PARLER EN PROVERBES, BIEN PARLER
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE LANGUE – L’ÂGE DE LA PAROLE
Le boomu comprend différents niveaux de langue que la personne acquiert au fur et à mesure de son apprentissage. Les enfants ont ainsi leur façon de parler, leur vocabulaire et leurs expressions, leurs proverbes aussi, tout comme les adultes ont les leurs, qui sont encore différents des modes d’énonciation et de réflexion qu’utilisent les vieux maîtres de la parole. Lorsqu’on apprend le boomu, on doit ainsi commencer par le niveau des enfants, avant de comprendre que ce n’est que le premier niveau et qu’il faudra le dépasser pour amorcer une entrée dans les profondeurs réelles de la parole. Imaginons une personne qui a bien mangé et veut dire, à son logeur qui lui propose de reprendre quelque chose, qu’elle est rassasiée. En utilisant le langage des enfants, la personne dira : ‘ùn sù : // je / suis rassasiée acc. //, en employant ce verbe sì / sù, homonyme de ton bas de cet autre verbe de ton haut : sí / sú qui signifie “être plein”. Si la personne veut utiliser le langage des adultes, elle dira : ‘ùn héya : // je / suis satisfaite acc. //, signifiant ainsi que la faim ne la torture plus, mais qu’elle sera toujours prête à accepter si quelque chose d’intéressant se présente encore. Si elle opte pour le langage des vieux, elle dira alors : ‘ùn tannà : // j’ / ai été distraite acc. //, formule que l’on pourrait comprendre comme « mon désir a été détourné » et qui traduit un véritable savoir-vivre, car un adulte ne doit jamais se remplir le ventre comme le font les enfants, mais doit prévoir une place pour, comme en cas de voyage, une invitation supplémentaire. Ainsi chacun, selon son degré d’acquisition de la langue, dira à sa façon qu’il a bien mangé, mais si la formule utilisée par les enfants est radicale, les mots dits par les adultes et plus encore par les vieux sont empreints de nuances qui font que finalement, ils n’ont pas vraiment dit qu’ils avaient terminé leur repas. Prenons un autre exemple : lorsque quelqu’un passe auprès de personnes occupées à manger, il s’entendra héler, si ces personnes sont des enfants ou bien utilisent ce niveau de langue, ɓwe ‘á dí : // viens / aux. mouv. d’approche | mange //, « viens manger ». S’il a affaire a des adultes ou surtout à des vieux plus agiles avec les mots, il entendra plutôt : ɓwe ‘á dὲὲ: ɓa bè : // viens / aux. mouv. d’approche | vois / cl.4 (leur) | chose //, « viens voir ce que les jeunes ont préparé », puisque ce sont les femmes des fils qui font la cuisine lorsqu’on prend de l’âge. Mais si c’est un spécialiste invétéré du “bien parler” qui s’adresse à lui, il entendra certainement : ɓwe ‘á zín ‘o nù wa sé : // viens / aux. mouv. d’approche | mets / ta | main / nous | chez //, « viens mettre ta main chez nous », invitation à mettre la main dans le même plat que ceux qui mangent à cet endroit, à partager leur repas. Le langage des plus anciens a l’avantage de préserver la liberté de la personne face aux affirmations qu’elle peut faire, mais il faut bien connaître tous les rouages de la parole pour l’utiliser à bon escient et ne pas tomber dans des pièges que l’on aurait posés soi-même en disant plus que ce que l’on avait cru dire avec des images dont on ne maîtriserait pas toutes les teintes. Comme le dit Sa’oui-la-hyène, PARLER EN PROVERBES, BIEN PARLER Deuxième partie : Le proverbe et la parole 136 « la main du petit enfant n’entre pas dans la bouche du vieux impunément ».
