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INTRODUCTION GÉNÉRALE
Que sera un monde sans paysans ? » s’interrogeait Hervieu [2004], qui constatait, non sans inquiétude, que l’urbanisation croissante du monde allait de pair avec une disparition des paysans, tant en nombre qu’en culture. Dix ans plus tard, l’appel à communication du colloque international « les petites paysanneries dans un contexte mondial incertain » [Streith & Saïdi, 2014] organisé par le « Groupe Petites Paysanneries2 » annonce qu’« [e]n dépit des multiples bouleversements économiques et politiques qui jalonnent l’histoire des sociétés humaines […], la disparition inéluctable des paysanneries, et particulièrement les plus petites d’entre elles, annoncée tour à tour par la littérature marxiste et libérale, est caduque ». En effet, malgré un monde devenu majoritairement urbain, et même si on assiste à un éclatement des formes techniques et sociales d’agriculture et de leurs trajectoires de développement, les paysanneries du monde continuent de croître en valeur absolue et l’agriculture paysanne est toujours la forme prédominante dans de nombreuses régions du monde [Purseigle & Hervieu, 2009 ; Van der Ploeg, 2008 ; Wolfer, 2010]. Depuis la fin du XXe siècle, même si de nombreux paysans demeurent en situation de marginalisation, il semble que l’on n’ait jamais autant parlé des paysans, dont on redécouvre les savoirs, les pratiques et la modernité. En témoignent les nombreux ouvrages qui analysent ou ambitionnent le retour des paysans au Nord et au Sud [Auclair et al., 2006 ; Deléage, 2004 ; Dufumier, 2004 ; Pérez-Vitoria, 2005, 2010 ; Saïdi & Streith, 2013 ; Van der Ploeg, 2008], mais aussi plusieurs rapports d’expertise émanant d’instances onusiennes ou d’agences de développement, qui reconnaissent l’importance d’un soutien à la petite agriculture diversifiée pour faire face à la nécessité de résoudre la pauvreté et les crises économique, écologique et alimentaire [Banque Mondiale, 2008 ; Cohn et al., 2006 ; IAASTD, 2009 ; Naerstad, 2010 ; UNCTAD, 2013]. En 2014, l’année internationale de l’agriculture familiale (AIAF) déclarée par la FAO a été l’occasion de rendre visible cette forme d’agriculture3 et de la mettre au cœur des débats scientifiques, politiques, techniques et citoyens sur l’avenir de l’agriculture, de la gestion des ressources naturelles et de l’alimentation. Assisterait-on alors à une « repaysannisation » [Van der Ploeg, 2008] à l’heure du développement durable [Auclair et al., 2006] ? Les paysanneries du monde, dont la disparition pouvait paraître inéluctable dans un monde dominé par un modèle agricole productiviste et par des marchés agroalimentaires globalisés, deviendraient-elles des actrices des systèmes alimentaires durables et alternatifs au modèle dominant ?
Le Groupe Petites Paysanneries (GPP), créé en 2010, est un groupe d’échange scientifique pluridisciplinaire et intergénérationnel qui a pour objectif de « (re)découvrir les petites paysanneries méconnues/ignorées dans leurs configurations plurielles (historiques, sociales, économiques, géographiques, culturelles…) dans une perspective pluridisciplinaire, multidimensionnelle et comparative. » (Site Internet du GPP http://paysanneries.hypotheses.org/a-propos).
« L’AIAF vise à rehausser l’image de l’agriculture familiale et de la petite agriculture en focalisant l’attention du monde entier sur leur contribution significative à l’éradication de la faim et de la pauvreté, à l’amélioration de la sécurité alimentaire, de la nutrition et des moyens d’existence, à la gestion des ressources naturelles, à la protection de l’environnement et au développement durable, en particulier dans les zones rurales » (Site Internet de l’AIAF http://www.fao.org/family-farming-2014/home/what-is-family-farming/fr/ consulté le 24 avril 2015).
