Parlez-vous luxembourgeois ?
CRÉER SA LANGUE POUR CRÉER SON IDENTITÉ
Avant d’entamer plus en avant ce travail, je souhaite revenir sur le choix de l’illustration de couverture. L’idée de mettre cette carte d’une Europe aux frontières fictives, réalisée par François Fontan, n’intervient pas par hasard. Elle peut être vue comme une quasi allégorie de ce travail, dessinant des frontières nationales sur le seul critère du découpage linguistique, tout en rendant immédiatement compte des limites de cette théorie « hygiéniste » par occultation des cas spécifiques (comme le plurilinguisme par exemple). Fontan est un penseur politique occitaniste français des années 1960, fondateur du PNO (Parti Nationaliste Occitan). Son idée fondamentale est de dire que les frontières telles qu’elle sont découpées sont fausses, et que seules les frontières linguistiques sont authentiques : « Il n’y a pas de peuple sans langue, pas de langue sans culture, et tout peuple a droit à un territoire2 ». Il théorise l’ethnisme, dont la première occurrence est relevée chez le linguiste Ferdinand de Saussure3 , pour désigner une théorie politique alors adoptée par le mouvement occitaniste. C’est l’équivalent français du Volkstum (littéralement : « ethnité »), notion qui existe depuis le XIXe siècle en Europe centrale et orientale, et définissant la nation comme une communauté linguistique. Une nation se définit et se délimite alors par sa langue. On trouve la première expression de la théorie romantique de la nation chez Fichte4 : « Un pareil tout ne peut admettre en son sein aucun peuple d’une autre origine ou d’une autre langue, ni vouloir se mêler avec lui ». Fontan propose alors des déplacements et des échanges de populations là où un territoire a un peuplement mixte. Ce refus de l’hybridation, du flou, du recouvrement est une forme de fascination pour la pureté, l’homogénéité. Sériot en souligne néanmoins les limites en remarquant qu’il est « difficile de savoir s’il s’agit de découpages en fonction d’un continuum dialectal ou des discontinuités d’une langue standard » (Sériot, 1996, p.5), et rappelle que Fontan considère les langues comme des objets discontinus; d’un point de vue purement linguistique, c’est une aporie, ce que les études anthropologiques ne peuvent que confirmer.
L’histoire du Luxembourg
L’histoire luxembourgeoise est très fortement mêlée aux conquêtes que les grandes puissances européennes ont faites de son territoire au fil des siècles, et au statut de monnaie d’échange que pouvait représenter ce territoire dans l’échiquier diplomatique. Il ne s’agit pas ici de retracer précisément l’histoire du pays, mais de comprendre à la fois comment certains événements marquants ont influé sur les représentations individuelles concernant les identités 10 et l’appartenance nationale aujourd’hui, tout en définissant ces évènements marquant pour en comprendre l’importance et la place qui leur est attribuée par les individus, dans la construction d’une identité nationale luxembourgeoise.
