Un dispositif
Web engageant, est-il plus efficace en termes d’effets sur les comportements attendus qu’un dispositif Web persuasif ? Ces deux questions plus ou moins générales amènent une multitude d’interrogations plus particulières, mais qui ont l’avantage de mobiliser des réalités facilement opérationnalisables. Ainsi, concernant la première question, nous nous interrogerons sur la possibilité de la mise en oeuvre au sein d’un site Web de chacun des quatre facteurs d’engagement définis par Joule et Beauvois (1998), à savoir le contexte de liberté, la visibilité sociale, l’importance de l’acte et ses raisons. En ce qui concerne la deuxième question, la comparaison entre deux types de sites Web sera principalement articulée autour des effets sur la perception et les comportements des éléments tels que le dispositif de signature d’engagement, l’acte préparatoire, l’évocation de liberté, la durée d’exposition et le nombre de clics (ou de pages Web ouvertes) au sein du dispositif. Méthodologie expérimentale au sein d’une approche constructiviste : mobiliser l’épistémologie de Popper Avant d’aborder plus directement les questions soulevées, il nous semble indispensable de préciser notre posture épistémologique. En effet, le positionnement épistémologique du chercheur permet de fournir une clé de compréhension du mode de son raisonnement, de sa démarche scientifique, de la manière dont il entend traiter les problèmes posés, et, au-delà de cela, de sa vision du processus de la construction des connaissances. Quels sont donc les fondements épistémologiques de cette recherche ? Nous pouvons constater que, dans le champ des sciences de l’information et de la communication, il est d’usage de revendiquer une appartenance constructiviste.
Cette approche particulièrement appréciée en sciences humaines et sociales correspond, en effet, à la conception de la réalité et des connaissances adoptée dans ce travail. Voici quelques points essentiels qui nous rapprochent des épistémologies constructivistes. Soulignons, tout d’abord, l’idée de la connaissance construite à partir du travail du chercheur, et considérée comme susceptible d’évoluer au fur et à mesure de la mise en lumière de nouveaux éléments concernant le phénomène étudié. De ce point de vue, nous trouvons particulièrement éloquente la métaphore de l’archipel des sciences proposée par le mathématicien René Thom dans laquelle le processus de la découverte continuelle des connaissances est comparé à la mer qui ne cesse de se retirer en faisant petit à petit découvrir le paysage : « … On suppose que le paysage est inondé sous une nappe d’eau. […] Le paysage est alors un archipel sinueux, mais aux grands réflexes correspondent de grands passages rectilignes, itinéraires parcourus de bout en bout par des lignes de navigation. Faisons décroître la hauteur de la nappe d’eau ; tous ces passages seront obstrués l’un après l’autre par des cols qui sortiront de l’eau successivement. L’eau se retire dans les vallées où elle forme des fjords tortueux ; la hauteur décroissant, on n’obtient plus qu’une nappe d’eau à contours circulaires recouvrant l’origine, le point germinal, à la côte la plus basse… » (cité dans Le Moigne, 2004).
Cette même idée est reprise sous le nom du « modèle de l’île volcanique de l’Épistémè » (Le Moigne, 1995) ou encore du « modèle spiralé » développé à partir du modèle cyclique des sciences de Piaget (1967b) et représentant l’auto-éco-réorganisation des savoirs disciplinés qui se forment et se transforment. Ainsi, la science doit être comprise en termes d’exploration du champ des possibilités ou de « projets de connaissance », plutôt que d’objets et d’hypothétiques nécessités que la nature imposerait à la science de considérer (Simon, 1974). Voici comment E. Morin (1986), auteur de la pensée complexe et du paradigme de la complexité, exprime, non sans une pointe d’humour, cette idée par ce qu’il appelle « le dialogue trinitaire entre la connaissance réflexive, la connaissance empirique et la connaissance sur la valeur de la connaissance » : « Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l’acquérir ». Enfin, nous adhérons à l’idée du passage du critère de vérité présumée objective, chère aux positivistes, à celui de représentation tenue pour intelligible. Les connaissances scientifiques, notamment dans le domaine des activités humaines, présentent des degrés variables de la vérité. Elles sont seulement de meilleures ou de moins bonnes approximations11, et ne prétendent pas pouvoir découper la réalité en variables complètement isolées qui permettraient de fournir des preuves scientifiques incontestables et de formuler des lois de portée générale. Le chercheur doit rester ouvert à des interprétations nouvelles apportées par de nouvelles connaissances disponibles. Nous revenons donc à cette interprétation des « connaissances processus » et « connaissances-représentations » (Piaget, 1967). Tout en étant conscient qu’« une carte n’est pas le territoire »12, chaque discipline scientifique devrait être considérée comme le projet d’une carte sur laquelle on travaille (Le Moigne, 1994 : p.162).
