonne » circulation de l’information, par exemple) ; • Ce modèle de référence n’est pas figé : on l’a vu notamment pour la gestion des compétences, où certains éléments furent constitués pendant la phase de cadrage ; ils ont été capitalisés par les spécialistes du S.E.F.H. qui les utilisent aujourd’hui pour d’autres expertises (réexamens de sûreté notamment) ; • Ces facteurs humains et organisationnels s’inscrivent dans une histoire de la pensée de la sûreté nucléaire. On peut en effet les associer à différents niveaux de la défense en profondeur (cf. p. 52), en remarquant qu’ils concernent davantage la prévention que la limitation des conséquences. Par ailleurs, l’importance des thématiques organisationnelles et gestionnaires est notable ; elle illustre l’extension des objets de la sûreté nucléaire précédemment mentionnée (cf. p.74). Indépendamment du type de dossier (réexamen de sûreté, analyse d’incident, expertise transversale), les spécialistes mobilisent (un sous-ensemble de) ces facteurs humains et organisationnels dans leurs prescriptions. L’analyse des arguments qui les justifient est également instructive.

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