LA LANGUE DES ENFANTS
Il ne faut pas laisser les enfants avoir vis-à-vis de la parole des attitudes qui ne conviendraient pas à leur âge. Un enfant qui posait toujours beaucoup de questions à ses parents entendit un jour la grand-mère dire à ceux-ci, gênés quant à la réponse à donner aux dernières interrogations qu’il avait soulevées : « Si le poussin peut beaucoup gratter (le sol), il découvre les os de ses ancêtres ». 135. ‘òó-zo yí dà ‘ara, lò wéè le mí màa:-dan huàn wá // poule + petit / si / peut | gratter # cl.1 rappel (poussin) / aux. hab. | découvre… / pron. réfl. | pères • vieux | os / …part. verb. // Gratter la terre est trop difficile pour les frêles pattes du poussin et il devrait s’en remettre à sa mère-poule qui fera le travail pour lui. Le poussin qui se croit très fort et prétend trouver lui-même sa pitance risque de labourer si bien le sol qu’il en vient à déterrer des signes annonciateurs de son funeste destin. À force de faire des choses pour lesquelles on n’est pas bien disposé, on finit par tomber dans une situation qu’il aurait été préférable d’éviter. Si on laissait faire l’enfant et s’il prenait la parole abusivement pour poser des questions sur des sujets qui devraient lui demeurer obscurs, il risquerait de mettre à jour des mystères, des problèmes, qu’il serait bien difficile de lui faire comprendre ensuite. « Si tu ne veux pas qu’un enfant mange de tes poules de sacrifice1, ne les lui donne pas à plumer » 136. ‘ò yí lo hányírézo ɓὲέ cὲ ‘ò mà‘ó ‘òá, yító nɛ lò ‘e ɓà // tu / si / dis que # enfant + petit / nég. | croque / tes | sacrifice | poules # nég. marquant la défense | donne / cl.1 rappel (enfant) / plume / cl.4 rappel (poules) //ajouta la grand-mère à l’intention des parents de l’enfant qui n’avaient pas su arrêter son questionnement, préserver son innocence en le laissant appréhender le monde avec la parole des enfants. Lorsqu’on demande un travail à un enfant, comme lorsqu’on l’envoie chercher de la paille pour brûler les poils du cochon que l’on vient de tuer, il est en droit de réclamer quelque chose en récompense, un morceau d’intestin par exemple. Comme on prétend que la consommation de la viande utilisée lors des sacrifices rend l’enfant stérile, il vaut mieux éviter d’avoir à lui en donner un morceau. Si les parents avaient laissé croire à l’enfant qu’il pouvait poser toutes les questions qu’il voulait, il était normal qu’il leur réclame des réponses, et ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils se sentaient à présent piégés par l’obligation de lui donner des explications. De l’avis de la grand-mère, il fallait laisser l’enfant faire ses découvertes lui-même et résoudre lui-même les questions que son esprit curieux et éveillé se posait. Elle précisa alors que ce n’était pas faire preuve d’amour pour l’enfant que de lui laisser croire qu’il pouvait tout dire et tout entendre : « L’écureuil fouisseur dit : “l’amande de “prune” ne se donne pas à l’enfant, qu’il s’en casse s’il le peut” » 137. báho lo ‘ùnlé-ɲinì ɓὲέ hànna hányírézo, lo yí dà mu ‘a lò cócó // écureuil fouisseur / dit que # “prune” • amande / nég. | donner + m. sub. / enfant + petit # cl.1 rappel (enfant) / si / peut / cl.6 rappel (action sous-entendue de casser des noyaux de prune) # que / cl.1 rappel (enfant) / troue1 // il faut laisser les enfants vivre avec le niveau de langue qui leur convient. Le noyau de la “prune sauvage” renferme secrètement une amande très appréciée, mais il faut savoir l’obtenir sans tout écraser, surtout qu’il est impossible avant de casser le noyau de détecter s’il contient quelque chose d’intéressant ou s’il est vide. « Un enfant peut-il prétendre casser une grosse “prune” alors qu’il ne sait pas reconnaître une “prune” sans amande ? ». 138. hányírézo yí lo mí cócó ‘ùnlé dέɓwέ, ‘á ló ɲàn yí ɓὲέ zùn ‘ùnlé-manì hán ? // enfant + petit / si / dit que # pron. log. / troue / “prune” | grosse # conj. coord. (et) / cl.1 rappel (enfant) / encore / si / nég. | connaît / “prune” • aveugle2 / part. inter. finale // L’enfant ne peut pas encore comprendre les nuances du discours ni interpréter les mots qu’il entend selon leurs différents niveaux de compréhension. Si l’enfant se met à imiter les dires des adultes, il risque de ne pas comprendre réellement tout ce qu’il énonce ainsi et de dire autre chose que ce qu’il pense, il risque de tomber sur une “prune” sans amande en pensant dire quelque chose de sensé, ou d’écraser une belle amande en employant mal à propos des termes dont il n’aura pas saisi toute la portée. Même l’enfant éveillé et malin doit garder un rapport prudent avec la parole dont il ne peut pas encore avoir une connaissance très profonde. « L’intelligence n’empêche pas de casser un noyau de “prune” sans amande »
