Oiseaux chanteurs des milieux ouverts de montagne et changements globaux
Le concept de niche écologique
En théorisant les mécanismes à l’origine des patrons de distribution de la diversité biologique, les domaines de la biogéographie et de l’écologie évolutive ont fourni un contexte théorique pour penser et étudier l’effet des changements globaux sur la répartition des espèces. La notion de niche écologique est progressivement apparue dans la littérature scientifique au début du vingtième siècle et notamment dans les travaux de Grinnell (Grinnell 1917a, 1917b). Hutchinson (1957) est cependant le premier à avoir clairement défini la niche écologique comme un attribut quantitatif des espèces et pas comme un simple espace géographique occupé par celles-ci. Il définit la niche écologique fondamentale d’une espèce comme un espace multidimensionnel (un hyper volume à n dimensions écologiques), dans lequel le taux de croissance des populations, r, est positif (Hutchinson 1957) (Figure 3). Les axes ou les dimensions du volume de la niche écologique sont composés de variables environnementales, parfois appelées ressources, qui ont une influence sur la démographie des espèces (fécondité, mortalité, etc.). Hutchinson distingue de cette niche fondamentale théorique la niche réalisée, qui définit l’espace environnemental effectivement occupé par l’espèce à un instant t. La niche réalisée est presque toujours schématiquement représentée comme un espace environnemental plus petit, contenu dans la niche fondamentale ce qui repose sur une hypothèse émise par Hutchinson. En effet, pour Hutchinson, le concept de niche servait essentiellement à tester le rôle de la compétition interspécifique dans la distribution des espèces (Pocheville 2015). Ainsi, il expliquait la différence entre la niche fondamentale et la niche réalisée par la présence d’espèces compétitrices contraignant la seconde, ce qui permettait d’expliquer des observations encore considérées comme remarquables aujourd’hui, comme le changement de marges de la niche climatique d’une espèce lors d’une invasion biologique (Broennimann et al. 2007), ou l’observation de niches plus larges chez les espèces insulaires, ou en montagne, que chez les espèces continentales, ou de plaine, du fait de l’absence de compétiteurs (McCormack and Smith 2008, Bolnick et al. 2010). Cette propriété de la niche de Hutchinson a été raffinée a plusieurs reprises pour prendre en compte les limites évidentes de cette conception dichotomique des interactions spécifiques (e.g. Chase and Leibold 2003), et des études empiriques ont démontré que certaines interactions peuvent aboutir à des niches réalisées en dehors de la niche fondamentale d’une espèce (Soberon and Arroyo-Peña 2017). De plus, une grande partie des espèces n’occupent pas tous les espaces permis par leur anatomie ou leur physiologie, tout simplement car elles n’ont pas les moyens physiques qui leur permettraient de traverser les habitats hostiles qui les séparent (les océans pour une espèce terrestre, par exemple).
