Notions de lexique-grammaire

 Notions de lexique-grammaire

Cadre théorique : La théorie transformationnelle de Z. S. Harris

Lorsque l’on avait constaté dès les années soixante qu’une séparation entre grammaire et lexique n’est pas efficace, les études en lexique-grammaire, entamées depuis 1968 par Maurice Gross et son école du LADL (Laboratoire d’Automatique Documentaire et Linguistique), se sont concentrées sur la réalisation d’une description systématique du lexique français sur la base des propriétés syntaxiques. L’objectif de ce projet est de « fournir des données linguistiques susceptibles d’être intégrées dans des systèmes informatiques en vue de l’analyse automatique (Salkoff M, 1979) et la génération du langage. (Danlos L, 1985) » Le cadre théorique pour cette démarche descriptive est celui des transformations syntaxiques de Z. S. Harris, le principal porte-parole du distributionnalisme. C’est lui qui a mené le plus loin le développement du descriptivisme américain. En étudiant la distribution des éléments linguistiques et leur place dans la chaîne syntagmatique, Z. S. Harris a enrichi les acquis des descriptivistes américains tels que R. Wells et Ch. Hockett. Il a étendu les techniques structurales classiques, notamment segmentation; distribution; commutation; établissement des classes de distribution et d’équivalence, au discours suivi58 , c’est-à-dire à un niveau supérieur à la phrase. En étudiant la structure de différents types de textes d’un point de vue purement formel, il a créé un modèle qui s’appelle ainsi du morphème à l’énoncé59. C’est à partir de ce moment que la pensée linguistique de Harris s’est progressivement cristallisée au cours d’un processus d’acheminement du structuralisme vers le transformationnalisme. Le point de départ de la démarche harissienne est un échantillon de langue dont le chercheur découvre les éléments minimaux, en s’attachant ensuite à observer la structure interne des phrases pour y détecter une certaine régularité dans la récurrence des éléments ou de certaines suites d’ éléments. La notion de base qui marque le passage à sa démarche transformationnelle est celle de co-occurrence. Harris part de l’hypothèse que toute phrase peut se décomposer en séquences élémentaires. Ensuite sont formulées les contraintes observées sur les combinaisons de ces séquences. 58 Angl. Connected speech 59 Cette désignation renvoie au titre programmatique de son article de 1946 Notions de lexique-grammaire 70 En 195760, Z. Harris s’intéresse aux relations transformationnelles entre les phrases au sein de classes d’équivalence. 61 Ainsi, l’idée de la hiérarchie linéaire, syntagmatique, est abandonnée en faveur de « la découverte des relations abstraites de nature transformationnelle existant entre des constructions apparentées structurellement, telle la relation actif/passif (Les ouvriers bâtissent la maison/ La maison est bâtie par des ouvriers) ou la relation entre une construction de type : Art + Adj + Nom et une autre de forme : Art + Nom +est +Adj (le beau jardin/ le jardin est beau) » Tuţescu M. (1982 :31). La transformation grammaticale a été définie par Z. Harris dans son étude de 1957 comme une relation entre deux séquences de classes de morphèmes qui peuvent être partiellement couplées, classe par classe, de telle manière que le même choix de morphèmes peut apparaître dans les classes couplées. Il s’agit d’une relation symétrique établie entre deux types de phrases ou entre un type de phrase et un type de construction. La transformation est donc définie en termes de classes d’équivalence. Le rôle des transformations dans la langue est, selon Harris, régulateur et systématisateur. Ces transformations sont conçues comme appartenant à deux classes : la classe des transformations réversibles (symbolisées par ↔) et celle des transformations nonréversibles (symbolisées par →). Une transformation est réversible lorsque les membres des classes sont identiques dans les deux constructions. La nominalisation (le passage d’une phrase à verbe prédicatif à une phrase à verbe support et nom prédicatif) en est un exemple62 : Max gifle Luc = Max donne une gifle à Luc Inversement, une transformation est irréversible lorsque certains membres d’une classe de phrases satisfaisant une des deux constructions ne satisfont pas l’autre. C’est le cas de la transformation passive, formalisée de la manière suivante : N1 + Vt + N2 → N2+ être + V-pp + par N1 (1) Le romancier écrit le livre → Le livre est écrit par le romancier Il y a des contraintes complexes qui agissent sur la passivation. Celle-ci dépend de tous les items lexicaux des séquences (sujet (2), (3) ; GN objet (4)) : (2) Jean a quitté l’Amérique (2a) *L’Amérique a été quittée par Jean .

