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Les plaines inondables, zones de transition entre milieu aquatique et milieu terrestre
Définition des plaines inondables
Les plaines d’inondation sont définies comme des surfaces relativement planes, périodiquement submergées par le débordement des rivières adjacentes (Junk & Welcomme, 1990; Tockner & Stanford, 2002; Welcomme, 1975). En plus des crues des rivières, d’autres sources d’eau sont généralement reconnues comme contribuant à l’inondation des plaines : le débordement des nappes phréatiques, les eaux de ruissellement et les précipitations locales (Adams, 1993; Tockner & Stanford, 2002). Les plaines inondables sont aussi caractérisées comme des écosystèmes constamment façonnés par les processus d’érosion et de dépôt d’alluvions (Adams, 1993; Hamilton, 2009; Wantzen et al., 2008). Junk et al. (1989 : 112) avancent une définition plus écologique des plaines inondables, qui reconnait l’impact des crues sur les organismes et leurs adaptations : ce sont des « areas that are periodically inundated by the lateral overflow of rivers or lakes, and/or by direct precipitation or groundwater ; the resulting physicochemical environment causes the biota to respond by morphological, anatomical, physiological, phenological, and/or ethological adaptations, and produce characteristic community structure ». Selon la définition retenue, la surface attribuée aux plaines inondables d’un cours d’eau peut fortement varier : elle peut être délimitée selon des caractéristiques hydrologiques (surface inondée lors des cent dernières années), sur des critères géomorphologiques (surface couverte par les dépôts d’alluvions récents), ou sur des critères écologiques (surface colonisée par des organismes adaptés aux inondations) (Tockner Stanford, 2002). Nous retenons dans la suite de cette thèse la définition proposée par Junk et al. (1989).
Morphologie des écosystèmes de plaine inondable
Un écosystème de plaine inondable est généralement composé des habitats suivants (Keddy, 2010; Welcomme, 1975) (Figure i-1) :
Le lit mineur du cours d’eau, qui est l’espace occupé par la rivière pendant la période d’étiage. Le lit de la rivière peut être composé d’un seul chenal (droit ou méandriforme), ou de plusieurs chenaux anastomosés séparés par des bancs de sable et/ou des îles couvertes de végétation.
La plaine inondable, également appelée lit majeur, qui abrite de multiples habitats se différenciant selon leur microtopographie, leur végétation, ou le type de sol. Dans ces vastes étendues planes, la microtopographie est cruciale. Des variations subtiles de topographie peuvent résulter en de considérables différences en termes de degré et de temps d’inondation, avec des conséquences écologiques importantes. Les dépressions de la plaine, creusées par les divagations latérales de la rivière, constituent des zones d’eau permanentes ou temporaires.
Dans les dépressions plus prononcées se forment des lacs et étangs. Ces eaux permanentes jouent un rôle écologique important puisqu’elles servent de zones refuges aux organismes estivant dans les plaines. Les zones surélevées, mises en eau plus tardivement voire toujours exondées, se forment par accumulation de matériaux à certains endroits. Le long du lit mineur, les matériaux les plus grossiers se déposent et créent des bourrelets de berge. Dans les parties convexes des méandres, le dépôt d’alluvions forme des bancs sableux. Plus on s’éloigne du lit mineur, plus les alluvions déposés seront fins et de nature argileuse. Des zones forestières et herbacées forment au sein de la plaine une mosaïque de végétation.