Prédiction générale de la théorie de la niche écologique
De par son aspect synthétique et simple, le concept de niche écologique des espèces est particulièrement intéressant pour étudier la relation d’une espèce à son environnement. Dans le contexte de l’étude de l’effet des changements globaux sur la distribution des espèces, la théorie de la niche de Hutchinson permet d’émettre une prédiction claire sur la réponse générale des espèces à des changements environnementaux simples ou multiples (Pocheville 2015). Sous l’effet d’un forçage climatique par exemple, les sites où une espèce est présente vont se décaler sur l’axe de la niche environnementale qui synthétise les contraintes climatiques qui permettent la réalisation du cycle biologique de l’espèce. De par son lien fondamental avec la démographie (Pulliam 2000, Schurr et al. 2012a), la théorie de la niche écologique permet de faire l’hypothèse de façon probabiliste que le taux de croissance des espèces est maximal dans l’espace environnemental qui est le plus éloigné de l’ensemble des limites de la niche (là où r=0, voir par exemple Sibly and Hone, 2002). Ce décalage des sites sur un axe de la niche de l’espèce aura donc pour conséquence de décaler dans l’espace les taux de croissance des populations selon les contraintes climatiques des sites qu’elles occupent. Ces prédictions peuvent être testées à diverses échelles d’étude, de la dynamique locale des populations à l’étude des distributions d’espèces. A l’échelle de la répartition spatiale d’une espèce par exemple, les populations de cette espèce occupant des sites dont les conditions environnementales ne sont plus dans sa niche fondamentale, sous l’effet du « décalage climatique », ne peuvent théoriquement pas se maintenir (taux de croissance local négatif conduisant inévitablement à une extinction locale), on parle d’une situation de « dette d’extinction » pour ces populations (Tilman et al. 1994). La disparition des populations en situation de dette d’extinction est prédite dans un temps plus ou moins long sous l’effet de contraintes directement ou indirectement liées au climat. A l’autre bout de l’axe climatique, d’autres sites auparavant défavorables entrent dans la gamme des sites où une population de l’espèce pourrait connaitre un taux de croissance positif, et peuvent donc être colonisés dans un temps plus ou moins long selon différentes contraintes (accessibilité notamment, en lien avec les capacités de dispersion de l’espèce). Le réchauffement climatique global observé depuis le début de l’anthropocène a permis de tester ces prédictions issues de la théorie de la niche. De manière générale, les études empiriques ont largement vérifié ces prédictions en observant une tendance des espèces à se déplacer vers les pôles et vers les sommets durant ces dernières décennies (Parmesan and Yohe 2003, Chen et al. 2011, Devictor et al. 2012, Felde et al. 2012, Lindström et al. 2013, Gaüzère et al. 2015). Il existe cependant de forts écarts entre les changements observés et ceux prédits (Grytnes et al. 2014, Nadeau and Urban 2019, Nice et al. 2019), sur lesquels je reviendrais dans le cas particulier des transferts altitudinaux des distributions d’espèces
Prédire les effets des changements globaux sur la biodiversité ?
Certaines de nos activités influent particulièrement sur la biosphère et sa diversité biologique: De nombreux habitats forestiers et zones humides sont remplacés par des habitats exploités à des fins vivrières (Marlon et al. 2008). La consommation de matières premières entraîne un prélèvement direct et non durable dans de nombreuses populations animales ou végétales (Brook et al. 2008). L’intensification et la mécanisation des échanges commerciaux permettent à certaines espèces d’accéder à de nouveaux territoires, entrainant des invasions biologiques (Simberloff et al. 2013). L’utilisation massive des énergies fossiles provoque une augmentation de la concentration atmosphérique de gaz à effets de serre et un réchauffement global du climat. L’ensemble de ces pressions, et leurs synergies (Brook et al. 2008), en modifiant les conditions environnementales, affectent fortement la biosphère et la biodiversité. Ces modifications environnementales impactent la biosphère par des mécanismes très différents : les deux premières pressions (transformation des habitats et prélèvements) influent directement sur les populations en modifiant le nombre d’individus reproducteurs et la capacité de charge des écosystèmes. Comprendre les effets du prélèvement et des changements d’habitats implique des mécanismes de biologie des populations connus (capacité de charge, taux de croissance des populations, voir par exemple Gamelon et al. 2011, Carpenter et al. 2015), et leurs impacts peuvent être évalués avec une précision assez satisfaisante à partir d’estimations des paramètres démographiques des espèces (Gimenez et al. 2014). C’est ce qui est fait par exemple pour les populations sauvages soumises à de forts prélèvements notamment chez les anatidés (Ringelman and Williams 2018, voir Kindsvater et al. 2018 pour une approche générale