Organisations et activités questionner les frontières de la PMI
Pour Anselm Strauss et al (1963) « les règles qui régissent les activités des divers professionnels, tandis qu’ils accomplissent leurs tâches, sont loin d’être exhaustives, ou clairement établies, ou clairement contraignantes. Ceci implique la nécessité d’une négociation continuelle » (in Strauss, 1992 : 92). La formule « d’ordre négocié » connaît aujourd’hui certaines critiques selon lesquelles l’approche essentiellement interactionniste d’où elle est issue aurait tendance, d’une part, à considérer que tous les acteurs engagés dans la situation seraient en capacité équivalente de négocier et, d’autres part, à sous-estimer les « jeux et enjeux de pouvoir » (Bouchayer, 2006)82. Pour cela, au cours de ce chapitre, parallèlement à l’approche interactionniste développée par Strauss, nous nous référerons aussi à l’analyse sociologique des organisations qui permet d’expliquer le cadre plus général des enjeux de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977) et des règles antérieures (Reynaud, 1989) dans lesquelles s’inscrivent ces négociations (Bourque et Thuderoz, 2002). Toutefois, cette idée d’ordre négocié permet de se rapporter au fait que « les bases d’une action concertée (l’ordre social) doivent être continuellement reconstituées, “ travaillées ” » (Strauss, 1992 : 88). À travers l’usage de celle-ci, nous entendons bien souligner que le fonctionnement d’une organisation ne dépend pas uniquement des règles explicites et des statuts hiérarchiques. Nous maintiendrons alors cette expression en acceptant le fait qu’elle ne désigne pas la transaction en cours mais le résultat de cette transaction, l’accord final des deux parties (ou plus) impliquées dans la « négociation », quitte à ce que cet accord soit tacite ou que le résultat de la négociation soit manifesté sous la forme d’un désaccord. Dans le fonctionnement des consultations de protection infantile, tel que nous l’avons observé, nous avons pu identifier un certain nombre de facteurs influant sur la répartition des tâches tels que : – Le titre des intervenants, le poste qu’ils occupent et leur formation initiale – Les compétences qui leur sont reconnues au sein de l’équipe de travail – La composition journalière d’une équipe lors de la consultation (quelles catégories de professionnels sont représentées ce jour) – Les relations qu’entretiennent entre eux les intervenants présents (affinités personnelles et affinités de méthodes de travail) – La position occupée dans l’organigramme hiérarchique de l’institution – La connaissance que chaque intervenant a des familles présentes le jour de la consultation – La qualité des relations entretenues avec les familles présentes le jour de la consultation Avant de nous intéresser à l’articulation de ces différents facteurs dans le déroulement quotidien des consultations, deux remarques importantes doivent être préalablement posées à cette analyse.
Profession médicale, intervenant de PMI et groupe professionnel
L’analyse interactionniste des consultations de PI suggère de faire un double emprunt à Anselm Strauss : la notion « d’ordre négocié » déjà évoquée et celle de « segmentation des professions ». En 1961, Rue Bucher et Anselm définissent le concept de « segment professionnel » pour critiquer la vision trop homogène des professions que donne le courant fonctionnaliste. Ainsi pour ces auteurs, à l’intérieur d’une profession, « les identités, ainsi que les valeurs et les intérêts, sont multiples, et ne se réduisent pas à une simple différenciation ou variation. Ils tendent à être structurés et partagés ; des coalitions se développent et prospèrent – en s’opposant à d’autres » (Bucher et Strauss, 1961 : 68). Les auteurs décident alors d’appeler ces groupements des « segments » et ils donnent une vision des « professions comme formant un amalgame flou de segments en cours d’évolution » (ibid. : 83). Appliquée à la PMI cette définition des segments professionnels, invite à apporter quelques précisions sur les équipes des consultations de protection infantile d’une part et la possibilité de parler de profession au sujet des intervenants des consultations d’autre part. Tout d’abord, l’usage du terme d’intervenants de PMI nous semble plus approprié que celui de professionnels. Ce choix tient à un certain nombre de raisons tant théoriques que pratiques. Cette distinction entre intervenant et professionnel provient de la sociologie du travail social. Un des apports essentiels de l’ouvrage collectif Les mutations du travail social (Chopart, 2000) est de redéfinir le champ professionnel du travail social et les segments qui le composent. Une grande partie des nombreux chapitres qui constituent cet ouvrage aboutit à la même conclusion : la nécessité de définir les travailleurs sociaux à partir de leurs activités et de la place qu’ils occupent dans leur organisation davantage qu’en fonction de leur titre, métier ou poste. De fait, plus que le terme de « professionnel », celui « d’intervenant » permet d’inclure dans l’analyse le rôle et les activités des « non professionnels », c’est-à-dire des travailleurs qui n’ont pas de diplôme en travail social (par exemple). Pour ce qui est de la PMI, la notion d’intervenant permet de prendre en compte l’action des secrétaires des consultations, des stagiaires, de la médiatrice de santé publique ou des assistantes sociales. Toutes ces personnes interviennent dans les consultations, y occupent parfois une place très importante, sans être pour autant des professionnels de la PMI. Si ce choix est utile pour analyser le fonctionnement des centres de consultation, il n’est pas sans conséquence sur l’idée de « segments professionnels » au sein de la PMI. En effet, la mise à distance de la notion de « professionnel » pour celle, plus adaptée d’« intervenant » découle du fait qu’il est délicat, pour ne pas dire impossible, de parler d’une profession à propos des intervenants de PMI. Pour reprendre les termes de Bucher et Strauss (1961), nous pourrions considérer l’activité de