Le concept de pulsion de crue
Les définitions présentées plus haut révèlent les aspects transitoire et périodique de l’inondation, caractéristiques fondamentales des plaines inondables. Les plaines sont des zones de transition entre le milieu aquatique et le milieu terrestre (Junk et al., 1989). Jusque dans les années 1970, les scientifiques étudiant les plaines inondables se divisaient en différents groupes : les écologues aquatiques étudiaient les lacs et les systèmes lentiques2 des plaines (en les analysant comme des lacs ‘classiques’), les écologues terrestres étudiaient la faune et la flore terrestres, et les hydrologues investiguaient les écosystèmes lotiques, s’intéressant aux flux d’eau et de sédiments dans les cours d’eau3. Ces distinctions opérées entre milieu aquatique et milieu terrestre ou entre système lentique et système lotique ne permettent pas de caractériser la complexité du fonctionnement des plaines inondables (Bayley, 1995; Junk & Wantzen, 2004; Junk et al., 1989). Par exemple de nombreuses espèces végétales ne peuvent être référencées en tant que plantes ‘aquatiques’ ou ‘terrestres’ car elles sont parfaitement adaptées aux phases d’inondation et sèche. Les espèces animales colonisant les plaines inondables ont également développé des adaptations leur permettant de survivre aux deux stades inondé et terrestre. Les plaines inondables doivent être considérées comme des écosystèmes spécifiques, avec des propriétés uniques que les paradigmes de l’écologie terrestre ou aquatique ne permettent pas de comprendre (Junk & Wantzen, 2004; Mitsch & Gosselink, 2000).
Le concept de pulsion de crue (‘flood pulse concept’), développé par Junk et al. (1989), permet d’avoir une vision plus systémique des plaines inondables. Ce concept insiste sur la nécessité d’étudier le fonctionnement des rivières et des plaines inondables associées comme un tout, et non comme des unités séparées. Il met en exergue les échanges et circulations d’eau, de nutriments, et d’organismes entre les rivières et la plaine et entre les phases aquatiques et terrestres des plaines. Surtout, ce concept identifie la pulsion de crue comme étant la principale force qui crée les plaines inondables, les maintient, et détermine leur nature et leur productivité. En d’autres termes, l’interaction dynamique entre l’eau et la terre ferme constitue le processus majeur qui permet la production, les adaptations et les évolutions des organismes (Bayley, 1995; Junk & Wantzen, 2004; Junk et al., 1989, 2011; Welcomme, 1975). Le ‘flood pulse concept’ accorde une grande importance à l’étude de la productivité des plaines d’inondation. Un des concepts centraux est que dans le système rivière-plaine d’inondation, une grande part de la production primaire et secondaire est réalisée au sein de la plaine (Bayley, 1995; Junk & Wantzen, 2004; Junk et al., 1989). La majeure partie de la biomasse végétale et animale de ce système dérive directement ou indirectement de la production réalisée au sein de la plaine, et non de transport par la rivière de matière organique produite ailleurs dans le bassin versant. La composition des nutriments du sol des plaines dépend bien en partie des matériaux charriés par la rivière, de leur taux et leur composition, mais elle dépend également de processus internes aux plaines et des mécanismes de transferts de nutriments entre les phases aquatiques et terrestres. Ces transferts au sein de la plaine entre les différents stades d’inondation impactent grandement les cycles de nutriments et les processus de production et de décomposition. Nous nous proposons dans le paragraphe suivant d’expliquer les processus de production primaire et secondaire dans les plaines. Le concept de la pulsion de crue et le fonctionnement écologique des plaines inondables sont résumés dans la Figure i-2.
Fonctionnement écologique et productivité des plaines inondables * Productivité primaire plaine, l’eau s’enrichit en éléments minéraux provenant de la décomposition de la végétation ‘terrestre’ (décomposition accélérée par l’inondation) ainsi que des rejets d’animaux. La matière organique et minérale déposée lors du stade terrestre est mobilisée et dissoute dans le système aquatique (Arfi & Témé, 2002; Bayley, 1995; Hamilton et al., 1997; Junk & Wantzen, 2004; Lévêque & Paugy, 2006; Sabo et al., 1999). L’inondation modifie les conditions hydrogéochimiques de la plaine et permet d’initier de nouveaux cycles biologiques aboutissant à une production de biomasse végétale (Arfi & Témé, 2002; Junk & Wantzen, 2004). Dans les plaines inondables tropicales, la croissance rapide de la végétation macrophytique est caractéristique de l’inondation (Arfi & Témé, 2002; Baldwin & Mitchell, 2000). Ces formations végétales forment des réseaux de tiges très denses, qui exercent une action de filtration et favorisent la sédimentation des particules transportées par le fleuve. A cette production primaire élevée est associée la décomposition d’une partie de l’ancienne végétation ‘terrestre’, tandis que d’autres espèces pérennes survivent à l’inondation. Lorsque le niveau d’eau arrête de monter, la décomposition de la végétation est supérieure à la production. Ceci résulte en une déficience accrue d’oxygène dissous dans l’eau. Les concentrations en oxygène O2 et en nitrate NO3- diminuent très fortement tandis que des gaz comme le méthane CH4, le sulfure d’hydrogène H2S ou ammoniac NH3 augmentent. Les organismes vivant dans les sols inondés doivent alors présenter des adaptations aux conditions anoxiques et à certaines concentrations d’ions atypiques et de gaz toxiques (Junk & Wantzen, 2004; Keddy, 2010; Bayley, 1995). Avec la production de végétation macrophytique, la montée des eaux résulte en un développement rapide de bactéries, d’algues, de zooplanctons, et plus généralement d’une riche faune d’invertébrés aquatiques (Arfi & Témé, 2002; Baldwin & Mitchell, 2000).
