Paradigme procédural des droits de l’homme chez Habermas

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Les Influences du jeune âge

Trop jeune à l’âge d’or des maîtres à penser de l’école de Francfort, Habermas est d’un autre cercle de génération de cette école. Assistant d’Adorno à l’Institut pour la recherche sociale de l’université de Francfort de 1956 en 1959 à 27 ans, il s’efforcera, malgré son absence d’études auprès des maîtres de l’école, à reconstituer la pensée de l’école de Francfort. De manière critique, il va reconsidérer la théorie critique et se propulser aux cimes de l’héritier légitime de Horkheimer. La théorie critique de l’école de Francfort est une mise à nu de l’esprit des lumières et des positivistes. En effet, les penseurs des lumières imaginaient la fin du règne des superstitions et des mythes qui se seraient détruit par le progrès de la science et la technique, les progrès de la connaissance et de la raison. Une telle chimère devrait aboutir à la fondation d’une société réconciliée avec elle-même. Hélas nées sous les entrailles de l’idéologie, « tel père, tel fils » comme dit l’adage. Autrement dit, la science et la technique, générées par l’idéologie, devinrent à leur tour idéologie c’est-à-dire un discours ayant des fins, des visées d’intérêt.
Elles n’ont servi qu’à légitimer un pouvoir de domination. Science et technique ont été de tout temps indépendantes. La technique a existé plusieurs milliers d’années avant la science alors que cette dernière ne date guère que de siècles récents car la plus ancienne (les mathématiques) ne datent que de quelque deux millénaires et quelques siècles pour les sciences expérimentales. Elles étaient donc indépendantes dans leurs objectifs et leurs fins.
Le XIXe siècle verra le renversement de cet ordre. Science et technique redeviennent non seulement interdépendantes, mais elles servent en commun sous les auspices de la production industrielle. De telle sorte que le progrès scientifico- politique rejette l’évolution sociopolitique de la société et détermine les progrès de développement.
Alors avant de se lancer à toute tâche citoyenne, les politiques consultent les détenteurs de l’intelligence de la science et de la technique, considérés comme des experts. Les décisions devant se décider ensemble entre citoyens sont laissées à quelques minorités ; faits et actes qui sapent les fondements de la démocratie qui suppose que les citoyens décident ensemble et légitiment de l’orientation à donner à leurs actions.
Habermas « veut construire » cette nouvelle domination issue d’une dangereuse emprise scientifico -technique sur l’humanité. Il se propose de réhabiliter la praxis au sens aristotélicien, c’est-à-dire qui provient de discussions politiques entre citoyens. C’est une volonté politique issue de la discussion qu’il se propose de retrouver.
Dans sa théorie de l’Agir communicationnel par exemple, Habermas reprend explicitement, dans une perspective qu’il appelle « post-métaphysique9 », la problématique wébérienne de la modernisation comme rationalisation. Mais à la différence de Weber, il choisit une perspective qui épouse les contours de l’ambivalence vis-à-vis de la manifestation de cette modernisation. Habermas entend sauver le concept de rationalité. « La modernité, selon lui, est un projet inachevé, mais un projet parfaitement acceptable qu’il s’agit enfin de réaliser 10».
Habermas n’entend pas « pleurnicher » sur cette déception que lui procure le sentiment de projet détourné de son idéal. Mieux, il voit dans la raison instrumentale des lumières un pont pour aboutir à une libération luminaire grâce à une « intersubjectivité intacte ».
Dans « Interlocution et politique : comment la raison vient aux hommes », un Habermas explique : « Bien que le monde issu du projet des lumières soit réellement dominé par la rationalité instrumentale, par la volonté de puissance, par la manipulation, bien que l’homme moderne soit réellement mutilé, il s’agit là plutôt d’un accident historique, car dans le principe de publicité qui est fondamental pour les sociétés incarnant l’aufklärung il y a un potentiel d’émancipation véritable qu’il nous faut libérer pour aboutir à une (inter) subjectivité intacte11».
Là où Weber irait devoir signaler une perte de sens, Habermas s’emploiera à découvrir un film de rationalité non exploité chez Weber. Le non exploité avec suffisance chez ce dernier lui servira à édifier sa propre théorie.
La première idée se fonde sur une impossibilité de définition pertinente de l’action, qu’elle soit individuelle ou collective en se passant du concept de sens. La deuxième est relative à la définition de l’action faciale que Weber donne de la coopération sans aller jusqu’au bout.
Pour Weber, tout acte humain ne peut être considéré comme activité. Le dormeur qui, dans son sommeil, se retourne sur le côté droit n’en a pas l’intention. Il l’a fait par réflexe, inconsciemment. Se tromper non plus n’en est plus une car on se trompe toujours involontairement.
A contrario, voter est une action car l’auteur en a l’intention avant de passer à l’acte. Il en est de même à l’occasion de prix d’Adorno qu’il venait de recevoir, de même du menteur qui sait la vérité et qui délibérément s’en passe. Le menteur sait la vérité et il sait aussi la non -vérité. C’est donc intentionnellement qu’il choisit de mentir pour tromper, faire croire à autre chose. Avec ses propres mots, Weber dit : « nous entendons par « activité » (Handelin) un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif 12».
Se fondant sur le bon sens des agents, Habermas exploitera à des fins pédagogiques et normatives, les questions de Weber. Il distinguera d’abord deux actions : les actions tournées vers le succès et les actions orientées vers l’intercompréhension.
A l’intérieur des actions tournées vers le succès, Habermas distingue deux nouveaux sous groupes : les actions instrumentales («est instrumentale une action orientée vers le succès lorsque nous la considérons sous l’aspect de règles techniques d’action et que nous évaluons le degré d’efficience d’une intervention dans un contexte d’états et d’évènements ») et les actions stratégiques (est stratégique « une action orientée vers le succès, lorsque nous la considérons sous l’aspect de la poursuite de règles de choix rationnels et que nous évaluons le degré d’efficience de l’influence prise sur les décisions d’un partenaire rationnel13 »).
Le constat s’impose donc : la première catégorie d’action contient « les faire rationnels en finalité 14» de Weber.
Incontestablement donc, l’influence de l’école de Francfort et de Max Weber auraient été déterminants dans l’apprentissage conceptuel du jeune Habermas. Après cet âge d’« ingurgitation », Habermas s’attellera à voir sur quelle direction orienter ses concepts.

