Paul Valéry et Jorge Luis Borges deux écrivains à la recherche de leur identité
L’Univers du Moi ou la quête d’une identité personnelle
Réfléchir et exister : l’homme qui pense
Comme nous venons de le voir, certaines caractéristiques de la personnalité de Teste le placeront du côté des individus solitaires et marginaux, à l’image d’un Robinson. Une attitude fort réservée, fruit d’une volonté obsessionnelle pour un individualisme idéalisé frôlant l’impossible, lui permet de s’abstraire de la réalité. Exister et réfléchir à sa propre existence ou exister grâce à sa réflexion, sont deux préoccupations majeures d’Edmond Teste. Le patronyme du personnage « teste » évoque indéniablement la tête . Il incarne l’aphorisme cartésien « Je pense donc je suis », car son nom devient la synecdoque « personnifiée » de celui qui réfléchit sans cesse. Il est, par ailleurs, défini comme « l’homme toujours debout sur le cap Pensée92 », ou comme étant le « maître de sa pensée ». Il est dit également : « l’habitude de méditation faisait vivre cet esprit au milieu – au moyen – d’états rares ; dans une supposition perpétuelle d’expériences purement idéales ; dans l’usage continuel des conditions-limites et des phases critiques de la pensée94 ». Concernant le traitement de la description physique d’Edmond Teste, nous sommes également confrontés à une absence de véritable portrait, bien que la présence du corps, comme nous l’avons expliqué plus haut, est fondamentale, car elle constitue la partie « organique » du personnage. Rappelons rapidement que le héros est décrit selon les impressions du narrateur-personnage qui évoque ses soirées passées avec un homme très particulier qui l’a profondément séduit et intrigué. Nous remarquons que les seuls traits physiques qui apparaissent sous l’évocation de quelques parties du corps sont Lire l’article de Roland Barthes, consacré à Monsieur Teste, « Ivresse de la volonté ». Il est judicieux de rappeler la définition proposée par le Dictionnaire des symboles au sujet de l’entrée « Tête » : La tête symbolise en général l’ardeur du principe actif. Il inclut l’autorité de gouverner, d’ordonner, d’éclairer principalement et de façon réitérée, les yeux , ensuite la voix, puis, les « larges épaules » et les « grands pieds ». Toutefois, en dépit du choix délibéré de non-description, une image prend forme dans l’esprit du lecteur, celle d’un être sinon abstrait du moins étrange. Des adjectifs tels que « impénétrable », « inhumain » ou même « statuaire » le prouvent. Dans son discours, le narrateur-personnage compare Teste à un « objet », quand il s’écrie : « Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas dire tout ce que mon objet me dit ». À l’Opéra, où l’entourage, les spectateurs ainsi que le décor, semblent également morcelés, on trouve une « fille de cuivre », un « morceau nu de femme », une « tête triste, des bras, mille petites figures ». Le narrateur-personnage aperçoit son ami comme « la forme de tout un bloc vêtu, étayé par la grosse colonne, un être noir ». Et d’ajouter, surtout : « Je regardais ce crâne qui faisait connaissance avec les angles du chapiteau, cette main droite qui se rafraîchissait aux dorures ». Se produit à travers ce passage une sorte de mimétisme entre Teste et les objets extérieurs. Ici, l’environnement théâtral ajoute forcément au « personnage » une dimension non seulement abstraite mais également fantastique. Teste rentre dans son personnage, le choix métonymique du substantif « crâne » semble vouloir associer Teste au monde des morts, du côté du mal . Souvenons-nous que la structure du corps – un « bloc » – est assimilée à la colonne évoquant symboliquement la puissance intérieure, la force, l’indestructibilité. Le crâne semble se fondre dans le chapiteau (du latin caput, tête, sommet de la colonne) ; la main, à son tour, s’identifie aux ornements où gît la lumière. Teste, à l’intérieur de la loge semi-obscure, n’est plus humain. Grâce à cette 95 Nous reviendrons sur ce sujet dans la partie consacrée à la