Structure de ce volume
Pour clore cette présentation introductive, nous allons donner quelques repères qui permettront au lecteur de s’orienter plus facilement dans différents chapitres, et surtout de mieux comprendre la structure interne de ce document. Le volume est organisé en deux parties. La première partie fournit un certain nombre d’éléments théoriques, mais aussi empiriques ayant conduit à la formulation de l’hypothèse principale de cette recherche. La seconde partie est consacrée à la validation expérimentale de cette deuxième hypothèse. La première partie comporte cinq chapitres. Le Chapitre 1 introduit les principales notions associées à la communication de changement. Quelle est la différence entre l’influence, la persuasion et la manipulation ? En quoi les attitudes sont-elles un élément central dans la détermination des comportements ? Y a-t-il un lien direct entre les attitudes et les comportements ? Qu’est-ce qui différencie la persuasion de l’engagement ? Le Chapitre 2 présente le paradigme de la persuasion. Après quelques remarques introductives portant, d’une part, sur la riche histoire des stratégies argumentatives et, d’autre part, sur les différentes acceptions du terme persuasion, nous nous intéresserons plus particulièrement à la variable « message » de la communication persuasive, notamment en essayant de comprendre les principes de construction d’arguments efficaces. Nous verrons ensuite quelles sont les particularités de la réception des messages persuasifs, et surtout quels sont les effets de l’argumentation sur les comportements éco-citoyens. Le Chapitre 3 est consacré au paradigme de la soumission librement consentie. À partir de la théorie de la dissonance cognitive qui voit sous un jour nouveau la relation entre les attitudes et les comportements, nous étudierons les bases théoriques de l’engagement, les facteurs qui favorisent l’engagement de l’individu dans ses actes, ainsi que les effets de l’engagement sur les attitudes et les comportements.
Différentes techniques d’engagement seront ensuite présentées, dont le pied-dans-laporte qui fera l’objet d’une attention particulière. Enfin, le dernier paragraphe, peutêtre le plus enrichissant, relatera un certain nombre de recherches expérimentales qui permettent de rendre compte des effets de l’engagement sur les comportements écoresponsables, y compris en comparaison avec les stratégies persuasives. Les deux chapitres suivants concerneront l’application des deux paradigmes précédemment évoqués au contexte du Web. Le Chapitre 4 portera, de façon plus générale, sur les effets de la communication médiatique électronique sur la réception. Après avoir introduit les notions de média, de médiatisation et de communication médiatisée par ordinateur, nous essayerons de comprendre quelles sont les caractéristiques de l’environnement virtuel associé à Internet qui influencent la perception des messages. Nous nous arrêterons plus en détail sur deux aspects qui nous semblent essentiels, à savoir le relatif anonymat des acteurs impliqués dans le processus de communication, et l’interactivité des dispositifs communicationnels. Dans la continuité de cette réflexion et à travers l’idée de l’implication et de la participation, nous défendrons la position selon laquelle le Web participatif (ou Web 2.0) serait de nature à accroître l’effet persuasif des messages véhiculés par ce nouveau média. Le Chapitre 5 est en grande partie consacré au test empirique de notre première hypothèse, celle portant sur les possibilités d’application de l’engagement au contexte du Web. On y trouvera une analyse qualitative des deux dispositifs de sensibilisation : le projet d’origine américaine One Billion Bulbs, et une campagne de communication française Défi pour la terre. Nous verrons si les facteurs contextuels d’engagement définis pour les échanges directs en face-à-face peuvent être transposés au sein d’un média électronique tel qu’un site Web. Les résultats de cette étude exploratoire – faisant notamment ressortir le potentiel engageant du Web – nous conduiront à aborder la question de la communication engageante sur le Web,
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