Après le pic de crue, le niveau d’eau décroît, l’eau se retire de la plaine en empruntant une série de canaux. La végétation ‘aquatique’ qui avait colonisé la plaine se décompose, ce qui augmente la fertilité locale du sol. Une grande partie du carbone organique produit lors de la phase aquatique devient incorporée dans le réseau trophique terrestre (Junk & Wantzen, 2004). L’eau charrie une part des nutriments résultant de cette décomposition et le cours d’eau principal présente alors une concentration élevée en nutriments, ce qui peut résulter en une augmentation de la production de phytoplancton. Au même moment, sur les terres nouvellement exondées des plaines, les plantes ‘terrestres’ germent et recolonisent l’espace, associées aux plantes pérennes (Bayley, 1995). Les zones d’eau permanente de la plaine deviennent isolées de la rivière et développent des caractéristiques physiques et chimiques spécifiques et des assemblages d’espèces particuliers (ces différences entre le cours d’eau et les zones aquatiques de la plaine avaient été – et seront – homogénéisées lors de la crue précédente / suivante) (Junk & Wantzen, 2004; Sabo et al., 1999; Tockner et al., 2000).
L’augmentation rapide de la végétation en période de crue constitue un apport alimentaire important pour la faune piscicole. La mise en eau rend aussi disponible d’autres sources nutritives telles que des graines, jeunes pousses, feuilles, insectes, mollusques…(Adams, 1993; Welcomme, 1975). Lors de la montée des eaux, la plupart des espèces de poissons4 quittent le lit mineur des rivières et les mares d’eau permanente pour se répandre dans la plaine et bénéficier de cette abondance de nourriture, qui leur assure une croissance rapide. Les plaines inondables constituent également des zones de reproduction pour les poissons. Chez la plupart des espèces, les périodes de reproduction sont calées pour que les poissons fraient dans les plaines inondables, au début de la crue (Adams, 1993; Bayley, 1995; Welcomme, 1975; Welcomme et al., 2006). Les alevins trouvent dans la végétation abondante des abris contre les prédateurs (Adams, 1993; Lévêque & Paugy, 2006). Les macrophytes en particulier forment des sites de refuge et nurserie pour de nombreuses espèces (Arfi & Témé, 2002). Lorsque les eaux se retirent de la plaine, la faune piscicole (poissons adultes et juvéniles) migre pour retourner dans le lit principal du cours d’eau. Pendant cette migration, comme les sources de nourriture et les refuges diminuent (décomposition de la végétation), les poissons sont particulièrement vulnérables à la prédation (oiseaux, poissons carnivores) et la pression de pêche (Adams, 1993; Bayley, 1995). Les poissons ayant regagné le fleuve vont trouver refuge dans la végétation des bords de rives, ou dans les fosses profondes du cours d’eau à l’étiage. La migration des poissons dans les écosystèmes fluviaux tropicaux est un phénomène relativement bien connu et décrit. Les espèces de poisson les plus sensibles à la désoxygénation de l’eau vont quitter la plaine les premiers, suivis par les espèces plus résistantes aux conditions anoxiques ; et les adultes regagnent généralement le fleuve avant les juvéniles (Daget, 1959; Welcomme, 1975). Certaines espèces ne retournent pas dans le cours d’eau principal et trouvent refuge dans des mares permanentes de la plaine où ils survivent lors de la saison sèche. Ces mares sont caractérisées par une faible oxygénation de l’eau, et les espèces de poissons y estivant présentent des adaptations à ces conditions anoxiques et à la sécheresse (Adams, 1993; Junk & Wantzen, 2004; LeMoalle, 2006; Lévêque, 2006; Welcomme, 1975). Les protoptères (Protopterus spp.) par exemple s’enfouissent dans la boue en s’entourant d’un cocon de mucus qui les protège de la déshydratation. Plusieurs espèces de Clarias, Heterobranchus, Ctenopoma, Parachanna et Polypterus possèdent des organes accessoires de respiration qui leur permettent d’utiliser directement l’oxygène de l’air (Lévêque, 2006; Welcomme, 1975).
