Performance de la R&D en rupture et des stratégies d’innovation Organisation, pilotage et modèle d’adhésion

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LES APPROCHES DE L’INCERTITUDE

Caractéristiques de l’incertitude dans les projets de R&D 

Définition de l’incertitude et niveaux

Innovation et incertitude sont deux termes indissociables : « By definition, innovation implies creating the new, and the new contains elements that we do not comprehend at the beginning and about which we are uncertain. » (Kline et Rosenberg, 86, p275). Toutefois, sous les termes d’« incertitude liée au caractère innovant d’une activité » peuvent se confondre différentes notions que l’on peut piloter différemment, comme le risque, l’ambiguïté, la complexité ou l’absence de connaissance. Nous chercherons donc ici à définir les incertitudes de l’innovation et des projets d’innovation, afin de fixer la terminologie et la typologie que nous utiliserons par la suite. La distinction la plus communément admise dans la littérature entre risque et incertitude est celle établie par l’économiste Frank Knight, qui définit le risque comme un événement ayant une probabilité mesurable de réalisation tandis que l’incertitude renvoie à un événement dont la probabilité de réalisation est inconnue (Knight, 21, p11) : « Uncertainty must be taken in a sense radically distinct from the familiar notion of risk, from which it has never been properly separated… The essential fact is that ‘risk’ means in some cases a quantity susceptible of measurement, while at other times it is something distinctly not of this character; and there are far-reaching and crucial differences in the bearings of the phenomena depending on which of the two is really present and operating… It will appear that a measurable uncertainty, or ‘risk’ proper, as we shall use the term, is so far different from an unmeasurable one that it is not in effect an uncertainty at all. » Toutefois, le caractère mesurable de la probabilité d’un événement peut être établi de deux façons : objectivement selon sa fréquence de réalisation (par exemple dans le cas de la loterie), ou subjectivement par l’individu confronté à l’événement suivant la vraisemblance qu’il lui attribue. Deux personnes différentes et également rationnelles peuvent avoir des jugements de probabilité différents sur le même événement, car leur expérience personnelle transforme les jugements de probabilité (Bouyssou, 06). L’approche subjectiviste est née avec Bernouilli qui a introduit le concept de degré subjectif de la certitude, bien qu’atténué par sa conception déterministe d’un monde où les événements sont préétablis par Dieu (Bernouilli, 1738). Ramsey, de Finetti et Savage rejettent l’hypothèse du déterminisme. Ils considèrent la subjectivité comme une conséquence de notre connaissance et de notre raisonnement (de Finetti, 37): « We are never entitled to predict future frequencies with certainty, (…) since that would only be legitimate under some deterministic hypothesis. If we accepted such a deterministic hypothesis, no question of probability would exist ». Savage a établi les conditions suffisantes pour que les choix révèlent l’existence de probabilités subjectives (Savage, 54). Or si l’incertitude devient probabilisable subjectivement, elle est également un risque au sens de Knight. Dans ce cas, existe-t-il de « réelles » incertitudes ? Les travaux sur l’incertitude en théorie de la décision et chez les économistes définissent deux formes d’incertitude supérieure au risque : – l’ « ambiguïté », définie par Ellsberg comme des situations où les axiomes de Savage sont violés9 et par conséquent ne permettent pas d’établir des probabilités subjectives fiables pour prendre une décision (Ellsberg, 61). Ellsberg caractérise cette situation comme une distorsion des probabilités [subjectives] en réaction à l’incertain ; – l’ « incertitude radicale » au sens de Keynes, traitant l’incertitude comme une situation où l’on ne sait rien, et où l’on ne peut donc pas décrire les évènements possibles ni leurs conséquences (Keynes, 36). L’approche post-keynésienne considère donc exclusivement l’incertitude en jeu dans les événements non-probabilisables. En conséquence, l’ambiguïté se situe à un degré d’incertitude plus élevé que le risque, mais moins fort que l’incertitude radicale d’où l’information est totalement absente. Par la suite nous utiliserons le terme de risque lorsque l’incertitude renvoie à un événement dont la probabilité est considérée comme fiable, qu’elle ait été obtenue par une approche fréquentiste ou subjectiviste. Le terme d’ambiguïté sera utilisé pour traiter d’une incertitude attribuée à un événement dont l’information sur la probabilité de réalisation est considérée comme peu fiable par le décideur. Enfin le terme d’incertitude radicale sera utilisé pour les situations d’informations fortement incomplètes ou absentes. Ces termes renvoient à des facettes diverses de l’incertitude : Figure 8 : Les trois facettes de l’incertitude 9 Paradoxes d’Ellsberg à deux couleurs et à trois couleurs (Ellsberg, 61). Incertitude Risque Incertitude Radicale Ambiguïté Maîtrise des probabilités de réalisation _ _ _ ++ Chapitre I : Cadres généraux du management de projets — Spécificité des projets de R&D 41 Les incertitudes essentielles à notre étude sont celles relevant de l’ambiguïté. En effet, le pilotage du risque est aujourd’hui une science à part entière dans laquelle les entreprises possèdent de nombreux outils de pilotage (analyse des risques, sureté de fonctionnement, etc.). Quant à l’incertitude radicale, au sens de Keynes, il s’agit d’une situation où l’information est totalement absente, ce qui est rarement le cas dans les grands groupes industriels. Nos travaux ont donc pour objets le pilotage de situations ambigües. Nous chercherons ici à préciser la nature de ce type d’incertitudes. Le terme d’ambiguïté issu des travaux d’Ellsberg a souvent été repris dans la littérature pour définir un événement dont les probabilités de réalisation ne sont pas maîtrisées à cause d’un manque dans les informations à disposition du décideur. Par opposition avec l’incertitude radicale où les informations n’existent pas, dans le cas de l’ambiguïté, les informations existent mais sont inconnues du décideur (Dequech, 00, p1) : « ambiguity refers to missing information that could be known, while fundamental uncertainty implies that some information does not exist at the decision time because the future is yet to be created. » Dans les cas d’ambiguïté, l’incertitude comprend deux dimensions soulignées par Boly, Renaud, Mosalvo et Guidat (Boly et al., 98, p6) : – l’impossibilité de décrire avec précision des événements qui ne se sont pas encore produits ; – l’imprécision inhérente à notre maîtrise des faits et à notre compréhension des phénomènes. Ces dimensions soulignent l’importance de l’information nouvelle acquise au cours du projet et les modifications qu’elle induit sur la connaissance des incertitudes. Dans ce sens, la division des facettes de l’incertitude proposée par De Meyer, Loch et Pich introduit une dimension intermédiaire entre la notion d’ambiguïté (foreseen uncertainty) et l’incertitude radicale (chaos), caractérisable par le moment d’apparition de l’information manquante : l’incertitude imprévisible (unforeseen uncertainty). Ce dernier terme est détaillé par Sommer et Loch (04, p1343) : « Unforeseeable uncertainty refers to the inability to recognize influence variables or interactions at the outset (the system state space is not fully known). » Cette distinction permet de différencier, d’une part, les incertitudes prévisibles induites par des facteurs connus dont on sait qu’ils auront une influence sur le projet, mais de façon non-planifiable et nonquantifiable (foreseen uncertainty), et d’autre part, l’incertitude concernant l’existence possible d’un facteur ou d’une combinaison de facteurs pouvant avoir un impact sur le projet, mais inconnus au démarrage du projet et qui par conséquent ne peuvent être anticipés (unforeseen uncertainty) (De Meyer et al., 02). Par exemple, une incertitude imprévisible peut être le fruit de l’interaction de plusieurs événements qui étaient pourtant prévisibles indépendamment les uns des autres, ou de l’arrivée sur le marché d’un nouveau produit concurrent qui fait bouger les règles pré-établies pendant le développement d’une innovation (on peut par exemple penser à l’impact de la sortie de l’i-phone sur les projets en cours dans les entreprises de téléphonie mobile).

