Parler le « langage du ciel et des anges »

Parler le « langage du ciel et des anges »

L’œuvre signée par Claude Hopil résiste à l’établissement d’un savoir positif. Notre discours critique doit déjouer une ruse : le poète écrit en effet à travers la mise en déroute des savoirs et pour mettre en déroute les savoirs. Ses poèmes[1] enregistrent la défaillance de la raison. Toute interprétation, si elle ne glisse pas dans l’écriture mystique, doit donc ruser avec les paradoxes et les contradictions de l’œuvre[2].
Notre hypothèse de lecture rend compte de l’équivoque constitutive des écrits de C. Hopil. Dans son œuvre, nous assistons à une contestation mutuelle de la poésie et de la théologie : critique de la poésie par la théologie et critique de la théologie par la poésie. Toutefois, suivant le principe mystique de la coïncidence des contraires, il faut également affirmer la proposition inverse. Dans le mouvement de critique même, nous assistons à une
[1]          Recueils de poèmes : Les Œuvres chrestiennes. Avec un Meslange de poésie, Paris, M. Guillemot et F. Julliot, 1603 (références : OC 1603) ; Les Œuvres chrestiennes, Lyon, Th. Ancelin, 1604 (OC 1604) ; Les Douces extases de l’âme spirituelle, ravie en la consideration des perfections de son divin Espoux. Ou exposition mystique et morale du Cantique des Cantiques de Salomon, Paris, S. Huré, 1627 (traité en prose suivi de quinze cantiques ; références : DEx, citations tirées de l’édition critique due à G. Peyroche d’Arnaud, Genève, Droz, 2000) ; Les Divins eslancemens d’amour exprimez en cent Cantiques faits en l’honneur de la Tres-saincte Trinité. Avec les celestes flammes de l’Espouse Saincte. Et Cantiques de la vie admirable de Saincte Catherine de Sienne de l’Ordre de S. Dominique, Paris, S. Huré, 1628 et 1629 (références : DEl, citations tirées de l’édition critique de J. Plantié, Paris, Champion, 1999, sauf pour les Cantiques de la vie admirable de Saincte Catherine, non reproduits dans l’édition J. Plantié et cités d’après l’édition originale de 1629 chez S. Huré) ; Les Doux vols de l’ame amoureuse de Jesus, Paris, J. Jost, 1629 (DVols) ; Le Parnasse des odes, ou chansons spirituelles, Paris, S. Huré, 1633 (Parnasse).
Traités en prose : Méditations sur le Cantique des cantiques, manuscrit diffusé entre 1618 et 1625, cité d’après l’édition procurée par G. Peyroche d’Arnaud, Genève, Droz, 2000 ; Les Douces extases, op. cit. ; La Couronne de la Vierge, Paris, S. Huré, 1629.

[2]          L’étude d’ensemble la plus récente sur l’œuvre de Claude Hopil est celle de Catherine Déglise, Au vol de la plume. Poétique de Claude Hopil, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008 (voir la bibliographie critique p. 487-488). Les poèmes de C. Hopil ont été redécouverts par Jean Rousset : « Un poète théologien et mystique du xviie siècle », dans : Nova et vetera, 1957, t. 32, p. 265-278. Signalons les études les plus récentes : Christian Belin, La Conversation intérieure. La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, chap. IX « Le prisme trinitaire dans les Divins élancements de Claude Hopil », p. 173-185 ; Christophe Bourgeois, Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1630), Paris, Champion, 2006, « Hopil, ou les excès du silence », p. 521-553; Michèle Clément, « Claude Hopil, « Au mystique tombeau du rien » », Trévoux, La Compagnie de Trévoux, 1996 ; Anne Mantero, La Muse théologienne. Poésie et théologie en France de 1629 à 1680, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, passim ; A. Mantero, « Les chants de la « pauvre ame simplette » ou Le Parnasse des Odes de Claude Hopil », dans : Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, études réunies par J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin, M‑C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 655-675 ; A. Mantero, « « Au secret du silence », les Doux vols de Claude Hopil », dans : Limites du langage. Indicible ou Silence, articles réunis par Aline Mura-Brunel et Karl Cogard, L’Harmattan, 2002, p. 181-189.
célébration réciproque de la poésie et de la théologie : sublimation de la théologie par la poésie et sublimation de la poésie par la théologie. Toute lecture des poèmes de C. Hopil doit tenir compte de ce principe de contradiction à l’œuvre dans l’énoncé. Les poèmes sont à double entente : au plan critique, en toute rigueur, chaque hypothèse d’interprétation devrait donc contenir une correction par son antithèse. Cette énonciation équivoque caractérise la théologie mystique de Claude Hopil ; nous la situons globalement dans la spiritualité du pur amour ou « école abstraite »[1] caractéristique du début du XVIIe siècle à Paris.