Gorgone Méduse Valéry s’attarde essentiellement sur deux parties du corps de Teste, curieusement, les mêmes que Borges évoque pour Ireneo Funes dans Funes el Memorioso / Funes le mémorieux, texte que nous serons amenés à analyser dans la troisième partie de cette étude. Ces membres sont la tête, qui représente la raison, et les mains, qui évoquent l’action ; c’est à dire les deux moyens d’agir de l’être humain. Ces parties prennent, chez ces deux personnages, des allures aussi significatives que démesurées. D’une pensée hors du commun ne devrions-nous pas craindre des actions extraordinaires ? MT p. 25. 103 Alain Rey en expliquant que Teste était un prénom commun avant le XVIIe siècle, déclare « notre témoin porte un nom de crâne ». A. Rey, Monsieur Teste de haut en bas, éd. citée, p. 80. 104 Nous étudierons cette perspective, postérieurement, dans la partie sur le monstre. décortication, il est le prolongement du décor. Le narrateur le soupçonne d’être hermétique, mais ici son ami atteint le plus haut degré de l’abstraction. Le mot intervient dans la tentative de description que fait le narrateur de son ami : « Je regrette », confie-t-il, « d’en parler comme on parle de ceux dont on fait les statues105 ». Le choix, de la part de Borges et de Valéry, d’ébaucher un portrait morcelé de leur personnage, en membres décortiqués, traduit d’une part, leur volonté de rendre lesdits personnages plus inhumains, difficilement saisissables dans leur nature et dans leur comportement ; et la volonté, d’autre part, de les inscrire dans une dimension symbolique à caractère surréel, littéraire, fantastique ou mythologique. Or, si quelques indices disséminés au long du cycle Teste nous permettent d’élaborer une idée de l’ensemble de la personnalité du personnage, l’auteur, paradoxalement, n’a de cesse de le qualifier d’homme dont « tous les portraits diffèrent les uns des autres106 », parce qu’il est l’homme de la métamorphose. En effet, Teste est à la fois indéfinissable et indescriptible ; il surprend tant par son attitude que par son expression déconcertante. Or, d’après ce que P. Valéry nous dit dans la préface, il est la « créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel » et représente « l’instable ». De plus, son épouse, Émilie, laisse transparaître l’échec d’une quelconque définition du caractère ou de la personnalité de son mari lorsqu’elle avoue qu’ « on ne peut rien dire de lui qui ne soit inexact dans l’instant même108 ». De la même façon, elle rapportera les quelques paroles de son confident, l’abbé Mosson : « Les visages de Monsieur votre mari sont innombrables !109 » Par ailleurs, « l’incertitude de son humeur » et son « étrange » personnalité, font de Teste un être bien singulier et mettent en lumière une nature protéiforme. Quant à la Lettre de Madame Émilie Teste, où celle-ci s’adresse au narrateur, elle souligne en ces termes : « Si vous saviez, Monsieur, comme il peut être tout autre ! … Certes, il est dur parfois ; mais en d’autres heures, c’est d’une exquise et surprenante douceur qu’il se pare112 ». Ces réflexions nous permettent de dire que le personnage de Teste présente, d’emblée, une nature complexe où nous devinons une personnalité à multiples facettes. Dans les Entretiens avec Paul Valéry, F. Lefèvre parle d’un certain nihilisme chez le poète quand ce dernier affirme que la pensée ne peut être considérée comme un ensemble compact, exact, mais tout au contraire, comme étant en perpétuel mouvement. L’écrivain s’écrie : « la connaissance ne se connaît pas d’extrémité et […] aucune idée n’épuise la tâche de la conscience, il faut bien quelle périsse dans un mouvement incompréhensible113 ». Pour l’écrivain, cet aspect « incompréhensible » duquel parle Valéry pourrait être une révélation. C’est pourquoi l’auteur conclut : « La clairvoyance, – qualité, moyen, – ne peut devenir une fin, un aboutissement. Cette impuissance de la connaissance à fournir la preuve dont nous avons besoin est l’une des lois les plus importantes du système