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Sources de l’incertitude dans les projets d’innovation

A partir de cette vision sur les différents niveaux d’incertitudes pouvant coexister dans les projets d’innovation et l’impact du temps sur celles-ci, nous pouvons désormais nous poser la question des sources de l’incertitude dans les projets de conception de produits nouveaux dans les grands groupes industriels. Baillon définit la source d’incertitude comme « un ensemble d’événements générés par un même mécanisme incertain » (Baillon, 06, p34). Dans le cadre des projets de produits innovants, l’incertitude nait de différentes sources : elle peut être technique, économique, organisationnelle, ou d’une autre forme encore. Les travaux de Heath et Tversky démontrent l’importance de la source d’incertitude sur l’attitude des décideurs (Heath et Tversky, 91 in Tversky, 04, p694) : « individuals consistently preferred bets on uncertain events in their area of expertise over matched bets on chance devices, although the former are ambiguous and the latter are not. The presence of systematic preferences for some sources of uncertainty calls for different weighting functions for different domains, and suggests that some of these functions lie entirely above others ». La littérature présente de nombreuses taxonomies des sources de l’incertitude : nous avons rassemblé dans le tableau ci-dessous des exemples récents de catégorisation. A propos de l’innovation, la majorité des auteurs décompose l’incertitude en deux natures : technico-économique ou commerciale (Bard et al., 88 ; Kocaoglu et Iyigun, 94 ; Petrick et Provance, 05 ; Coldrick et al., 05). Sous l’angle du projet d’innovation, d’autres dimensions apparaissent : l’incertitude interne ou organisationnelle, l’environnement concurrentiel et les évolutions réglementaires (Boly et al., 98 ; Millier, 05

Table des matières

Introduction Générale : Pilotage de la R&D en rupture et des stratégies d’innovation dans les grands groupes industriels
PARTIE 1 : LE PROJET DE R&D DANS LA LITTERATURE : Etat de l’art et questions
Chapitre I : Les cadres généraux du management de projet : spécificité des projets de R&D
Chapitre II : L’approche économique des projets de R&D
Chapitre III : L’approche stratégique des projets de R&D
Chapitre IV : Limites de l’état de l’art : les spécificités stratégiques et managériales de la R&D en
rupture
PARTIE 2 : MATERIEL ET METHODOLOGIE DE RECHERCHE : Combiner observation et expérimentation dans un grand groupe industriel
Chapitre V : Support et méthode de recherche
Chapitre VI : Etapes d’investigation
PARTIE 3 : EVOLUTIONS ORGANISATIONNELLES ET NOUVEAUX OUTILS DE PILOTAGE CHEZ UN
CONSTRUCTEUR AUTOMOBILE : les leçons de l’expérience
Chapitre VII : Une nouvelle organisation de la R&D en rupture de Renault (R&AE) : un besoin de pilotage renouvelé
Chapitre VIII : Construction d’un consensus des « parties prenantes » internes sur la valeur et la
performance d’un projet d’innovation : Proposition et expérimentation d’outils de gestion
PARTIE 4 : VALEUR ET ADHESION : un cadre théorique adapté aux projets de R&D en rupture
Chapitre IX : Pilotage par la valeur des projets d’innovation : nécessité d’un outillage spécifique d’explicitation et de mesure des formes de valeur
Chapitre X : Le rôle managérial dans la construction de l’adhésion à la R&D en rupture et la contractualisation des partenaires internes
Conclusion générale : La performance de la R&D en rupture : du projet aux stratégies
d’innovation

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