Outils support aux processus créatifs pour l’IHM
Selon [Shneiderman 2007], les outils support à la créativité améliorent l’aptitude du concepteur à produire des solutions créatives, et cela dès les premières phases de collecte d’information jusqu’aux dernières phases de validation et de dissémination. Ainsi, les outils support à la créativité sont vus comme devant permettre à leurs utilisateurs d’être non seulement plus productifs mais aussi d’explorer un espace de conception plus grand. Au sens le plus large, tout outil utilisé en conception peut dès lors être vu comme outil support à la créativité : “Tout comme Galilé et Jefferson utilisaient des télescopes et des pantographes, les inventeurs contemporains font usage de l’outil informatique.” [Shneiderman 2007]. Dans la suite, nous limiterons toutefois notre étude aux outils ou parties d’outils dont la raison d’être est explicitement de favoriser la créativité par l’exploration de l’espace de conception. Selon [Shneiderman 2007], les outils support à la créativité devraient fournir un historique des travaux précédents de l’utilisateur, proposant des mécanismes de recherche puissants pour y naviguer et permettre une recherche exploratoire dans l’état de l’art. De même, la collaboration avec d’autres personnes devrait être constitutive de l’outil. Enfin, les principes fondamentaux de tout outil informatique s’appliquent, en particulier le “low threshold, high ceiling, and wide wall” c’est-àdire que les outils devraient être facilement accessibles (low threshold) aux novices, tout en offrant des fonctionnalités ambitieuses (high ceiling) et variées (wide wall) pour les experts. D’une manière plus détaillée, [Greene 2002] propose sept caractéristiques importantes pour la conception d’outils support à la créativité. Je les classe en deux grandes catégories : d’une part, le soutien à l’exploration et, d’autre part, le soutien à l’inspiration et à la communication des idées. Le soutien à l’exploration se divise en trois points : premièrement, favoriser l’exploration et l’expérimentation en ayant, par exemple, un mode bac à sable qui permet d’expérimenter à moindre coût, par exemple en réduisant les contraintes de production ou en proposant un grand nombre de briques de base qui permettent de prototyper rapidement une solution. Deuxièmement autoriser et peut-être même encourager l’apprentissage par essai – erreur. Par exemple, en réduisant le temps entre la génération d’une idée et sa validation, par exemple pour un outil de montage vidéo ou de modélisation 3D avoir une fonction de rendu rapide pour vérifier rapidement une nouvelle idée. Finalement, encourager les itérations grâce en partie aux deux points précédents, mais aussi en permettant de sauvegarder son travail à n’importe quel moment pour y revenir plus tard. Les quatre autres caractéristiques proposées par Greene traitent de la relation avec le domaine. Premièrement, les outils doivent aider le concepteur à s’impliquer dans le contenu pour lequel il conçoit pour promouvoir la découverte et un apprentissage actif du domaine de conception. Si l’application produit des artéfacts existant dans le domaine, elle doit le faire en présentant toutes les informations nécessaires pour comprendre ces artéfacts, leurs auteurs, le processus utilisé, etc. Nous reviendrons dans le chapitre sur la vision sur un modèle de Fiches Idées qui permettent de communiquer des solutions à un problème en utilisant, pour chaque idée, non seulement un titre, un contexte et une description mais aussi des images. Deuxièment, les outils doivent permettre la recherche et la classification de connaissances et contenus déjà produits, que ce soient les artéfacts produits par le reste du champ ou par le concepteur au cours de ses projets précédents. Cette caractéristique va de paire avec encourager le partage et la collaboration. Le dernier aspect a trait à faciliter la réalisation des actions/opérations spécifiques au domaine. Il se trouve à la frontière des deux catégories. [Lösch 2010] se penche de manière plus explicite sur le fait que l’outil doit s’atteler à soutenir la motivation du concepteur, et lui permettre d’atteindre l’état d’expérience-flux (flow en anglais). L’expérience-flux est un état d’esprit dans lequel l’individu est totalement impliqué dans l’activité qu’il entreprend ; il perd la notion du temps et de distance par rapport à la tâche tout en restant en total contrôle de ses actions. Comme Schneiderman et Greene, Lösch insiste sur l’importance de fournir un accès aux connaissances et pratiques du domaine. De leur point de vue cependant, cela ne devrait pas se limiter à fournir un accès passif mais plutôt prendre autant que faire se peut une forme active, par exemple, en détectant l’application de règles de conception ou la violation de contraintes établies dans le domaine. Nous proposons d’examiner les outils support à la créativité selon un continuum capturant leur responsabilité dans le processus créatif : du simple outil au “paire” ayant un rôle égal à l’individu, en passant par le rôle d’assistant au processus de conception. L’ordinateur peut être utilisé comme simple outil, fournissant des fonctionnalités nouvelles et utiles permettant de faciliter la création d’artéfacts. Certains de ces artéfacts n’auraient pas pu être créés sans l’outil informatique, par exemple un site web ; d’autres auraient pu être créés sans l’outil informatique, par exemple ce document. Le traitement de texte par rapport à la machine à écrire permet d’accélérer le processus d’écriture en fournissant des fonctions de correction et de suggestion ; l’utilisation de traitement de texte dans le nuage (cloud computing) permet à différents auteurs de modifier ce document en même