Penser la danse classique depuis la création chorégraphique
Danse (néo-)classique et création chorégraphique : des enjeux vivaces
Des logiques de création spécifiques aux grandes compagnies de ballet. Si donc les catégories « classique », « contemporain » et « néo-classique » échouent à saisir la complexité des pratiques et des œuvres, il n’en demeure pas moins, comme le montre la sociologue Laura Cappelle, que la danse classique abordée depuis l’angle de la création chorégraphique constitue aujourd’hui encore un monde de l’art à part entière, que font vivre un ensemble d’acteurs1 collaborant à la création d’œuvres au sein d’institutions comme les grandes compagnies de ballet internationales.
Au cœur de ce monde de l’art se trouve la technique classique, à partir de laquelle les « classiques » (qu’ils soient chorégraphes, danseurs, maîtres de ballet, répétiteurs…) travaillent quotidiennement. Plus largement, les classiques partagent une « hexis corporelle2 » et toute une culture liée à leur socialisation à la danse classique. Si ce monde de l’art avait jusqu’à présent été principalement étudié par les sociologues sous l’angle de la formation des jeunes danseurs , Laura Cappelle se propose de montrer que certaines logiques de création lui sont spécifiques, du moins au sein des grandes compagnies de ballet internationales, et permettent de dessiner les contours de la danse classique comme d’un genre chorégraphique à part entière.
Ce genre, qu’on l’appelle danse classique ou ballet, possède des logiques de développement spécifiques et a son propre horizon d’attente technique et esthétique. Du point de vue de la création chorégraphique, la danse classique a donc une consistance sociologique, qu’expliquent plusieurs facteurs aussi bien historiques que pratiques : par exemple, la technique classique exige un entraînement quotidien de la part des danseurs et une certaine stabilité institutionnelle,
qui est également nécessaire à l’interprétation des ballets du « grand répertoire classique », eux-même coûteux en moyens logistiques et économiques. Au sein de ce monde de l’art, les grandes compagnies de ballet internationales étudiées par Laura Cappelle jouent un rôle central, bien qu’il existe plusieurs autres formes de compagnies employant des danseurs classiques.
Tendances actuelles de la création chorégraphique en danse classique
Le premier idéal-type, illustré par la création d’une œuvre comme La Source de JeanGuillaume Bart, correspondrait à ce que Laura Cappelle nomme une « logique conventionnelle25 » de création. Jean-Guillaume Bart entretient en effet un rapport très étroit à l’histoire de la danse, en cherchant à recréer une œuvre oubliée d’après les sources qu’il nous en reste. Il est soucieux de respecter les conventions, c’est-à-dire les codes et archétypes des ballets du répertoire traditionnel, par exemple en ce qui concerne la répartition des rôles ou la structure du ballet.
De plus, son écriture chorégraphique, que ce soit dans le vocabulaire gestuel ou la syntaxe, s’appuie très fortement sur la technique classique telle qu’elle est apprise en cours par les danseurs de l’Opéra de Paris26. Cette grande continuité entre l’œuvre chorégraphiée et, d’une part le cours de danse classique, d’autre part le répertoire dit classique, explique que les ballets créés selon la logique conventionnelle soient perçus comme « classiques » et non pas comme « néo-classiques », tant par les danseurs que par les spectateurs. Jean-Guillaume Bart fait d’ailleurs partie des chorégraphes rencontrés par Laura Cappelle qui assument le mieux leur identité de classiques. Il donne à cette notion une extension que l’on pourrait dire maximale.
Pour lui, être un chorégraphe classique signifie s’inscrire dans une lignée ininterrompue de pédagogues et de chorégraphes, dans une tradition toujours vivante car portée par une quête d’absolu et d’idéal. Son discours exprime une « foi en la danse classique comme genre intemporel27 », mais qu’il faut défendre, tant elle serait sans cesse menacée par des dérives gymniques de la technique classique ou par la remise en cause récurrente de valeurs esthétiques comme la beauté ou la grâce.
En revanche, le deuxième idéal-type identifié par Laura Cappelle, celui de la « logique dramatique », « est le fait de chorégraphes possédant un rapport ambivalent à la danse classique et visant ouvertement à la faire évoluer de l’intérieur29 », souvent parce qu’ils sont familiers du monde de la danse contemporaine. Cet idéal-type regroupe de nombreuses créations actuelles, comme La Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot ou Broken Wings d’Annabelle Lopez Ochoa.
L’enjeu est pour ces chorégraphes de « réinjecter dans la danse classique […] des évolutions (dramaturgiques, notamment) [considérées comme] propres à la danse contemporaine », par exemple en préférant la relation au partenaire à une danse frontale. Dans des pièces créées selon la logique narrative, « la cohérence narrative et l’interprétation sont privilégiées par rapport à l’exactitude technique ou à des structures formelles strictes31 », ce qui induit un travail approfondi sur la psychologie des personnages interprétés, notamment avec les solistes