En conclusion, le fonctionnement écologique des plaines inondables repose sur l’alternance entre une phase aquatique et une phase terrestre, et sur les transferts de nutriments et d’organismes entre ces deux stades. Ces écosystèmes sont communément reconnus comme faisant partie des écosystèmes les plus productifs de la planète et supportent les activités agricoles, halieutiques et pastorales de nombreuses sociétés (Barbier et al., 1991; Bayley, 1995; Denevan, 1984; Ekwoanya & Ojanuga, 2002; Maltby & Acreman, 2011; Wantzen et al., 2008; 2005). Toutefois, on observe une grande variété de plaines inondables de par le monde. Selon les caractéristiques géomorphologiques, topographiques, hydrographiques, chimiques et biologiques de l’écosystème fleuve-plaine inondable, le fonctionnement écologique et la productivité primaire et secondaire seront sensiblement différents (Baldwin & Mitchell, 2000; Brinson & Malvárez, 2002; Brooks et al., 2011; Hamilton, 2009; Junk et al., 2011; Latrubesse et al., 2005). C’est un aperçu de la diversité des plaines inondables et de leurs caractéristiques que nous présentons dans le paragraphe suivant.
Une importante diversité des plaines inondables
Diversité des rythmes hydrologiques
Pour Junk et al. (2011), l’hydrologie est un facteur primordial dans la compréhension du fonctionnement d’une plaine inondable. La pulsion de crue d’une plaine peut être caractérisée par son amplitude, sa durée, sa fréquence et sa prévisibilité. Selon les rivières, l’inondation sera monomodale (un pic d’inondation) ou polymodale (deux ou plusieurs pics d’inondation), régulière ou irrégulière, courte ou longue, rapide ou lente, de grande ou de faible amplitude (Adams, 1993; Junk et al., 2011). Ces critères vont influencer la production annuelle des organismes végétaux et animaux. Bayley (1995) a ainsi fait l’hypothèse qu’il existerait une vitesse ‘optimale’ de montée puis de retrait des eaux, qui permettrait un déroulement optimal des processus biologiques dans les nouvelles conditions d’inondation et qui maximiserait la production. Concernant l’amplitude de crue, plusieurs études ont montré une corrélation positive entre la superficie de plaine submergée et la production piscicole (évaluée par le taux de capture). Une inondation de grande amplitude (inondant une grande superficie) va favoriser la reproduction et la croissance des espèces piscicoles et sera synonyme de captures abondantes lors des saisons et années suivantes. Inversement, une inondation de faible amplitude impactera le succès reproducteur de nombreuses espèces de poissons (Arfi & Témé, 2002; Laë & Lévêque, 1999; Tockner & Stanford, 2002; Welcomme, 1975). La régularité et prévisibilité des crues va favoriser le développement d’adaptations et de stratégies par les organismes (végétaux et animaux) et augmenter la productivité des plaines (Junk & Wantzen, 2004; Junk et al., 1989). La régularité des rythmes hydrologiques des rivières se détermine à l’aide d’un coefficient de variation saisonnière RQm et d’un coefficient de variabilité interannuelle RQa (ou K3) (Molinier et al., 1996; Rodier, 1964). Le coefficient de variation saisonnière RQm se calcule en faisant la moyenne des rapports annuels du débit mensuel maximum et du débit mensuel minimum. Le coefficient de variabilité interannuelle RQa correspond au rapport du débit moyen annuel le plus élevé sur le débit moyen le plus faible d’une période donnée.