PMI comme une spécialité médicale et lui conférer le statut de segment de la profession médicale. Mais les équipes de PMI sont en partie composées de personnel non médical. Comme le font remarquer Bertaux et al. « le groupe auquel se réfère l’individu est alors, non pas la communauté abstraite des gens de même profession, mais le groupe concret de ceux qui, localement attelés à la même tâche et appartenant à diverses professions, sont bien obligés de passer un minimum de compromis pour mener leurs 154 activités » (Bertaux et al., 2000 : 227). De fait, les agents de la PMI ne constituent ni une profession à part entière ni un segment d’une profession plus large dont ils formeraient un sous-ensemble. Toutefois, les équipes de PMI en tant qu’unités pertinentes d’analyse et d’observation83 , peuvent être considérées comme des « groupes professionnels », c’est-à-dire des ensembles flous, segmentés et en constante évolution (Dubar, 2003). Ainsi il s’agira dans la suite de ce travail, non pas de professionnels appartenant à des segments professionnels, mais plutôt « d’intervenants » appartenant à un « groupe professionnel » segmenté
Discours et pratique : suivez l’énigme
La compréhension des négociations à l’œuvre dans les consultations, invite à confronter les discours à la pratique et en relever les contradictions. Ainsi, d’un côté nous recueillions une justification argumentée selon laquelle en PMI « on travaille tous pareil »84 , tous les intervenants font le même travail, ou comme le dit cette puéricultrice : « Et je pense pour la PMI, c’est pas besoin d’être… bon oui, puéricultrice parce que tu as les bases, mais Christine (Auxiliaire de puériculture) travaille aussi bien que moi et Magali (EJE) aussi et il n’y a aucun problème. Même en ayant, moi, trois ans d’études de plus qu’elles, je crois que là, on est toutes au même niveau. Parce que la PMI, c’est tout dans le feeling, dans l’écoute, dans l’observation » (Maïté, Puéricultrice)85. D’un autre côté, nos observations montrent, quant à elles, qu’il existe une répartition du travail et des différentes tâches à accomplir et que celle-ci correspond aux qualifications, aux titres et aux postes de chaque intervenant. Cette contradiction entre scènes observées et discours de justification ne doit cependant pas cacher que le principe du « tous pareil » soit rattaché à une certaine réalité des consultations de protection infantile. Par ailleurs, nous avons pu relever, tant dans nos observations que dans les discours recueillis, nombre d’éléments où les titres, postes et statut étaient explicitement mobilisés pour expliquer la répartition des tâches à effectuer. Aussi, chaque professionnel pouvait-il tenir les deux types opposés de discours, quasiment sur un plan d’égalité, sans réelle distinction et au cours d’un même entretien. Nous retrouvant fréquemment face à deux types de discours opposés tenus par une même personne ; il est apparu nécessaire de comprendre les fondements de telles contradictions. Un premier élément de compréhension de cette apparente contradiction nous est fourni par Jean-Marc Weller dans son article sur Le Mensonge d’Ernest Cigare (Weller, 1994). L’auteur se penche sur la contradiction suivante : « alors que le discours tenu par [un interviewé] témoigne d’une relative cohérence, sa pratique en situation apparaît diverse et paradoxale » (Weller, 1994 : 25). Il revient alors sur la notion d’identité telle qu’elle a été élaborée en sociologie du travail pour savoir si Ernest Cigare (agent de relation dans une caisse de sécurité sociale) ment, consciemment ou non, lors des entretiens ou s’il existe d’autres moyens de comprendre cette contradiction entre discours et pratiques. Weller aboutit dans la dernière partie de son article à l’idée que « l’identité d’Ernest Cigare est certes composite et douteuse si on ne la regarde que du point de vue des représentations et de leurs écarts par rapport aux conduites réellement observées : les pratiques observées de l’acteur n’ont pas la stabilité qu’il déclare en entretien. En revanche, si l’on s’accorde à considérer que son identité relève d’une mosaïque de territoires constitués au cours de l’interaction mais coordonnés par du savoir, une cohérence devient possible : celle de la connaissance du monde dont témoigne l’acteur en train d’agir » (ibid. : 40). Pour ce qui nous concerne, le problème se présente de manière sensiblement différente puisque, aux contradictions entre discours et pratiques, s’ajoutent des contradictions entre les discours eux-mêmes (ou tout du moins des arguments allant dans deux directions opposées). Comme le rappelle Jean-Marc Weller ces apparentes contradictions sont en réalité cohérentes et prennent sens dès lors qu’elles sont analysées au regard des situations de travail auxquelles elles se réfèrent. Ainsi, afin d’éclaircir l’énigme de ce discours partagé et antinomique regroupant à la fois des arguments allant dans le sens du « on fait tous pareil » et d’autres davantage dans celui du « chacun a sa place », nous proposons d’en mener l’analyse par les 156 situations auxquelles ces discours renvoient et qui, en fin de compte, les génèrent. Tout autant qu’une analyse en termes d’interactions, nous proposons d’observer ces situations à partir des activités qui les composent et des régimes de compétences auxquelles elles font appel. Notre démonstration est construite en deux temps. La première partie de ce chapitre, expose comment se combinent les multiples facteurs qui interviennent dans les négociations informelles entre les intervenants au cours des consultations. Nous y montrons les dynamiques de l’ordre négocié au sein des consultations de protection infantile. Dans un second temps, nous opérons une lecture en termes de registres d’activités et des compétences professionnelles que ces différents registres nécessitent. Cela nous permettra de dégager une autre dimension de la répartition du travail, celle du sens attribué à l’action du service et des valeurs qui y sont liées, questionnant par là les frontières de l’action de la PMI.