PERSPECTIVE DE REEXAMEN DE LA QUESTION
RELIER UN ARCHIPEL DE TEXTES PEU MOBILISÉS SÉPARÉMENT OU DE CONCERT
Un certain nombre de textes, un peu plus d’une quinzaine, traitant de la manière dont Descartes aborde la question de la vérité et de son fondement, ont été assez peu reliés pour en éclairer la compréhension. Du moins n’ont-ils pas été sollicités de manière centrale ou décisive et méthodiquement rapprochés les uns des autres par les commentateurs, lorsqu’ils n’ont pas été, pour certains, purement et simplement passés sous silence. Nous suggérons que ces lacunes peuvent s’expliquer de deux façons :
Premièrement, aussi discutable que cela soit, ces textes peu mobilisés ont, tout d’abord, pu être considérés négligeables parce que mineurs, du fait qu’ils appartiennent à la correspondance de Descartes, à l’Entretien avec Burman169, ou encore au paratexte des Objections et Réponses et non au texte même des Méditations. Secondement, ces textes ont aussi pu être écartés parce qu’ils sont apparus difficilement compatibles, voire incompatibles, avec l’interprétation dominante de la doctrine soutenant que la connaissance de Dieu constitue le fondement cartésien de la vérité. Nous avançons deux raisons de leur prêter une attention soutenue :
a) Premièrement, ces textes, laissés le plus souvent dans l’ombre ou à la périphérie du système par les commentateurs, et que l’on n’a pas pris le soin de rapprocher et de recouper systématiquement, seront d’autant plus éclairants qu’ils prennent à rebours et permettent de discuter utilement la lecture proposée par l’interprétation dominante de la manière dont Descartes traite la question du fondement de la connaissance. Ils permettent, grâce aux reformulations qu’ils en proposent, d’éclairer de biais le sens de la doctrine cartésienne de la connaissance telle qu’elle est exposée dans les œuvres majeures de Descartes. Ce qui a pu être un motif de leur mise à l’écart, nous semble devoir être, à l’inverse, ici, une raison de leur prise en compte.
b) Secondement, leur prise en considération relève d’un souci et d’un devoir d’objectivité. Nous n’avons pas à décider, en lieu et place de l’auteur luimême, ce qui doit entrer dans son système ou rester à sa porte, au gré de l’interprétation que l’on cherche à en donner, sauf à risquer de ne plus mettre le travail d’interprétation au service de la compréhension de l’œuvre, mais l’œuvre au service de son interprétation. Fort de ce principe, nous efforcerons, dans notre lecture des textes, de convoquer et d’examiner, chaque fois que nécessaire, les textes qui ne semblent pas être favorables à notre thèse et à nos hypothèses de lecture ou qui semblent même les contredire frontalement, en souhaitant que ce travail de confrontation soit fertile et offre des perspectives de réinterprétation de certains passages des œuvres canoniques de Descartes.
Bref, nous essaierons autant que faire se peut, d’éviter l’esquive et de procéder par élisions. Parmi les textes qui semblent a priori résister à notre thèse, citons d’ores et déjà, à titre d’exemples massifs, le développement des pages 38 et 39 du Discours de la méthode où Dieu est cité en garantie de la vérité de ce que nous concevons clairement et distinctement170ou encore ce passage de la Méditation cinquième171 selon lequel « sans cette connaissance [celle d’un être souverain et parfait en l’idée duquel l’existence nécessaire est comprise], il est impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement ». Ce ne serons, bien sûr, pas les seuls, à mériter d’être convoqués.
UNE APPROCHE INTERNALISTE
En s’appuyant, non sur des matériaux nouveaux, ni sur de nouvelles sources, ni sur l’histoire de la réception de la philosophie ou de la science cartésienne, mais sur des textes de Descartes relativement peu exploités de concert, il nous semble intéressant de reconstruire et d’évaluer la doctrine cartésienne sur la question de la connaissance et de son fondement, par une approche internaliste. Les grandes interprétations de type internaliste, dans les études cartésiennes, ont marqué les années 1950-1960. Elles étaient dominées, en France, par Ferdinand Alquié et Martial Gueroult. Cette tradition a, en partie, laissé place, depuis plus d’un demi-siècle, à des approches qui se sont donné pour ambition, d’éclairer et de renouveler l’interprétation de Descartes
grâce à la mise en évidence de sources et d’éléments contextuels philosophiques, théologiques et scientifiques encore ignorés ou mal connus, ou à partir de la réception de Descartes dans l’histoire de la philosophie, ii) ou encore, à partir, d’auteurs « mineurs » contemporains de Descartes. S’inscrire aujourd’hui dans le fil d’une tradition d’interprétation de type internaliste de Descartes se justifie-t-il ? Nous le pensons, ne serait-ce que parce que la distance historique qui nous sépare des grandes interprétations des années 1950-1960, rend possible et appelle ce travail. Cette distance l’appelle et le rend possible en raison des changements qui sont survenus depuis cinquante ans et surviennent sans cesse dans le paysage philosophique.
Certes, il ne nous appartient pas de brosser ici un tableau de la philosophie contemporaine, et nous n’en aurions pas la prétention, mais nous pouvons dire que nous avons, notamment, vu s’accroître, en un demi-siècle, l’influence des méthodes et des thèses de la philosophie analytique, alors que nous assistions à une perte relative d’influence de courants philosophiques tels que l’existentialisme, le structuralisme, ou la phénoménologie. Ce type de changements dans le paysage de la philosophie contemporaine ne saurait pas ne pas avoir d’incidence sur notre lecture de l’histoire de la philosophie.