La construction historique
Afin de mener à bien ce travail, notre documentation s’appuie ici principalement sur les recherches de l’historien luxembourgeois Michel Pauly et du sociologue luxembourgeois Fernand Fehlen, spécialiste en études luxembourgeoise. Pauly n’est pas le seul à avoir dirigé des travaux dans ce domaine précis mais son approche se veut « résolument absente de sentimentalisme national bafoué ». L’histoire politique du territoire luxembourgeois du début 11 des temps modernes est une suite de faits de guerre au sein d’un conflit durable pour la prééminence en Europe entre les pays détenus par les Habsbourg et la France des Valois. Louis XIV, roi de France récupère le duché du Luxembourg après sa victoire dans la guerre franco-espagnole. Mais après de nombreuses tractations, le roi cède finalement le Luxembourg au profit de la Franche-Comté. Lors de la guerre de succession d’Espagne qui suit, le Luxembourg est à nouveau occupé militairement puis finalement assigné aux Habsbourg en 1714 suite au traité de paix. En 1795, les troupes révolutionnaires françaises déclarent à nouveau la guerre à l’Autriche puis après leur victoire, reprennent entre autre la partie luxembourgeoise qui devient le Département des Forêts. La mise en place du pouvoir de la République Française ne joua pas un rôle décisif, les valeurs défendues ne trouvant pas d’écho au sein de la population. Ce sont d’avantage des tensions qui s’installent lorsque des fonctionnaires français sont envoyés au Luxembourg pour occuper des postes qui sont alors refusés aux habitants, jusqu’à ce que ces fonctions soient à nouveau équitablement attribuées. La chute de Napoléon redistribue les cartes de l’Europe. Le Congrès de Vienne de 1815 remodèle le nord-ouest de l’Europe et œuvre en faveur de la création d’un Etat « tampon » composé des provinces hollandaises et belges et ce afin d’apaiser les tensions et d’éviter de nouveaux conflits. Guillaume 1er d’Orange-Nassau, ancien gouverneur hollandais, se voit décerner le titre de Grand-Duc en compensation des territoires récupérés par la Prusse ; il est tenu d’adhérer à la confédération germanique et institue le hollandais comme langue nationale. Mais l’autoritarisme de Guillaume 1er et l’exclusion des Luxembourgeois des responsabilités gouvernementales, de l’administration centrale et même de la représentation à la Confédération germanique, poussent la bourgeoisie du Luxembourg à se rallier avec les mouvements indépendantistes de la Belgique et à soutenir la révolution qui éclate à Bruxelles en 1830. Après cette scission avec les autorités et les soutiens de Guillaume 1er, notamment dans la capitale, le territoire est divisé. En résulte le partage d’un espace uni pendant des siècles sur le plan institutionnel (bien que les habitants aient rarement exprimé une volonté d’autonomie) : l’ouest wallon reste avec la Belgique, l’est germanophone est définitivement déclaré indépendant avec le roi des Pays-Bas à sa tête comme souverain grand-ducal. Le traité de Londres en 1839 scelle la partition .
Les critiques
Ce qui apparaît dans les lectures historiques, scientifiques ou de vulgarisation, c’est une divergence de perception des faits historiques, de leur réappropriation, de leur réinterprétation, et de leur diffusion au sein de la société. En effet, au XIXe siècle, nombre d’historiens luxembourgeois de l’Etat-nation « prennent le parti » d’attribuer au comte ardennais Sigefroid la fondation de la ville de Luxembourg et la naissance du comté au Xe siècle. En glorifiant l’accession des comtes de Luxembourg au trône impérial au XIVe siècle, ils considèrent les siècle suivants comme des « temps malheureux des dominations étrangères » (Pauly, 2011 [2013], p.61), les princes n’appartenant plus à la maison de Luxembourg. Cette vision met en évidence la volonté de reconnaissance et d’ancrage de l’Etat à un temps bien antérieur ; elle institue dans le discours une unité politico-territoriale précoce qui aurait ensuite été bafouée à chaque nouvelle conquête « étrangère » du territoire, et entend créer de la sortie une unité sociale incluant des individus étroitement liés et reconnaissables au travers d’un trait ethnique et culturel spécifique. Deux problèmes majeurs en ressortent : premièrement, l’application de termes comme « communauté » ou « peuple » est anachronique puisqu’il n’y avait pas d’unité nationale ni de sentiment d’appartenance à cette époque ; et s’il n’y a pas de « nous » défini, il ne peut y avoir d’ « Autre », d’étrangers. Deuxièmement, une vision intra territoriale qui s’appuie de façon fictionnelle sur une territorialité fixe n’est pas applicable au Luxembourg au vu de son histoire. Pour Pauly, « l’historien du Luxembourg doit adopter pour principe épistémologique un regard transfrontalier » (Ibid.), car l’histoire de ce petit pays n’est pour lui concevable que d’un point de vue « transnational », c’est à dire intégré dans un espace plus vaste. L’étude des flux (d’échanges économiques ou des politiques de migrations) est une lecture obligatoire. En ce sens, Pauly fait remonter la naissance des bases diplomatiques de l’Etat luxembourgeois 15 actuel au Congrès de Vienne de 1815, où il fut attribué en bien patrimonial au roi Guillaume 1er des Pays-Bas, et acquiert une indépendance politique.
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