Claire HEINISCH, 2017 – Thèse de doctorat en géographie – Agrocampus Ouest/UMR ESO 19
Si les paysanneries sont toujours là, défiant toutes les prévisions de leur disparition, c’est parce que, au cours de leurs histoires, seules ou avec d’autres, elles ont développé de remarquables stratégies d’adaptation et d’innovation pour faire face à des contextes écologiques, socio-économiques et politiques hostiles [Dufumier, 2004 ; Haubert, 1997 ; Peemans, 2008]. À l’aube du XXIe siècle, à la faveur de la prise de conscience des limites des systèmes alimentaires industrialisés et financiarisés, les stratégies de résistance et d’innovation paysannes prennent de nouvelles formes. En particulier, les paysans internalisent les préoccupations sociétales en matière d’agriculture et d’alimentation et s’insèrent dans des réseaux étendus en développant des alliances entre eux et avec d’autres acteurs de la société civile et marchande [Van der Ploeg, 2010]. Ces alliances se construisent à des niveaux multiples, du global au local. Au niveau global, la souveraineté alimentaire, projet alternatif de développement fondé sur l’agroécologie paysanne, initialement portée par le mouvement paysan international La Vía Campesina dans les années 1990, a rapidement trouvé un fort écho au sein de la société civile. Au niveau local, une de ces formes d’alliances locales entre paysans et autres acteurs des territoires porte sur l’échange des produits alimentaires. Ainsi, des formes nouvelles et multi-acteurs de circuits alimentaires de proximité émergent, dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud, et interrogent la recherche sur ces nouvelles relations qui se construisent entre paysans, territoires et sociétés.
Dans les Andes, ces nouveaux circuits alimentaires de proximité multi-acteurs (CIALP) se réclament souvent de l’économie solidaire, de l’agroécologie ou de l’agriculture paysanne, ou de la souveraineté alimentaire. En outre, elles émergent dans des contextes nationaux qui connaissent des changements récents dont certains concourent à revaloriser les paysanneries dans l’économie, la société et le champ politique. En particulier, l’inscription de la souveraineté alimentaire dans les nouvelles constitutions de l’Équateur (2008) et de la Bolivie (2009) est un changement d’ampleur dans un contexte où les paysanneries andines ont connu des processus séculaires et sans cesse renouvelés de marginalisation sociale et spatiale [Gasselin, 2006]. Dans ce contexte, les processus d’émergence et le « sens », pour un groupe social historiquement marginalisé que sont les paysans, de ces nouvelles formes de circuits alimentaires de proximité multi-acteurs interroge les sciences sociales en général, et la géographie en particulier.
PAYSANNERIES ANDINES ET NOUVEAUX CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ :
CONSTRUCTION DU QUESTIONNEMENT
Dans les Andes, les transformations de l’agriculture et des sociétés ont créé et accentué une situation de marginalisation des paysanneries. Les Andes se caractérisent en effet par une dualité, massive et très ancienne, autrefois fondée sur une opposition latifundium/minifundium, et qui oppose aujourd’hui une petite agriculture familiale et paysanne diversifiée, souvent pluriactive, tournée vers l’autosubsistance et le marché intérieur, et une agriculture entrepreneuriale et capitaliste, de monoculture, souvent agro-exportatrice, qui laisse dans l’ombre les anciennes formes latifundiaires ou des formes patronales minoritaires [Gasselin, 2000 ; M. M. Sánchez et al., 2010].
Cette dualité, à la fois technique, socio-économique, politique mais aussi spatiale, se manifeste à divers niveaux. En premier lieu, tandis que l’agriculture entrepreneuriale et
Claire HEINISCH, 2017 – Thèse de doctorat en géographie – Agrocampus Ouest/UMR ESO 20
capitaliste, dotée d’importants moyens techniques, financiers et humains, s’est développée dans les zones aux conditions agro-pédoclimatiques les plus favorables, sur de très grandes surfaces, ou à l’extrême inverse, hors sol, l’agriculture paysanne est souvent localisée dans les zones les plus difficiles, éloignées des villes et où l’accès aux ressources (en particulier à la terre et à l’eau), aux moyens de production et aux marchés est très limitée. Ensuite, alors que l’agriculture capitaliste est principalement aux mains d’entrepreneurs dont beaucoup résident en ville, l’agriculture paysanne andine est souvent pratiquée dans des communautés rurales, souvent indigènes, ce qui donne à cette agriculture des caractéristiques spécifiques. Ainsi, la communauté est structurante de l’organisation sociale et économique et détermine des régimes d’assurance et de solidarité (revenu, santé, vieillesse) face aux carences de l’État redistributeur [Cliche, 1995 ; Kervyn, 1992]. Dans les communautés indigènes, qui occupent souvent les étages froids de la cordillère alors que les étages tempérés abritent les communautés métisses [Cliche, 1995 ; Cortes, 2000 ; Gasselin, 2006 ; S. Girard, 2008], l’indianité est un ferment identitaire et organisationnel qui définit des formes d’appropriation du territoire et structure la construction politique locale et nationale [Gomez, 2001]. Enfin, la réciprocité andine obligatoire et institutionnalisée, quoique souvent affaiblie, règle encore souvent les échanges entre les individus, les familles et le pouvoir politique à l’échelle de la communauté [Alberti & Mayer, 1974 ; Guillet, 1980 ; Mitchell, 1991]. Les paysanneries andines se caractérisent également par leur fréquente pluriactivité [De Grammont & Martínez, 2008], caractéristique devant être reliée
leurs mobilités et migrations, qui fondent souvent des familles multi-localisées, et même transnationales [Cortes, 2011]. Qu’il s’agisse de migrations pendulaires ville-campagne, de migrations circulatoires à l’échelle nationale, et, plus récemment, d’émigration, ce sont des stratégies – souvent sous contraintes socio-économiques et/ou politiques, mais parfois choisies [Vaillant, 2013] – d’adaptation à la rareté des ressources et d’obtention de revenus à l’extérieur qui peuvent, selon le type de migration, selon les stratégies des familles et selon les contextes socio-économiques locaux et globaux, être réinvestis ou non dans les activités agricoles, réorientant plus ou moins les systèmes d’activité des familles paysannes et les paysages agraires
[Martínez, 2005 ; Rebaï, 2012 ; Vaillant, 2013]. Ces migrations, en majorité pratiquées par les hommes, contribuent à expliquer le rôle important joué par les femmes dans la production agricole et dans la commercialisation des produits [Bravo-Ureta et al., 1996 ; Radcliffe, 1991].