L’importante étude en poétique et stylistique d’Anne Mantero

La Muse théologienne, offre de fines analyses sur l’équivoque dans les Divins eslancemens (1628-1629)[2]. L’auteur résume ainsi le projet de théologie mystique de ce recueil :
Hopil ne s’attache pas à la description des états ou des sentiments de l’âme ravie […] mais il pratique une contemplation du mystère en laquelle l’entendement, sachant ses limites, se dépassant lui-même pour entrer en excès, est comme relayé par la volonté amoureuse[3].

L’étude souligne les vertus de l’allusion, de l’équivoque, de l’impertinence sémantique, qui redéfinissent ce qu’est la poésie selon C. Hopil :

Il suffit au poète de découvrir dans l’imperfection même de l’emploi équivoque des mots la vertu d’une impertinence, en tant que celle-ci est déjà le signe d’une extension du dicible, donc du pensable[4].
Ces résultats en poétique prennent place dans une histoire de l’étude du style mystique[5]. En les présupposant, nous pouvons questionner l’intertextualité de la théologie mystique de Claude Hopil avec la théologie scolastique : nous relevons notamment un emploi critique de la terminologie aristotélico-thomiste. L’œuvre accomplit ainsi la vulgarisation problématique d’une discipline savante ; elle la met en pièces dans un énoncé spirituel de laïc, en langue vernaculaire. L’ensemble participe du mouvement de sécularisation du discours chrétien.
En considérant les neuf recueils signés par C. Hopil, rendus plus accessibles depuis la publication de la Muse théologienne par des reproductions numériques et deux éditions critiques[6], nous visons, au prix d’un grossissement du trait, à mettre en évidence la teneur polémique de certains poèmes, dans une perspective d’histoire des idées. Les textes en prose et en vers signés par C. Hopil semblent avoir eu une bonne diffusion imprimée mais une
[1]          L’adjectif « abstrait » est fréquent dans les poèmes de C. Hopil. Le nom d’« école abstraite » est dû à Louis Cognet, Histoire de la spiritualité chrétienne, La Spiritualité moderne I. L’essor (1500-1650), Paris, Aubier, 1966, p. 233 et suiv. ; voir aussi les « invasions mystiques » selon Louis Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours (11 t. en 5 vol., nouvelle édition sous la dir. F. Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006 ; édition originale : 1916-1936) ; Jean Orcibal, La Rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du nord, Paris, p.u.f., 1959 ; l’édition critique du traité de Benoît de Canfield, La Règle de perfection, par Jean Orcibal, Paris, p.u.f., 1982 ; la notice d’Optat de Veghel « Spiritualité franciscaine : 16e-17e siècles, 4. En France », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique : doctrine et histoire, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. 5, col. 1367-1376 ; Kent Emery (Jr), « Mysticism and the coincidence of opposites in sixteenth and seventeenth century France », dans : Journal of the History of Ideas, Philadelphia, 1984, vol. 45, no 1, p. 3-23.
[2]          A. Mantero, La Muse théologienne, ibidem, développement sur les Divins eslancemens p. 227-241 et passim.
[3]          A. Mantero, id., p. 151.
[4]          A. Mantero, id., p. 264.
[5]          Sur la recherche d’un style mystique, voir Carlo Ossola (dir.), Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle. Séminaire du professeur Carlo Ossola, textes réunis par François Trémolières, Turin, N. Aragno – Collège de France, 2005. C’est une méthode d’approche de la mystique bien établie : voir les travaux de Jean Baruzi, Jean Orcibal, Michel de Certeau, Jacques Le Brun, Joseph Beaude, Michèle Clément, Sophie Houdard.
[6]          Claude Hopil, Les Divins élancements d’amour, éd. J. Plantié, Paris, Champion, 1999 ; Claude Hopil, Méditations sur le Cantique des cantiques et Les Douces extases de l’âme spirituelle, éd. G. Peyroche d’Arnaud, Genève, Droz, 2000.
Signifier l’impropriété des signes
 