RQm = Débit mensuel max/ Débit mensuel min
RQa = K3 = Débit moyen annuel max/ Débit moyen annuel min sur une période de temps donnée Les fleuves et rivières présentant des RQm et des RQa faibles, comme l’Amazone ou le Congo, sont très réguliers, avec une faible variabilité saisonnière et interannuelle du débit. Le Tableau i-1 et la Figure i-3 illustrent la diversité des régimes hydrologiques et des coefficients de variabilité de certains grands fleuves et rivières tropicaux.
Des compositions chimiques variées
Après le climat et l’hydrologie, la composition chimique (substances minérales ou organiques dissoutes ou en suspension, pH…) des rivières est le troisième facteur le plus important dans la classification des plaines inondables (Junk et al., 2011). Elle influence grandement la présence/absence d’organismes ainsi que la productivité primaire et secondaire des plaines.
La composition chimique des eaux dépendra de la nature du substrat géologique et de la couverture végétale du bassin versant drainé par le cours d’eau (Brooks et al., 2011; Janzen, 1974; Junk et al., 2011; Marlier, 1973). La composition des eaux est reflétée partiellement par leur couleur. En Amazonie, les populations précolombiennes classaient les rivières selon la couleur de leurs eaux, auxquelles elles associaient des propriétés écologiques telles que la richesse en poisson ou la fertilité du sol (Junk, 2011). Sioli (1984), en s’appuyant sur les rivières du bassin amazonien, élabora la première classification scientifique des eaux en utilisant leur couleur et leurs paramètres chimiques. Il catégorisa les rivières en trois groupes : les eaux blanches, les eaux noires et les eaux claires.
Les rivières classées dans les rivières ‘blanches’ ont un pH presque neutre et leur conductivité (concentration en charges dissoutes) varie entre 40 et 100 μS cm-1. Dans le bassin amazonien, ces rivières prennent leur source dans la chaine des Andes, où elles se chargent en importantes quantités de sédiments riches en nutriments dissous. Les argiles transportées sont composées de kaolinite, illite et smectite présentant (pour les deux dernières) une importante capacité d’échange cationique. Les plaines inondables associées aux rivières ‘blanches’ sont appelées varzea. Ce sont des plaines fertiles avec une forte productivité primaire et secondaire (Junk et al., 2011; Latrubesse et al., 2005; Marlier, 1973; Sioli, 1984).
Les rivières du bassin amazonien catégorisées comme ‘noires’, comme le Rio Negro, sont très acides (pH compris entre 3 et 5) et contiennent peu de matières suspendues et de minéraux dissous. Leur conductivité est inférieure à 20 μS cm-1. Ces eaux noires prennent leur source dans la plaine amazonienne et s’écoulent dans des zones forestières où le sol est toujours humide ou inondé et souvent très sableux. Elles se chargent dans ces écosystèmes en grandes quantités d’acides humiques qui donnent aux eaux leur couleur brune et augmentent leur acidité. Les rivières noires contiennent peu d’oxygène dissous. Les plaines alluviales de ces eaux noires, appelées localement igapós, sont souvent décrites comme peu fertiles, avec une faible productivité primaire et secondaire (Janzen, 1974; Junk et al., 2011; Latrubesse et al., 2005; Marlier, 1973; Sioli, 1984). Ces rivières noires ont été qualifiées de « hunger rivers » (Sioli, 1968 dans Janzen, 1974 : 71), et les plaines inondables associées de « poorest and most limited areas of Amazonia », servant de « refuge areas » pour les populations fuyant l’esclavage et les pénétrations des missionnaires (Moran, 1991 : 375 et 376). Cette pauvreté des plaines inondables ‘noires’ est à nuancer : les écosystèmes associés à ces rivières peuvent soutenir des rendements agricoles élevés, et la faune piscicole fournit une source importante et appréciée de protéines (Coomes, 1992).