LA LANGUE DES VIEUX
Les vieux, à qui le temps a donné une somme d’expériences vécues ou entendues que ne peuvent avoir leurs cadets, sont indéniablement les meilleurs utilisateurs des richesses de la langue, même si l’on rencontre parfois des vieillards qui n’ont jamais acquis les bases du “bien parler”, malgré ce que dit un proverbe fort célèbre : « Si le vieux a de la moustache autour de la bouche, il parle aussi en rond” (par circonlocution) » 147. nì‘araní ɲunɓwó yí sà ‘í‘írío, lò múso wéè wùró ‘í‘írí // vieux | bouche / si / a poussé (des poils) (acc. après si) | est entourée (acc. après si) # cl.1 rappel (vieux) / aussi / aux. hab. | parle | entoure1 // indiquant qu’il y a un rapport entre la bouche cernée d’une pilosité broussailleuse du vieux et la manière dont il doit s’exprimer s’il veut “bien parler” comme un vieux sage, c’est-àdire en enroulant ses mots derrière d’autres qui les sous-entendent, en usant du proverbe et de la périphrase, en faisant reposer tous ses dires sur le non-dit de sa parole. Cette façon de parler renforce le pouvoir des anciens qui réussissent ainsi à toujours avoir le dernier mot, et peuvent clamer en signe de victoire : « Le vieux margouillat est (encore) plein de graisse » . ‘έɓέ dɛn ‘a ɲin // margouillat | vieux / est / graisse // signifiant par là qu’ils sont peut-être trop vieux par rapport à de nombreux actes de la vie quotidienne mais qu’en ce qui concerne le meilleur, la graisse dans la viande du margouillat ou la parole chez l’homme, ils dominent encore. D’ailleurs, comment feraient les jeunes s’ils ne les avaient pour modèle, s’ils ne les entendaient jour après jour parler en tournant autour du sujet et usant sans réserve des proverbes, pour apprendre à leur tour à bien parler : « Si ce n’étaient les anciens chiens, les nouveaux chiens connaîtraient-ils la brousse ?». 149. mù yìí: ‘a bo-bá dan, bo-bá fián yá zùn ‘ùìn ré ? // cl.6 (cela : action) / si + nég. | sont / chiens + mâles2 | anciens # chiens + mâles | nouveaux / irréel | connaissent / brousse inculte / part. inter. finale // Devenus inaptes au travail des champs, les anciens restent à converser à l’ombre d’un hangar ou autour de l’arbre “à palabres” qui siège au centre du village. Ils semblent paresser, mâchonnant sans trêve la fine poudre de tabac verte qui soulage les douleurs de leurs chicots taillés en pointe du temps de leur jeunesse, mais leurs marmonnements ne sont nullement dérisoires ni insignifiants, et celui qui veut prendre la peine d’y prêter attention vérifiera que les Bwa disent vrai lorsqu’ils affirment que :« La bouche du vieux est pourrie, mais il en sort de bonnes paroles ». 150. lò nì‘araní ɲunɓwó sò‘òá, ‘á dὲmu-sián pan lé hòò: // cl.1 (le) | vieux | bouche / est pourrie acc. # conj. coord. (mais) / paroles • délicieuses / cependant | sortent / cl.3 rappel (bouche) + loc. // L’art du bien parler en boomu, c’est savoir user de la parole à bon escient en fonction des personnes à qui on s’adresse et surtout en fonction de son propre niveau de langue. Nous avons déjà dit que chacun pouvait énoncer un proverbe, et il est des proverbes qui ne nécessitent pas une grande maîtrise de la parole pour être employés. Certains proverbes sont même couramment utilisés par les enfants eux-mêmes, au cours de leurs jeux ou de leurs palabres. Ces proverbes sont généralement peu ésotériques et mettent souvent en scène des animaux ou des personnages dont les enfants connaissent les aventures. Car pour comprendre la portée du proverbe que l’on dit, il faut bien sûr pouvoir comprendre ce que signifie son texte, ce dont il parle et, si possible, connaître la situation qui a motivé sa toute première énonciation ; il faut se resituer dans la société particulière dont il est issu et le regarder comme un pan de la “littérature régionale” propre à cette société ; il faut alors un certain “bagage culturel” pour percevoir la signification donnée par les images retenues par l’énoncé ou la référence faite à un événement historique connu, au caractère particulier d’un personnage ou d’un village. Regardons un instant vers ce monde d’origine du proverbe, cette situation première qui en explique la signification littérale et dont la connaissance est nécessaire à la bonne compréhension et à la juste utilisation de l’énoncé.