Les «avancées conceptuelles d’Habermas»

Dans bien des domaines, Habermas a marqué des avancées considérables dans la reconsidération des situations qui se posent et dans la manière de nommer les réalités.
Avancées ici nous ne l’entendons pas dans le sens d’évolution ou de progrès. Certes ce sens figure dans l’usage que nous en avons fait. Mais nous voulons surtout entendre par avancées ce que Habermas pose comme réalité ou nomination de la réalité ou substitut de la réalité.
Ces avancées sont perceptibles essentiellement dans quatre domaines que sont : la critique de l’idéologie techno-scientifique, connaissance et intérêt, l’agir communicationnel, l’idée démocratique.
Nous allons les voir une à une afin de mieux saisir en quoi Habermas a fait acquérir à la philosophie des avancées conceptuelles « indétrônables ».

Critique de l’idéologie techno-scientifique

Habermas se démarque très vite du pôle que les lumières ont fait jouer à la raison qui l’a détournée de ses objectifs.
En effet à l’origine, les lumières étaient conçues comme une arme de « destruction massive » ou « arme thermonucléaire15 » vis-à-vis des mythes, des légendes, des superstitions. Mais en lieu et place d’un rôle destructeur, les lumières étalèrent vite une volonté de puissance4 et de contrôle de l’humanité qui la menait directement à sa perdition.
Habermas pense alors que les lumières au lieu de soulager l’homme, accentuent ses peines, et ses soucis. Et les décisions, au lieu d’être affaire d’ensemble, sont simplement affaire de supposé spécialiste ou experts. Ce qui corrompt les fondements de la démocratie.
De ce constat, Habermas se propose de démystifier cette légitimation de l’absurde en appelant à un retour à la raison grecque qui instaure par la discussion. La science et la technique en tant que discours de légitimation d’un ordre illégitime sont idéologie. Et c’est cette idéologie techno-scientifique que Habermas dénonce qui a détourné la raison de ses objectifs initiaux.