L’activité éditoriale de C. Hopil est discontinue : d’après les recueils dont nous avons connaissance depuis une dizaine d’années[1], il signe une première série de poèmes moraux et spirituels entre 1603 et 1605, puis une seconde série de textes, davantage marqués par l’écriture mystique, entre 1618 (environ) et 1633. Entre la première et la seconde série de publications, la transformation n’affecte pas principalement la doctrine spirituelle : l’essentiel d’une spiritualité dionysienne, dans la mouvance de l’« école abstraite », est en effet en place dès 1604. D’un pôle à l’autre de l’œuvre, la rupture est en réalité d’ordre linguistique et concerne l’emploi du signe verbal.
La théorie linguistique qui sous-tend l’écriture demeure infra-théorique ou énoncée de manière fragmentaire et dispersée ; nous pouvons toutefois la déduire des poèmes. Les trois premiers recueils (1603-1604)[2] sont nettement marqués par le modèle de Ronsard. Le poète est à la fois artisan et artiste : sa parole résulte d’une capacité à manier les signes verbaux en virtuose. Parmi maints exemples significatifs, citons cette invocation à la Muse, qui se mue progressivement en un cantique de louange, qui médite les puissances de Dieu :
Muse fille de Dieu, qui celebres la gloire
De ce grand Appollon , sur l’Olimpe sacré,
De tes conceptions vien combler ma memoire,
Car sur tous les sujects, son los me vient à gré.
Si tu m’as allaicté dés ma fresle naissance,
Si de ton favory te reste un souvenir,
Vien, des œuvres de Dieu, m’ouvrir la cognoissance,
De ses perfections & vien m’entretenir.
[1]          C’est-à-dire sous réserve d’autres trouvailles éditoriales ou de compléments d’information sur la vie littéraire de C. Hopil, toujours possibles.
[2]          Sur les deux recueils d’Œuvres chrétiennes, voir Catherine Déglise, « Conversion du cœur, conversion des modèles poétiques dans les œuvres de jeunesse de Claude Hopil », dans : Réforme, Humanisme, Renaissance, Association d’études sur la Renaissance, l’humanisme et la réforme, no 65, décembre 2007, p. 43-64 ; pour la mise en évidence du néo-stoïcisme augustinien de ces premières œuvres, voir notre thèse : Essais de soi. La poésie spirituelle entre Montaigne et Descartes (1580-1641), Genève, Droz, 2012, chap. « L’union à Dieu chez C. Hopil (1603 et 1604), p. 339-383.