Les rivières ‘claires’ du bassin amazonien (comme le Tapajos ou le Xingu) sont assez hétérogènes. Leur pH peut aller de 4,5 à 7,8 et elles sont chimiquement et biologiquement très diverses. La seule caractéristique commune à ces rivières claires est leur faible taux de matière organique et de matière suspendue. La conductivité varie entre 20 et 40 μS cm-1 dans les rivières importantes, mais peut descendre à 5 μS cm-1 dans les plus petits affluents. Ces rivières prennent leur source sur les plateaux guyanais et brésiliens, et leurs cours supérieurs drainent des sols de terre ferme. Leur cours est généralement tumultueux sur les bords des plateaux, au moment de rejoindre la plaine amazonienne, ce qui explique la faible charge en matière suspendue de ces eaux. Les plaines inondables associées à ces rivières ‘claires’ ont une fertilité intermédiaire et sont, comme les plaines des eaux noires, appelées igapós (Junk et al., 2011; Latrubesse et al., 2005; Marlier, 1973).
Les rivières tropicales présentent donc des caractéristiques physiques et chimiques très diversifiées (Tableau i-1), résultant en une grande hétérogénéité de plaines inondables. Au sein des plaines, on observe une multitude d’habitats crées par le mouvement des eaux et les processus dynamiques d’inondation, d’érosion et de dépôts sédimentaires. En fonction de paramètres comme la connectivité avec le cours d’eau, la durée et la profondeur d’inondation, la composition du sol, ou le couvert végétal, les effets de la crue (du flood pulse) sur ces habitats seront variables, les eaux auront des compositions chimiques différentes, et l’on observera des différences de productivité et de répartition des espèces (Arfi & Témé, 2002; Junk & Wantzen, 2004; Junk et al., 2011). Les populations s’appuyant sur les plaines inondables pour leur subsistance valorisent la diversité des habitats et mettent en place différentes stratégies pour s’adapter aux caractéristiques du milieu. Les adaptations sont le fruit d’histoires et d’interactions entre processus sociaux et processus physiques en constante évolution. Nous présentons dans le paragraphe suivant quelques exemples d’adaptation aux plaines inondables tropicales pour les activités agricoles et halieutiques.
Exemples d’activités de subsistance en plaine inondable
Cultiver en plaine inondable
Les systèmes agricoles pratiqués dans le monde en milieu humide sont multiples et variés ; l’ouvrage de Mollard & Walter (2008) en donne un aperçu. La diversité des plantes cultivées dans ces systèmes agraires égale la diversité des formes d’agriculture : céréales (riz, sorgho, mil, maïs), plantes à tubercules (taro, manioc), légumineuses (haricots, arachides), cucurbitacées… Nous présentons ici quelques exemples d’adaptation pour l’agriculture dans les plaines inondables.
Sur les bords des rivières et des lacs qui débordent en saison des pluies, les agriculteurs peuvent, au moment du retrait des eaux, cultiver les terres ameublies et fertilisées par l’inondation. Cette agriculture de décrue, qui suit le mouvement des eaux, est pratiquée dans de nombreuses régions du Monde depuis des milliers d’années. Elle met en valeur les terres alluvionnées du Tigre et de l’Euphrate en Mésopotamie, du Nil en Egypte, du Sénégal et du Niger en Afrique de l’Ouest, du lac Tchad, du Congo et du Zambèze en Afrique centrale et australe… elle est aussi pratiquée sur les rives de l’Amazone, du Mississipi, du Colorado, du l’Amazone, le Yangzi Jiang ou le Congo (Coomes et al., 2016; Mollard & Walter, 2008; notre étude).
* L’agriculture sur jardins flottants
Dans les lacs et marais, dépressions prononcées des plaines qui sont inondées de façon permanente, certaines sociétés d’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique édifient des jardins flottants pour y planter leurs cultures (Mollard & Walter, 2008). Ces jardins sont construits par l’assemblage de racines de roseaux et d’autres végétaux aquatiques, de bois et de boue ; et le ‘radeau végétal’ en résultant (de plus d’un mètre d’épaisseur) sert de support aux plantations. Ces jardins peuvent être amarrés aux berges, fixés au fond du lac, ou peuvent dériver sur les eaux.