Connaissance et Intérêt

En vertu de son fameux principe d’infalsifiabilité, Popper avait sa mesure à lui pour instaurer une hiérarchie entre les sciences. Popper considère que la scientificité d’une science se mesure à l’aune de l’exactitude des résultats qu’elle produit. Une science n’est pour lui, science que pour autant qu’elle intègre l’exactitude, la certitude dans les résultats qu’elle produit. Or l’exactitude d’une science, c’est la capacité pour cette science de faire accorder plusieurs « experts » sur ce résultat. Ce qui est exact, c’est ce qui est indiscutable, ce sur quoi il n’y a pas de doute possible. Or les sciences humaines ne sont pas en mesure de satisfaire de telles exigences. Il ne peut avoir accord dans le travail intellectuel que par exemple deux philosophes ou deux historiens ont fourni séparément sur un sujet donné. En vertu de ce handicap, Popper pensait que les sciences humaines ne sont pas scientifiques. C’est, dit quelqu’un, « tout un courant qualifié de néopositivisme [qui] n’accorde le statut de science qu’aux mathématiques et aux sciences de la nature 16».
Deux objections permettront de prendre en charge les limites de Popper dans la considération de la science. D’abord pour Habermas, dans les sciences dites « exactes » peuvent se dissimuler des préoccupations intéressées. L’invention de la géométrie a répondu à des préoccupations de propriété. Il s’agissait de délimiter les propriétés individuelles des uns et des autres et « d’évaluer la superficie des terrains ».
D’autre part, Habermas s’inscrit en faux contre des prétentions fort répandues qui ont fait de la physique le modèle de toute science. Selon lui en effet, rien ne justifie un tel privilège.
De là Habermas concocte une typologie de science qui se chiffre essentiellement à trois.
Ce qu’il appelle les sciences empirico-analytiques qu’il assimile aux sciences de la nature. Elles sont ainsi appelées car elles ont un fondement expérimental, mais elles acquièrent leur configuration originale dans leur formulation de types mathématiques. Du fait qu’elles incitent à la précision, « leur intérêt est d’ordre technique17 ».
Ensuite les sciences historico-herméneutiques que Habermas fait correspondre aux sciences humaines. Ici, c’est « la compréhension du sens qui donne accès au fait 18 ». Ce génie consiste en l’interprétation du sens des intentions et de leur élargissement dans la compréhension intersubjective entre les individus.
Enfin dans les sciences critiques, Habermas met tout ce qui est psychanalyse, critique des idéologies et sa théorie critique. Ces sciences exigent à émanciper en suscitant des réflexes d’autoréflexion et leur intérêt.
Habermas voit donc dans la pensée un esprit d’ouverture à d’autres temps en se passant du sien. La pensée doit sauter par-dessus son temps, son milieu pour se mêler aux affaires du monde. Ainsi, l’acte doit toujours être sous tendu par la connaissance pour se compléter.

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l’Agir communicationnel

Dans l’œuvre d’Habermas, la théorie de l’Agir communicationnel (TAC) constitue la toile de fond de sa pensée de l’Action. En tant que régi par les phénomènes, les convictions, le monde a besoin d’une activité communicationnelle qui prend en charge l’ordonnancement, la compréhension et l’explication de tout ce qui existe et prétend se donner une existence cohérente et acceptable. La prise en charge de telles évidences n’est possible qu’en tant que ses acteurs disposent de moyens et de l’exactitude pour communiquer sur leurs conceptions, leurs convictions, et visions de service. C’est ce que dans Droit et Démocratie, il a appelé « liberté communicationnelle », c’est-à-dire le droit de communiquer sans contrainte ni pression sur tous les sujets qui leur interpellent directement.
Selon Habermas « la liberté communicationnelle n’existe qu’entre des acteurs qui, se trouvant dans une attitude performative les uns avec les autres, veulent s’entendre sur quelque chose et attendent l’un de l’autre des prises de positions sur les prétentions à la validité réciproquement émises 19».
Pour aborder les questions cruciales, Habermas voit deux stratégies d’attaques qui restent compatibles soit, mais différentes dans leur substance. En effet, on peut, pour traiter de la question politique, s’adonner à une théorie de l’Etat. La finalité étant de distinguer le pouvoir légitime de l’arbitraire, ou partir d’une évocation globale des réalités sociales : ses problèmes, ses difficultés, ses forces et faiblesses et contradictions, etc.
Dans la deuxième perspective, la probabilité entre faire une théorie de l’Action, comme quand Marx parle de l’Action des prolétaires pour renverser la bourgeoisie, et se défausser sur une supposition qui veut que toute théorie soit productive d’effets dans le champ social reste ouverte. Pierre Bourdieu par exemple « pense que mettre en évidence les structures de domination produit des effets20 ».
Et c’est l’avis de Bourdieu qui effectivement agrée Habermas.
Selon lui en effet, la société est monde vécu et système. Le monde vécu et le lieu d’éclosion de l’action des membres de la société. Donc pour en rendre compte, faudrait-il partir « du point de vue de celui qui agit ». Le monde vécu, dit-il, est « l’horizon des situations de parole et la source des opérations d’interprétation, à son tour, il ne se reproduit qu’à travers des actes de communication21 ». Le système est alors la société lorsqu’elle est observée de l’intérieur. Les actes visent à conserver la cohérence du système, sa stabilité et son harmonie. De ce fait, il est périlleux de tenir compte de l’intention et de la volonté des acteurs. Il faut s’en passer et ne tenir compte que des conséquences des actions des humains.
La conséquence qu’on peut tirer de ces remarques est que le monde vécu est régi par la communication des acteurs et le système, les conséquences de leurs actions.
Dans la considération du monde vécu, Habermas aime à partir d’une anecdote qui met en situation un vieux maçon et un jeune maçon. Pour la pause déjeuner, le vieux maçon demande au jeune d’aller lui chercher de la bière pour occuper ce moment et accompagner son repas.
Les résultats des tractations sont partout positifs. Autrement dit, il n’y a pas d’impossibilité et donc il y a accord. L’accord met ensemble ses trois aspects vus dans leur dimension réduite. La situation doit toujours être définie par les participants ensemble au risque de verser dans l’unilatéralisme. En cas de non-accord, il faudra repasser à la négociation et la discussion. C’est ce que Habermas entend par l’Agir communicationnel.
L’Agir communicationnel (comme nous le reverrons plus tard) permet de donner une orientation acceptable des interactions sociales, par la négociation et la renégociation de la situation.
Le concept de droits humains s’élaborera sous ses auspices ainsi que l’acceptation sémantique de la notion de démocratie.