quand les paramètres démographiques manquent pour les espèces ou populations étudiées). Les changements climatiques et les introductions d’espèces impliquent des mécanismes influant sur les populations de manière bien plus complexe et indirecte, comme des changements de phénologie et de répartitions, induisant de nouvelles interactions biotiques et des réactions en chaine dans les communautés. Les mécanismes étant plus complexes, les effets de ces changements sont souvent plus difficilement identifiables et prédictibles. La prédiction des effets des futurs changements de climat et des introductions d’espèces comprend donc beaucoup d’incertitudes (Brook et al. 2008, Thuiller et al. 2019). Les changements climatiques ont joué pour le moment un rôle minime dans les disparitions d’espèces au XXème siècle (Ceballos et al. 2015), qui sont essentiellement expliquées par la transformations d’habitats complexes (forêts, zones humides), en zones agricoles (McWilliam et al. 1993, Loehle and Li 1996), et par des introductions d’espèces en milieux insulaires (Jones et al. 2016). Les prédictions pour le XXIème siècle laissent cependant présager une toute autre ampleur des conséquences des changements climatique : le réchauffement s’intensifie avec des prédictions de réchauffement moyen de 1.5 à 6.5 degrés pour l’horizon 2080 (Stocker et al. 2013a), ce qui induirait de forts décalages dans les distributions de certaines espèces. Les populations d’espèces qui ne peuvent s’adapter in situ à ces changements de températures devront se déplacer et seront alors susceptibles de rencontrer différentes problématiques : l’absence de sites présentant des conditions permettant la croissance des populations (espèces polaires et alpines, espèces très spécialisées), ou l’impossibilité physique pour les populations de rejoindre ces sites. Prédire les impacts des changements globaux sur la biosphère et la biodiversité est capital pour tenter de prendre les décisions les plus stratégiques dans l’utilisation des fonds dédiés à la conservation des écosystèmes et des services écosystémiques (Possingham et al. 2000, Pollock et al. 2017). Logiquement, de nombreuses études ont tenté d’évaluer les conséquences pour la biodiversité de tels changements de climat en synergie avec les autres facteurs des changements globaux comme les changements d’habitats. Ces études prédictives se basent sur la théorie de la niche pour émettre des prédictions sur la répartition future des espèces (Sala et al. 2000, Parmesan and Yohe 2003, Brook et al. 2008, Thuiller et al. 2011). Comme toute théorie générale, la théorie de la niche est cependant assez peu adaptée à la production de prédictions précises et contextualisées. Or l’étude de la répartition des espèces est une science très contextualisée, caractérisée par la non reproductibilité au sens strict des objets d’étude puisqu’ils s’inscrivent dans un temps, un espace, un environnement, et un contexte phylogénétique spécifique (McGill et al. 2015, McGill 2019). L’étude de la niche des espèces appartient donc aux sciences contingentes, comme l’histoire et les sciences humaines. Dans sa définition, Hutchinson énonce clairement que la niche fondamentale d’une espèce est par définition inconnue. Ainsi, la prédiction de changements de répartitions sur la base de la niche de Hutchinson est par définition impossible puisque l’observation ne fournit des informations complètes que sur la niche réalisée, qui est en tout point inscrite dans un contexte. Impossible donc de prévoir pour une espèce ce qui n’est pas dans la gamme de variation que fournissent les observations selon cette approche. Les études qui prédisent l’évolution de la diversité des espèces à l’échelle mondiale face aux changements globaux se basent donc sur plusieurs hypothèses restrictives afin de pouvoir faire des prédictions explicites : 1) la différence entre niche climatique réalisée et théorique est négligeable 2) la niche observée est « à l’équilibre » au temps de l’étude, c’est-à-dire qu’une espèce occupe l’ensemble de sa niche climatique (accessible) au moment de l’étude. Pour réaliser des prédictions, ces études estiment donc les conséquences spatiales de forçages climatiques, en estimant au moins la niche climatique ou thermique des espèces (voir Gvoždík 2018) à partir d’observations actuelles de la niche réalisée. Les capacités de dispersion des espèces sont également prises en compte pour déterminer si elles peuvent se déplacer de leur répartition actuelle à leur espace favorable futur, ce qui permet finalement d’obtenir des estimations d’évolution des aires de répartition (Lambers 2015, Urban 2015). D’après ces études, 8 à 54% des espèces risquent d’être menacées d’extinction dans le siècle à venir du fait des changements du climat. Selon ces prédictions, les changements climatiques à venir pourraient donc être à l’origine d’une crise d’extinction majeure de la biodiversité, d’une amplitude comparable à celle d’évènements très rares dans l’histoire de la terre d’après l’histoire reconstituée à partir de l’étude des séries géologiques (Courtillot and Gaudemer 1996).