La théorie harrissienne en France

. La démarche de M. Gross La méthode transformationnelle de Z. Harris a marqué profondément les recherches poursuivies par M. Gross et son équipe de collaborateurs du Laboratoire d’Automatique Documentaire et Linguistique du CNRS (L. Picabia, A. Daladier, J. Giry-Schneider, A. ZribiHertz…). Les recherches des linguistes français partent des concepts harrissiens d’opérateur et de transformation définis par l’école de Pennsylvanie. Leurs travaux portent sur la construction formalisée d’un lexique-grammaire du français, en appelant « lexique-grammaire l’ensemble des classes d’équivalence des phrases élémentaires, ensemble qui sert de générateur pour les phrases complexes. » Gross M. (1990) Un des principaux points introduits par Gross M. (1968) est que la description du lexique doit prendre en compte la totalité des éléments à décrire, et non pas un échantillon d’exemples, ce qui justifie le nom de lexique-grammaire du français donné aux études en question. Les « descriptions sont faites sur la base de propriétés distributionnelles et transformationnelles. Par exemple, les arguments des verbes sont classés en fonction des critères distributionnels suivants : catégories des N [+hum], des N [-hum], des Nnr (i.e. non restreints, sujets et objets pouvant être à la fois nominaux ou phrastiques). Sont examinées en outre différentes transformations possibles (pronominalisation, passivation, etc). » Gross G. (1986) À la base de l’étude du comportement distributionnel des éléments et de leurs contraintes sélectionnelles il y a les modèles de langages formels de la logique et de l’informatique. En décrivant les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique, Gross M. formule le principe que les « entrées du lexique ne sont pas des mots, mais des phrases simples. » (1981: 48) Par conséquent, un des principes fondamentaux défendus par son équipe est qu’« il est impossible d’étudier la syntaxe autrement que dans le cadre de la phrase simple64 » Vivès R. (1993) Autrement dit, « le niveau d’analyse minimum est la phrase et non pas le mot, que ce soit pour les déverbaux (V-n), les adjectivaux (Adj-n), et de façon générale les substantifs prédicatifs. » G. Gross (1986) Bien qu’il y ait de nombreuses variantes terminologiques de phrase simple (phrase de base, phrase noyau ou bien phrase élémentaire), elles renvoient toutes à « une phrase composée d’un élément prédicatif et de ses arguments » Harris (1976); Gross M. (1975); Boons, Guillet, Leclère (1976); Vivès R. (1993).  Une phrase simple est composée d’un élément prédicatif (mot pivot) et de ses arguments.  Les transformations syntaxiques peuvent diminuer le nombre des actants/ arguments. La réflexivation constitue un tel exemple : (7) Max installe ses affaires chez Léa = Max s’installe chez Léa Zribi-Herz (1978) Le fait qu’ « une phrase simple se définit comme un prédicat muni de ses arguments constitutifs » (cf. Vivès, 1993) peut être exprimé à l’aide de symboles dans un schéma de phrase : Prédicat (ARG0, ARG1, ARG2) La numérotation des arguments se fait à partir de zéro, de la gauche vers la droite. En français, aussi bien qu’en roumain, comme l’ordre prédominant est sujet-verbe-objet, ARG0 sera le sujet, à gauche du prédicat, tandis que ARG1, le premier complément; ARG2 etc, à sa droite. En ce qui concerne le nombre des arguments d’un verbe en français, les verbes ont tous un argument sujet, à l’exception des verbes intrinsèquement impersonnels ou des verbes à sujet figé comme dans les exemples suivants : (8) Il neige (8’) La moutarde monte au nez de Luc Dans ces exemples, il y a un sujet avec lequel le verbe s’accorde morphologiquement, mais ce n’est pas un argument libre comme dans la formule Prédicat (ARG0, ARG1, ARG2). Font exception aussi les formes impersonnelles qui sont liées transformationnellement à des constructions ayant un sujet : (9) Il est arrivé deux hommes (verbe intransitif dans une construction impersonnelle) (10) Il a été vendu des millions de disques (verbe passif dans une construction impersonnelle) (11) Il se vend beaucoup de disques le dimanche (verbe pronominal moyen dans une construction impersonnelle) À droite du verbe se trouvent les compléments du verbe qui sont classés en objets et en circonstanciels, bien que cette distinction ne soit pas facile du point de vue sémantique, non plus du point de vue distributionnel ni du point de vue syntaxique. Le lexique-grammaire du français fournit des données quantitatives sur la distribution des principales propriétés syntaxiques. Par exemple, les verbes entrant dans la structure N0 V à N1 sont au nombre de 250 environ ; les verbes entrant strictement dans N0 V N1 sont au 74 nombre de 3000 environ ; ou bien les verbes à deux objets indirects (N0 V à N1 de N2 / N0 V à N1 à N2) ne sont en français qu’au plus une dizaine auxquels s’ajoutent plus de 30 verbes65 dans la table 35RR et environ 150 si on compte les verbes dont un des deux objets indirects est une complétive (tables 14, 15 et 16). Ce sont les verbes à 3 objets indirects (table 18) qui sont moins d’une dizaine. Sans une étude complète du lexique on n’aurait pas pu conclure que les constructions à deux objets indirects en à et /ou de n’étaient pas productives. Les tables du lexique-grammaire sont des matrices composées de lignes sur lesquelles figurent les entrées nominales, verbales, adjectivales ou adverbiales et de colonnes où apparaissent les propriétés qui décrivent le comportement des mots en question. L’emploi est l’association d’une forme avec un ensemble de propriétés syntaxiques et sémantiques qui délimitent une entrée lexicale de cette forme.La description de certains mots nécessite plusieurs entrées, par exemple le nom sanction auquel correspondent plusieurs phrases simples qui diffèrent distributionnellement, syntaxiquement et sémantiquement : Luc donne une sanction à Max Le public n’a pas donné sa sanction à cet établissement Dans un tel cas, la méthode du lexique-grammaire recommande de considérer les différentes entrées comme entièrement indépendantes les unes des autres pour les besoins de la description. À l’intersection d’une ligne et d’une colonne se trouve un signe ‘+’ ou ‘-‘, selon l’acceptabilité des phrases correspondantes. Le signe ‘+’ signifie qu’on a trouvé au moins une phrase acceptable, montrant que le mot est décrit par la propriété. Inversement, le signe ‘-‘ est l’indication qu’il n’a pas été trouvée de telle phrase. La méthode est d’inclure le nom à examiner dans des phrases différentes et de déterminer par jugement d’acceptabilité quelles sont les combinaisons acceptées ou impossibles. Le jugement d’acceptabilité des phrases ne serait possible sans l’intuition du locuteur.