Théorie de la Démocratie

C’est sous l’emprise de la théorie du pluralisme que Habermas va développer une idée démocratique qui se fonde sur la participation des citoyens au processus politique. La théorie du pluralisme s’appuyait sur un « concept empiriste du pouvoir 22». C’est, en effet, nous dit Habermas, « une vision instrumentale de la politique, selon laquelle le pouvoir politique et le pouvoir administratif ne sont que différentes formes de manifestation du pouvoir social, qui constitue, à leurs yeux, le pont reliant le modèle libéral de la démocratie (…) à la réalité empirique de la science 23».
Pour Habermas, le pouvoir social constitué directement des acteurs engagés dans le processus politique, est « l’étalon qui permet de mesurer la faculté de faire valoir des intérêts organisés24 ». Ce pouvoir social, c’est l’ensemble des citoyens engagés ou non engagés dans les partis politiques et les organisations privées ou publiques ou encore ceux jouissant d’une appartenance incontestable à une communauté politique mais incapable de l’assumer activement, en gros c’est l’ensemble des destinations du droit en tant que ce droit est leur.

Table des matières

INTRODUCTION
1-Eléments autobiographiques sur Habermas
2-Les Influences du jeune âge
3-Les avancées conceptuelles
a- critique de la science comme idéologie
b- Connaissance et Intérêt
c- L’Agir communicationnel
d- La théorie de la démocratie
Ière Partie: Droits et droits de l’homme chez Habermas
A-L’Evolution systémique du droit
I- l’Evolution formelle
1. Définitions préalables
2. Evolution vers la positivation du Droit
3. Droit naturel et droit rationnel
II- Système juridique et l’autonomie systèmique du droit
1. Co-originarité des droits Subjectifs et des droits Objectifs
2. Formalisme du droit moderne.
III-Rapport droit et morale
1. Tension entre factualité et validité
2. Analogie vérité et justice
3. Le concept de norme Juridique
4. Habermas et John Rawls: « Querelle de consensus
B- Les Droits de l’homme: Une justification publique de la Raison et de la Morale ?
I- Genèse des droits de l’homme.
1. De l’époque classique à nos jours
2. De kant à kelsen
3. Marx et Rousseau: Deux extrêmistes ?
4. L’intersubjectivité: Habermas hérite Raiser
II- Les droits de l’homme aujourd’hui
1. Caractéristiques générales
2. « L’excision » de l’universalité des droits l’homme
IIème Partie: Paradigme procédural des droits de l’homme chez Habermas
A- Les Conditions procédurales : la pragmatique Universelle
I- Réalités et suppositions: le Pari humain
1. Les présuppositions éthico-morales
2. Le pari idéalisant
3. les présuppositions pragmatiques universelles
4. Les présuppositions Communicationnelles
II- Fondements et Fondation des droits de l’homme
1. L’équité discursive
2. La négociation comme Unification des Préférences
B- Légitimité et Légitimation
I- Les mobiles de la légitimation
1. Légitimation par la procédure
2. La rationalité procédurale
3. Entente et Activité d’entente
II- Les principes de la légitimité
1. De la validité des propositions
2. Le Concept d’institutionnalisation
3. L’entrecroisement des perspectives
IIIème Partie: Détermination conceptuelle de Droits de l’homme
A- La Tac: Objet de Validation
I- Le Monde Vécu en tant que réservoir des formes de vie plurielles structurées par le langage
1. De la structuration des formes de vie: le medium verbal
2. Le champ Social: Détermination Intersubjective
3. Détermination subjective
II- Le modèle Délibératif
1. Consensus, compromis et/ou convention
2. L’Option plébiscitaire
CONCLUSION

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