Limites et développements de la théorie de la niche
La prédiction générale de décalage spatial dans la distribution des espèces que l’on peut émettre dans le cadre de la théorie de la niche se vérifie empiriquement et à large échelle (GibsonReinemer et al. 2015, Freeman et al. 2018). Cependant, de nombreuses études empiriques plus locales font part de forts écarts entre la prédiction générale et les patrons observés, que ce soit à l’échelle des populations (Cayuela et al. 2016, Nice et al. 2019) ou des communautés (Pounds et al. 1999, Grytnes et al. 2014). En effet, si l’observation des réponses des espèces se fait nécessairement par des études à large échelle géographiques ou phylogénétiques, à l’échelle des populations des mécanismes fins jouent un grand rôle dans la réponse du vivant aux changements globaux : Les interactions biotiques jouent sur les assemblages d’espèces à l’échelle des communautés (Diamond 1975), sur la répartition des espèces, ou le partitionnement temporel des communautés, comme l’avaient déjà observé Darwin, Grinnell, et Hutchinson. Des mécanismes d’adaptations, qu’ils soient phénologiques, comportementaux (Aplin et al. 2015), physiologiques, ou génétiques (Bosse et al. 2017) génèrent aussi une forte hétérogénéité dans la réponse intra et interspécifique aux changements de conditions environnementales locales. Adaptations et interactions biotiques peuvent donc générer des patrons parfois très divergents de l’hypothèse de décalage des répartitions à plusieurs échelles (Wisz et al. 2013, Gibson-Reinemer et al. 2015), allant jusqu’à générer des patrons diamétralement opposés aux prédictions générales (Suttle et al. 2007). Une étude récente de Nice et al. (2019) dont est extraite la Figure 4, illustre cette complexité à l’échelle intra-spécifique : en caractérisant la réponse de populations de papillons à diverses variables environnementales liées au climat et sur différents sites, ces auteurs démontrent que des populations d’espèces similaires peuvent répondre très différemment à l’évolution de même variables climatiques selon les contextes écologiques, ce qui peut par exemple s’expliquer par des contrastes locaux dans les variables environnementales limitantes pour les populations (voir aussi e.g. McGill 2019). Ainsi de nombreuses études alertent sur les simplifications réalisées dans les études prédictives (Essl et al. 2015, Gvoždík 2018, Sofaer et al. 2018). Les hypothèses restrictives sur lesquelles reposent les modèles prédictifs ne peuvent en effet mener qu’à surestimer l’effet du climat sur la répartition des espèces (Essl et al. 2015). En utilisant une approche à très large échelle négligeant les mécanismes explicatifs des patrons de distribution actuels des espèces, qui peuvent être très indirectement liés au climat, Sofaer et al. (2018) démontrent que ces prédictions peuvent mener à des priorisations contreproductives pour la conservation de la biodiversité, en sous-estimant les processus de résilience de certains systèmes écologiques à plusieurs échelles. Afin de compléter ce tableau, je présenterai dans les parties suivantes deux mécanismes particulièrement importants qui peuvent être à l’origine de variations très importantes dans les réponses des systèmes écologiques aux globaux et plus particulièrement aux changements de climat.
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