temps. L’outil informatique peut aussi permettre de créer ses propres artéfacts spécifiques à l’ordinateur ou au web par exemple. Le traitement de texte en ligne a nécessité l’utilisation d’outils informatiques spécifiques. L’informatique peut dépasser l’état de simple outil manipulé par l’utilisateur et se comporter comme un assistant. L’ordinateur devient producteur d’artéfacts, mais l’humain reste chargé de donner les ordres de génération et de contrôler la sélection des artéfacts produits. Par exemple, l’application de gestion de photos Picassa choisit de manière autonome d’appliquer des filtres aux photos soumises par l’utilisateur ; celui-ci reste cependant en charge de choisir de conserver l’original ou la version modifiée. Le champ de recherche dédié aux algorithmes génétiques interactifs s’appuie sur cette idée : l’ordinateur est en charge de la génération de multiples variantes d’artéfacts basée sur la sélection d’un concepteur humain. Finalement, de la même manière que le champ de recherche sur l’intelligence humaine a donné naissance aux recherches en créativité, les avancées en intelligence artificielle ont donné naissance à un nouveau champ de recherche qui s’intéresse à la créativité par les ordinateurs, appelé créativité computationnelle [Boden 1998, Pease 2001, Wiggins 2006, Ritchie 2007]. Ce champ de recherche a donné naissance à des agents faisant des tâches, créant des produits qui, s’ils avaient été faits par des humains, auraient été dit créatifs [Wiggins 2006]. Par exemple the painting fool [Colton 2012] est capable de peindre comme un humain. C’est à dire, selon Colton, qu’il a les compétences et l’habilité nécessaires pour peindre, l’imagination pour créer ses propres œuvres, et l’appréciation pour juger ses créations. Ces agents peuvent donc dépasser le rôle d’assistant dans le processus créatif humain et détenir leur propre créativité. Dans les sections suivantes, nous développons ces trois rôles et présentons des outils permettant d’illustrer ce continuum.
L’ordinateur, simple outil
L’impact des outils informatiques dans le processus créatif est important [Masetti 1996, Taylor 1958]. Nous ne discutons pas ici des outils purement dédiés à la production d’artéfacts finaux spécifiques à un domaine (comme le traitement de texte par exemple). Nous examinons les outils plus généralistes.
Favoriser l’externalisation : le croquis
Pour produire un maximum de variations dans les premières phases de conception, l’usage est de produire des croquis (aussi appelés sketchs). Le terme croquis signifie généralement un dessin simple et hâtivement réalisé, tout particulièrement lorsque l’idée n’est pas encore formellement concrétisée dans l’esprit du concepteur. Le croquis est un artéfact qui met en avant les éléments essentiels d’une idée sans s’attarder sur les détails. [Buxton 2007] propose une définition plus précise du croquis au travers d’un ensemble de critères que l’artéfact doit posséder. Le croquis doit être rapide à produire au moment opportun, c’est-à-dire au moment précis où l’idée est explorée. Par exemple, l’impression 3D et la pâte à modeler permettent toutes les deux de produire des modèles physiques d’une idée mais l’usage de l’imprimante 3D nécessite une phase de modélisation sur ordinateur et l’impression en elle-même prend du temps, ce qui annihile son caractère opportun face à l’usage de la pâte à modeler. Cet aspect est fortement lié au caractère jetable ou éphémère de l’artéfact, qui impose que le concepteur doive pouvoir se permettre de jeter n’importe lequel de ses croquis. Si le concepteur s’attache au croquis, il risque d’y avoir une fixation fonctionnelle sur le concept, empêchant alors une exploration en largeur de l’espace conceptuel. L’idée sous-jacente est que le croquis doit être un facilitateur de l’exploration. En continuant sur cette idée, les croquis doivent être nombreux, non seulement pour permettre cette exploration en largeur, mais aussi pour permettre à ceux qui les observent de s’intéresser aux concepts explorés plutôt qu’aux artéfacts qui les “réifient”. Cela nous amène au rôle social important du croquis. Le croquis sert à la communication des idées avec les autres membres de l’équipe de conception. La valeur du croquis ne réside pas dans l’artéfact en lui-même mais dans sa capacité à catalyser les interactions, les comportements et les conversations. Les concepteurs ne font pas des croquis pour représenter des idées qui sont fortement ancrées dans leur esprit, mais plutôt pour explorer, tester et communiquer des idées qui sont vagues et incertaines. Cette communication ne se fait pas uniquement avec d’autres individus mais aussi avec soi-même. En ce sens, on peut imager le croquis comme un véhicule et non la destination à atteindre. Plus formellement, [Goldschmidt 1991] représente l’activité de croquis comme un processus dialectique. Dans un premier temps, les croquis sont matérialisés à partir des cartes mentales du concepteur (« seeing that » dans Figure 1). Ce processus de matérialisation conduit intrinsèquement à un artéfact différent de ce que le concepteur avait en tête tout en l’aidant à le préciser. Les concepteurs peuvent détecter des problèmes ou des questions qu’ils n’avaient pas encore envisagés, voire découvrir de nouvelles caractéristiques et relations entre les concepts qu’ils n’avaient pas intentionnellement inclus dans leurs croquis (« seeing as » dans Figure 1) L’interprétation de l’artéfact s’appuie sur les capacités “analogiques” et métaphoriques du concepteur, l’amenant à percevoir et à interpréter l’artéfact produit d’une manière légèrement différente. Cela fait ainsi évoluer ses cartes mentales et permet l’exploration et la génération non intentionnelle de nouveaux concepts.