* L’agriculture sur champs surélevés
Une autre forme d’adaptation à l’inondation saisonnière des plaines consiste à construire des buttes en terre pour y rehausser les cultures à l’abri des crues. Ces champs surélevés (désignés dans la littérature anglophone sous les noms de ‘raised fields’, ‘ridged fields’, ou ‘drained fields’) sont notamment largement représentés dans plusieurs régions d’Amérique du Sud. On en retrouve dans des conditions environnementales variées (climat, type de sol), dans les plaines des llanos de Mojos en Bolivie, dans la vallée du fleuve San Jorge en Colombie, dans les llanos de l’Orénoque, dans les plateaux andins de Bolivie et du Pérou, dans les savanes côtières de Guyane… (Figure i-4). Les champs surélevés en Amérique du Sud observent une grande diversité de formes, de tailles, et d’organisations structurales : monticules ronds ou billons allongés, tertres alignés, perpendiculaires à la pente ou au lit du fleuve, organisés en damiers ou en éventail… (Planche photographique i-1. ). Ces paysages agraires ont été construits par des sociétés précolombiennes, les plus anciens champs (dans les plaine inondables du lac Titicaca) étant datés de 1000 av. JC (pour une synthèse, voir Renard, 2010). Pour la grande majorité, ces champs ne sont plus cultivés depuis des siècles, abandonnés avant ou dès les premières années qui ont suivi la conquête européenne.
A : Champs surélevés précolombiens en forme de billons, organisés en éventail. Dans les savanes inondables de la région du Béni, en Bolivie © C. Erickson
B : Champs surélevés précolombiens en forme de billons, perpendiculaires au cours d’eau. Dans le bassin de San Jorge, en Colombie © Museo del Oro, Bogota; tiré de Renard, 2010
C : Champs surélevés précolombiens en forme de billons, organisés en damier. En Guyane française © S. Rostain
D : Champs surélevés précolombiens en forme de monticules. En Guyane française © D. Renard
A partir des années 1960, suite à la découverte de vastes étendues couvertes par ces champs surélevés abandonnés, archéologues, archéobotanistes, pédologues, écologues et anthropologues se sont intéressés à la compréhension du fonctionnement et des propriétés de ces systèmes agraires : calendrier agricole, rendements, organisation sociale… (Erickson, 1995; Kolata et al., 1996; Lombardo & Prümers, 2010; Rostain, 2008…). Si certaines expériences de réhabilitation d’anciens champs ont été conduites (Erickson & Candler, 1989), la plupart des études se basent sur l’observation des vestiges agraires et ont suscité de nombreux débats. Certains auteurs pensent que les buttes auraient uniquement eu une fonction de drainage, visant à cultiver dans des milieux inondés (Bandy, 2005). D’autres chercheurs accordent aux champs surélevés d’autres propriétés que la seule surélévation des cultures. Ils pensent notamment que les buttes auraient été enrichies en matière organique constituée de végétaux, résidus de cuisine, ou cendres de feu de bois, permettant ainsi la concentration des nutriments dans la surface cultivée et la fertilisation des sols (Erickson & Candler, 1989; Kolata et al., 1996). La construction de buttes favoriserait aussi l’aération du sol et la croissance des plantes à tubercules (Renard et al., 2012; Rostain, 1995, 2008). Dans les hautes vallées andines, les champs surélevés pourraient également remplir une fonction de protection des cultures contre le gel ; la température au sommet des buttes étant plus élevée que dans la matrice inter-butte (Erickson & Candler, 1989; Rostain, 2008). Les débats sont aussi virulents sur les rendements de ces champs surélevés et leur cycle de culture. Les chercheurs s’opposent notamment sur la question de la présence de jachère ou non dans les systèmes précolombiens. Pour certains auteurs (Erickson & Candler, 1989; Kolata, 1991), les champs précolombiens auraient pu être cultivés de manière continue, sans observer de période de
jachère, et auraient généré des récoltes importantes. D’autres qualifient cette hypothèse ‘d’hyperproductiviste’ et pensent que des périodes de jachères auraient été nécessaires pour renouveler la matière organique dans les champs mais aussi pour réduire la concentration des parasites se développant pendant les cycles de cultures (Bandy, 2005; Baveye, 2013).