valérien, l’une des constantes qui se retrouvent partout dans son œuvre ». À travers ces assertions nous rejoignons complètement Borges, allant jusqu’à nous demander si ce dernier ne se serait pas inspiré directement de la métaphysique valéryenne. L’auteur évoque également un autre principe de la philosophie valéryenne, – auquel Teste répond selon lui-, qui assure qu’un homme de cette nature intellectuelle ne peut être un « original ». « Valéry veut faire entendre par là, – et il le déclare ailleurs expressément – que tout pourrait être autre ou même ne pas être sans que la conscience subît de ce changement extérieur la moindre modification115 ». Il est intéressant de se pencher sur une vision borgésienne capable d’attribuer à l’homme le pouvoir de déstructurer les événements, même ceux de la vie et de la mort. Mais si Teste est étrange et incompréhensible, il n’est pas fou. Pour le mettre en parallèle avec le personnage d’Astérion, le Minotaure, du conte de Borges (La casa de Asterión, qui fera l’objet de notre étude ultérieurement), nous pouvons dire que sa pensée lui confère une sorte d’évasion mentale, la seule permise dans le labyrinthe, et qui empêche son esprit de frôler la « folie ». Soulignons que si Astérion évoque la folie, parmi les accusations dont il est victime, le narrateur-personnage de Monsieur Teste exclame : « je me suis gardé de classer Teste parmi les fous116 », car rien n’est anormal dans ses actes ou son discours. Abstraits et hermétiques, les deux personnages sont placés à la limite de la raison, sans jamais basculer dans la folie. Quant à Teste, c’est surtout son langage qui surprend le narrateur-personnage, car celui-ci déclare : « […] il lui échappait des phrases presque incohérentes. Malgré les efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand-peine, me bornant enfin à les retenir117 ». Par un effet de retournement de rôles, le narrateur-personnage s’identifie à Teste, l’admire, excuse son comportement excentrique, et, au lieu de reconnaître son évidente incohérence discursive, il remet en question son propre discernement, en déclarant, « l’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute118 ». Il en est de même pour la cohérence. L’interlocuteur de Teste perd ses répères discursifs puisqu’il se laisse piéger en avouant : « j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je n’y remarquais aucune contradiction119 ». Quant au discours d’Astérion, le Minotaure, nous savons qu’il utilise un grand nombre de tournures négatives (il y en a dix-huit dans le texte) telles que : « je ne sors pas de ma maison », « il n’en existe aucune autre », « il n’y a pas un seul meuble », « ce n’est pas pour rien que ma mère est une reine », « aucune porte n’est fermée », « je ne peux pas être confondu avec le vulgaire120 », entre autres. Ceci va de pair avec son refus radical de communiquer avec les autres par la parole ou par l’écriture, souligné par l’expression « ce qu’un homme peut communiquer […] ne m’intéresse pas d’écrire ne peut rien transmettre1 ». Il est important de noter par ailleurs que son discours est truffé de périphrases et d’antiphrases. Au lieu de s’avouer son instinct meurtrier, Astérion croit donner la mort aux visiteurs « pour […] les délivre[r] de toute souffrance ». D’autre part, l’auteur a tenu à ce que le Minotaure se serve d’une langue soutenue, surprenante pour un monstre, non dépourvue d’ironie et d’humour. Ainsi, s’il sait « se laisse(r) tomber » en jouant, il affirme que les hommes qui meurent « tombent l’un après l’autre » ; ou encore il n’hésite pas à se faire mal jusqu’au sang, alors qu’il tue « sans même que [s]es mains soient tachées de sang». Par ces parallélismes du langage il établit d’une façon claire un parallélisme identitaire avec ses traqueurs. Ce jeu de double discours est à l’image de l’identité paradoxale d’Astérion. Au lieu de manifester de la peur face à ses assassins, il joue à cache-cache, tandis qu’il évoque une peur insupportable à l’idée d’être simplement observé.
Introduction |