Par ailleurs, alors que l’agriculture entrepreneuriale et capitaliste est encouragée par des politiques publiques tournée vers l’agro-exportation, l’agriculture paysanne et vivrière, et l’accès au marché des paysans, ont souffert d’un manque d’aide de l’État [Chaléard & Mesclier, 2006]. L’agriculture paysanne n’est ainsi reconnue ni par les politiques publiques, ni par la société, en particulier la société métisse urbaine. Tout au plus l’agriculture paysanne andine bénéficiait jusqu’à récemment de politiques à caractère social et alimentaire, déconnectées des politiques économiques et agricoles, les paysanneries étant plus considérées comme une population dont il faut réduire la pauvreté et la malnutrition plutôt que comme de véritables acteurs agricoles et socio-économiques. Cette absence de politiques publiques nationales destinées aux agricultures paysannes andines a été partiellement compensée par un soutien de certains courants récents de l’Église, puis des ONG et de certaines collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation, surtout depuis les années 1980 où l’application des Plans d’Ajustements Structurels ont conduit au désengagement de l’État [Arcos Cabrera & Palomeque Vallejo, 1997].
Table des matières
REMERCIEMENTS
PRINCIPAUX SIGLES ET ACRONYMES
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I – PAYSANNERIES ANDINES ET NOUVEAUX CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ MULTI-ACTEURS
(CIALP) DANS LEUR CONTEXTE GLOBAL : DE LA MARGINALISATION À LA RECONNAISSANCE ?
CHAPITRE 1 – DYNAMIQUES DES PAYSANNERIES DANS L’ESPACE ET LA SOCIÉTÉ ANDINS : UNE MARGINALISATION SÉCULAIRE
DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE
CHAPITRE 2 – NOUVEAUX CONTEXTES SOCIOPOLITIQUES ET ÉMERGENCE DE FORMES NOUVELLES ET MULTI-ACTEURS DE CIRCUITS
ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ : ENJEUX ET POTENTIELS POUR LA RECONNAISSANCE DES PAYSANNERIES
PARTIE II – PAYSANNERIES ET NOUVEAUX CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ MULTI-ACTEURS
LEURS TERRITOIRES : LA RECONNAISSANCE DES PAYSANNERIES ANDINES À L’ÉPREUVE DU TERRAIN
CHAPITRE 3 – ANALYSER L’ÉMERGENCE DES CIALP DANS LEURS TERRITOIRES ET LES CHANGEMENTS QU’ILS INDUISENT POUR
PAYSANNERIES : CONCEPTS, CADRE D’ANALYSE ET MÉTHODES
CHAPITRE 4 – TRAJECTOIRES DE CIALP DANS LA PROVINCE DE CHIMBORAZO, ÉQUATEUR : LA RECONNAISSANCE DES PAYSANS
DES PAYSANNES PAS À PAS
CHAPITRE 5 – ANALYSE CROISÉE DE TROIS TERRITOIRES ANDINS : LES CIALP, DES LABORATOIRES DE CONSTRUCTION
RECONNAISSANCE DES PAYSANNERIES
CONCLUSION ET DISCUSSION GÉNÉRALES
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
TABLES DES ILLUSTRATIONS
DOSSIER D’ANNEXES
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