L’agriculture sur champs surélevés est encore pratiquée de nos jours dans d’autres endroits du monde, notamment en Afrique subsaharienne. Bien que ces champs soient cultivés, ils sont bien moins étudiés que ne le sont les vestiges de champs surélevés précolombiens. Denevan & Turner (1974) ont recensé la littérature mentionnant la présence de champs surélevés sur le continent africain, et soulignent la faible attention portée à ces systèmes agraires. Dans la Cuvette congolaise, vaste dépression centrale du bassin du Congo qui constitue notre zone d’étude, seules quelques rapides notes dans des monographies assez anciennes ainsi que des photographies aériennes ou satellitaires confirment la présence de champs surélevés à plusieurs endroits (Carte i 1 et Planche photographique i-2).
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
A. Le fonctionnement écologique des plaines inondables
B. L’étude des relations Hommes – environnement
METHODOLOGIE D’ENQUETE ET D’ANALYSE
A. La démarche de l’enquête de terrain
B. Analyse des données
C. Problématique d’étude et plan
PARTIE I. Caractérisation du système social-écologique : le fleuve, les plaines inondables, les Hommes
Chapitre 1 . Un écosystème rythmé par les dynamiques fluviales
A. Des saisons définies par la pluviométrie et les crues des rivières
B. Rythmes hydrologiques et caractéristiques chimiques des rivières
C. Les facettes écologiques du secteur de Mossaka
D. Evolution du rythme hydrologique et de la composition chimique du fleuve Congo et de ses affluents au cours du XXème siècle
Chapitre 2 . Peuplement et organisation sociale
A. Origine du peuplement du secteur de Mossaka
B. Organisation sociale des populations du secteur de Mossaka
C. La période coloniale : relocalisation des villages intérieurs à Mossaka et réorganisation du système de production
D. Les années post-indépendance : croissance démographique et urbanisation
Conclusion Partie I
PARTIE II. Pêche, agriculture, et activité commerciale : valorisation d’un environnement fluctuant
Chapitre 3 . Exploitation et valorisation de la ressource piscicole dans un environnement dynamique : entre multiplicité des techniques et mobilité
A. Des techniques de pêche cosmopolites adaptées aux fluctuations hydrologiques et aux mouvements des poissons
B. Valorisation de l’activité de pêche : commercialisation des produits et productivité
C. Mobilité du poisson et mobilité des pêcheurs : règles d’accès aux ressources piscicoles
D. Dynamique des activités de pêche depuis la période précoloniale
Conclusion
Chapitre 4 . Adaptation des activités agricoles à l’inondation du milieu : de la surélévation des cultures à une agriculture de décrue
A. L’agriculture sur champs surélevés : protéger les cultures des inondations et concentrer la matière organique
B. L’agriculture de décrue : récolter le manioc avant l’inondation des champs
C. Une grande diversité variétale du manioc cultivée dans les deux systèmes agricoles
D. Valorisation des activités agricoles : transformation, conservation et consommation
E. Acquérir et cultiver des champs : les modalités d’accès à la terre
F. Conclusion et dynamique des activités agricoles
Chapitre 5 . Intégration des activités agricoles et halieutiques dans un système marchand : de denses échanges commerciaux
A. Organisation et dynamique des activités commerciales dans la Cuvette
B. Les acteurs et stratégies de la commercialisation des produits piscicoles
Conclusion
Conclusion partie 2
PARTIE III. Dynamique et réajustements du système pluriactif
Chapitre 6 . Enchevêtrement et dynamique des activités de subsistance
A. Dynamique du système de subsistance : l’exemple de l’adoption de l’agriculture de décrue
B. Evolution de l’enchevêtrement spatial, temporel, social et économique entre les activités de
production
Conclusion
Chapitre 7 . Diversité sociale et dynamique des systèmes pluriactifs à l’échelle des individus
A. Des systèmes d’activités influencés par les ressources et ‘statuts’ des individus
B. Dynamique des systèmes d’activités
Conclusion
CONCLUSION GENERALE
A. Un mode de subsistance pluriactif valorisant la multiplicité des ressources de la Cuvette congolaise
B. En quoi l’adoption d’un mode de subsistance pluriactif favorise-t-elle l’adaptation face aux changements ?
C. Enjeux de l’étude de systèmes de subsistance pluriactifs
D. La compréhension du système social-écologique à Mossaka : quelles perspectives ?
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIERES DETAILLEE