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Description théorique de la notion de verbe support

Une des conclusions de la partie précédente peut être reformulée de la manière suivante : « Étudier la syntaxe d’un mot prédicatif, c’est étudier la syntaxe d’une phrase simple. » Vivès (1993) Ce mot prédicatif est soit un verbe distributionnel, soit un nom ou un adjectif prédicatif, comme le montrent les exemples suivants : (12) Luc admire ce tableau V (N0-Hum, N1-Concret) (13) = Luc a de l’admiration pour ce tableau V-n (N0-Hum, N1-Concret) (14) = Luc est en admiration devant ce tableau V-n (N0-Hum, N1-Concret) (15) = Luc est admiratif devant ce tableau V-adj (N0-Hum, N1-Concret) Nous avons utilisé le symbole « = » pour spécifier non pas une relation de paraphrase stricte, mais une relation transformationnelle au sens de Harris, relation qui peut s’accompagner d’une différence de sens systématique. Bien que ces phrases simples ne soient pas stylistiquement équivalentes, elles sont sémantiquement proches. L’analyse du premier exemple ne pose pas de problèmes, car l’élément prédicatif est sans nul doute le verbe admirer, dont les arguments sont Luc et son tableau. Il est évident que « le prédicat verbal s’accorde en genre et nombre avec son sujet grammatical d’une part et, d’autre part, il sélectionne lexico-sémantiquement ses arguments. L’agent de admirer ne peut être qu’un humain et son objet une chose « admirable », concrète comme un tableau, ou abstraite comme par exemple la conduite de Max. » Vivès (1993) En revanche, dans (13), (14), et (15), ce ne sont pas les verbes (avoir, être) qui sélectionnent les arguments : cette sélection est d’ailleurs bien distincte du fait qu’ils s’accordent avec leurs sujets grammaticaux. Les véritables termes prédicatifs sont en (13) et (14) le nom admiration, en (15) l’adjectif admiratif, tandis que les verbes mentionnés plus haut ne sont que porteurs des marques de temps, de personne et de nombre. Ils actualisent le temps et l’aspect, mais ils sont vides ou vidés de leur sens lexical initial. On les appelle verbes supports parce qu’ils ont pour rôle l’actualisation, dans une phrase simple, d’un terme prédicatif qui n’est pas un verbe. Qu’il s’agisse de donner ou d’autres verbes supports (faire, avoir, être), « la seule fonction des Vsup est de porter le temps et la personne-nombre. Le véritable élément prédicatif est alors le nom (V-n) accompagnant Vsup » Gross G. (1981 :17). Une variante de cette terminologie Ranchhod (1989) consiste à dire que le prédicat des 76 phrases à verbe support est un prédicat complexe constitué d’un élément lexical, comme admiration ou admiratif, et d’un ou plusieurs éléments grammaticaux, parmi lesquels le verbe support, comme avoir ou être. Le verbe support fait donc partie de la détermination d’un prédicat, en ajoutant des informations concernant la personne, le nombre, le temps ou l’aspect. L’apport sémantique du verbe support est faible, ce qui explique la possibilité d’effacement de celui-ci dans une phrase, sans perte de sens (2.2. c).