La poésie spirituelle contre le concept théologique
 
Dans le second Hopil, c’est le jeu libre des signes qui caractérise ses poèmes. Les signes tendent à devenir de purs signifiants, impropres à désigner leur référent et susceptibles d’une brutale désémantisation[1]. C’est ce revers de la langue et de la littérature qui énonce l’état d’anéantissement[2].
[1]          Ces analyses prennent appui sur l’étude d’A. Mantero pour les Divins eslancemens, La Muse théologienne, op. cit., notamment la section « Le vocabulaire théologique », p. 155-241.
[2]          Pour une présentation de la notion d’anéantissement (ou annihilation, abnégation) dans les traités et une approche du courant spirituel abstrait, voir Frédéric Gabriel, « Contemplation, anéantissement, récit : les stratégies du sujet spirituel à l’âge moderne », dans : Dire le néant, numéro spécial des Cahiers de Philosophie de l’université de Caen, n° 43, p. 179-209 ; Jean Orcibal, « La divinisation selon Benoît de Canfield (1562-1610), dans : Études d’histoire et de littérature religieuses. XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Klincksieck, 1997, p. 409-418.
Les poèmes parus en 1628 et 1629 indiquent une modification du rapport à toute doctrine théologique. Les poèmes des Divins eslancemens et des Doux vols présupposent en effet une critique radicale de la raison dans le domaine spirituel :
L’Ange n’est pas créé pour comprendre en effet
L’être immense de Dieu le parfait du parfait,
         Comme aussi n’est pas l’âme ;
Étant ravis en Dieu, ne le comprenant pas
Ils voient tant de Dieu qu’un chacun d’eux se pâme
         Dans l’amoureux trespas. (DEl, ct. 63, st. 7)
Je ne veux plus parler de cette Trinité
De peur de blasphémer, mais sa belle unité
         Admirer en silence ;
Les Anges ne font rien que l’adorer toujours,
Heureux l’admirateur qui tombe en défaillance
         En ces saintes amours ! (DEl, ct. 1, st. 6)
L’incompétence de la raison humaine au sujet de Dieu fait encourir le risque de blasphème : la théologie scolastique frôlerait-elle donc le blasphème ? En revanche, les Divins eslancemens reprennent le projet de 1604 : « J’écris en admirant afin de n’en médire »[1] mais la poétique de l’admiration défait alors le projet didactique[2]. Cette critique de la raison s’accompagne bien entendu de la critique du produit de la raison, le savoir. C’est bien une poésie de la nescience rhéno-flamande ou de la docte ignorance, dans la tradition de Nicolas de Cues :
Toujours cette science on commence d’apprendre
Sans jamais au mystère un grand Maître se rendre,
         Il est trop glorieux. […] (DEl, ct. 3, st. 9, p. 75)
L’énonciateur refuse d’être un savant, de faire état d’une mémoire livresque :
J’ayme mieux aymer Dieu dans la simple ignorance
         Que d’estre homme d’esprit,
La science des Saincts (qu’on nomme Sapience)
         Est d’aymer Jesus Christ. (DVols, ct. 5, st. 8, p. 10)
Une ame apprend de Dieu en maint glorieux mystere
Non dans les livres morts, mais dans la croix austere
         Vivant livre d’amour. (DVols, ct. 18, p. 35)
L’énonciateur n’est pas un érudit de bibliothèque, penché sur des « livres morts ». Les poèmes le confirment, puisqu’ils ne donnent pas à lire une mémoire littéraire. Dans les poèmes de 1626-1633, les traces de citations ou de modèles poétiques antérieurs sont effacées. Le je revendique la seule « science des Saincts » ou « sapience », qu’il apprend à l’« eschole du ciel »[3]. L’expérience spirituelle dont font état les poèmes de C. Hopil, présuppose l’échec de toutes les facultés inférieures comme supérieures de l’âme. On note la défaillance des sens intérieurs ou de l’imagination devant l’essence de Dieu ; elle double la défaillance de la raison.
À partir de ce point, les poèmes énoncent une violente critique anti-scolastique. Plutôt dominée par l’intérêt pour la suggestion de l’ineffable et de l’indicible, la critique n’a peut-être pas assez dégagé cette dimension polémique des poèmes. Pourtant, les deux questions ne se confondent pas. Ce n’est pas la seule faillite de la raison qui se joue dans le chant poétique ; c’est bien aussi l’insignifiance du langage de la théologie scolastique. L’union à Dieu ne saurait donc avoir lieu à travers la volonté et la raison, comme le théorise la tradition aristotélico-thomiste. Les cantiques sont des poèmes anti-doctrinaux qui systématisent l’usage de la récusation. La critique découle de l’usage en mention d’un lexique contesté, par opposition avec l’usage en référence. En d’autres termes, le mécanisme de signification et de référence des termes scolastiques est désamorcé par l’usage de la citation, par le discours rapporté :
Nous ne pouvons avoir une assez haute estime
De son Être excellent, glorieux et sublime
         Sur tout temps et tout lieu ;
Certes ! nous disons moins de la cause des causes
Disant que le Seigneur est en soi toutes choses
Qu’en disant qu’il est Dieu. (DEl, ct 82, st. 2)
[1]          DEl, ct. 2, st. 10.

[2]          Voir l’articulation de l’étude d’Anne Mantero en deux parties : « Le didactisme » puis « Au-delà du didactisme : la théologie présupposée » (La Muse théologienne, op. cit.).

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