La nominalisation

En 1841, Lafaye a été le premier à mettre en relation systématique un verbe et une expression nominale : travailler, faire un travail. Avant la grammaire générative, il y a eu une approche lexicaliste de la nominalisation. Gross G. a d’ailleurs constaté que la nominalisation avait été traditionnellement traitée jusqu’alors dans une perspective uniquement morphologique. « La nominalisation était conçue comme un processus de dérivation aboutissant, à l’aide d’affixes, à la création d’unités lexicales (léger – légèreté ; décider – décision ; sympathie – sympathique). » Gross G. (1986) L’approche change avec l’apparition de la grammaire générative, dont les représentants tels que Lees (1960), Chomsky N. (1967, 1975, 1972), abordent une perspective syntaxique : « Il était dans la logique de la grammaire générative de donner un statut syntaxique à la nominalisation. » Gross G. (1986) Une différence importante entre la position d’inspiration harrissienne et les travaux des générativistes, c’est que les nominalisations ne sont pas considérées par celle-là comme des transformations de phrases en syntagmes nominaux, mais comme « des relations transformationnelles non orientées entre deux phrases » Gross G. (1986) Z.S. Harris définit la nominalisation comme une transformation d’une phrase en une autre phrase. Cette transformation est conçue dans les premiers travaux comme une opération orientée (1954), ensuite (1971 – Structures mathématiques du langage, 1976 – Notes du cours de syntaxe) comme non orientée. « Il postule maintenant non plus des transformations au sens technique du mot, mais des relations algébriques d’équivalences. » Gross G. (1986) Peter von Polenz (1963) semble avoir créé le terme de Funktionsverb par réaction contre les tenants de la Sprachkritik (stylistique) qui condamnaient les expressions à verbe support comme relevant de « maladies stylistiques », de la « substantivité », de l’ « enflure verbale » ou du « Papierdeutsch ». Nous retenons d’autre part les études de K.E. Sommerfeld et H. 77 Schreiber (1977: 5 ) selon lesquels « les groupes nominaux … sont en état de rassembler sous une forme raccourcie et économique le contenu d’une phrase entière » Gross G. (1986) En France, Gross M. et son équipe ont abandonné le terme d’opérateur et se sont intéressés aux nominalisations par verbes supports. Les verbes supports permettent la nominalisation d’un verbe ordinaire, passage dans lequel la distribution des arguments ne change pas66. Les groupes nominaux dont la tête est un nom déverbal ont comme source les phrases à verbes supports, tels que avoir, être, faire, porter, pousser : (16) Paul adore Marie ↔ Paul a de l’adoration pour Marie (17) Paul hurle ↔ Paul pousse un hurlement (18) Paule accuse Marie ↔ Paul porte une accusation contre Marie.

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