NOIR ET BLANC EN LIBERTÉ

NOIR ET BLANC EN LIBERTÉ

Pratiques alternatives en argentique

Quelles sont les pratiques alternatives à un noir et blanc formaliste induit par l’industrie ? Quels en sont les possibles contre-pouvoirs et comment s’élaborent-ils ? La persistance radicale du noir et blanc en pellicule dans le cinéma récent relève le plus souvent de démarches singulières, à travers des politiques de laboratoires indépendants tels que ’Abominable et M en rance114, Sector 16 et Andec en Allemagne, Super-8 Lab aux Pays-Bas ou ZebraLab en Suisse). Cela s’explique par une réversibilité du noir et blanc inattendue et presque paradoxale : si la pellicule argentique noir et blanc est abandonnée dans le cinéma mainstream (en concurrence avec un numérique imbattable économiquement116), elle prédomine dans les laboratoires indépendants, car son développement est plus simple (notamment au niveau chimique117) et nettement moins onéreux. Le noir et blanc développé de façon artisanale serait donc un choix d’autonomie financière autant qu’une prise de liberté technique118 face à l’économie cinématographique dominée par une « couleur figurative ». Les laboratoires indépendants permettraient ainsi de s’affranchir de normes basées sur une hiérarchie inébranlable. Dans l’industrie audiovisuelle, la prise de vue est la plupart du temps déléguée à un chef opérateur. Le développement, le montage et les copies (etc.) sont pareillement abandonnés à un spécialiste. Des laboratoires artisanaux remettent en cause ce partage des tâches. 119 Si un travail en noir et blanc peut s’élaborer à la prise de vue en travaillant les contre-jours, les éclairages en faibles ou très violentes lumières (et/ou en variant les temps d’ouverture du diaphragme de la caméra120 , il n’est pas dit qu’un laboratoire traditionnel accepte de le faire. Le choix d’un processus autogéré permet d’éviter que ces partis pris soient perçus comme des erreurs par des techniciens qui suivent les normes. D’autre part, certaines pratiques en laboratoire au moment du développement ou du tirage peuvent produire du noir et blanc. Un noir et blanc après tournage (ou même sans tournage) soulignerait son origine chimique et non pas uniquement physique.122 Des découvertes surviennent lorsque l’on apprend à faire sa « propre chimie à partir d’éléments de base » 123 , et que l’on peut ensuite choisir le type, le dosage et la température des produits qui composent les bains (servant de révélateurs et de fixateurs dans lesquels seront immergées les pellicules124) et en étant libre de démultiplier et de modifier des photogrammes à travers l’utilisation particulière et transgressive des tireuses Avant de détailler plus avant les libertés prises avec le média argentique dans notre recherche, il est nécessaire de distinguer les pellicules dites négatives des  positives. Au départ la technique pour obtenir de la couleur en pellicule argentique est une  complexification de celle utilisée pour obtenir du noir et blanc. La pellicule noir et blanc  est composée à l’origine de cristaux d’argent qui, lors de la prise de vue, créent une 

image latente. Celle-ci donne une image en « noir et transparent », le noir étant obtenu 

par la lumière qui a frappé la pellicule et le transparent par son absence. Après  développement de cette pellicule dite négative, celle-ci est accolée à une nouvelle  pellicule vierge encore sensible à la lumière (contrairement à la première devenue  inerte) qui, développée, donne un « positif » de la première : la lumière révèle une  matière transparente et le noir provient de ce qui n’a pas été atteint par celle-ci. Lors de  la projection sur une surface blanche, les parties transparentes prennent la couleur blanche du mur. Le noir recouvre toute la surface de la pellicule non émulsionnée puis, lorsque cette dernière est émulsionnée au tournage, la lumière « attaque » certaines parties de la matière argentique qui devient transparente après développement ; mais ce processus ne  se fait pas immédiatement et est en fait inversé. La lumière fait disparaître une partie des  cristaux d’argent pour laisser apparaître une trace noire sur le média. e processus  figuratif est ambigu. La trace noire (informe, car émulsionnée et donc en creux)  s’oppose à la matière transparente informe, car non visible et encore « en positif », car  non émulsionnée).  Le noir et blanc est donc le résultat du média argentique associé à la lumière  avec laquelle il ne fait qu’un lors de la projection. Il est en étroite corrélation avec son  support : s’associant à lui il est à l’origine d’une fusion entre l’agent colorant lumineux  et le média. ’image noir et blanc est un entre-deux, le moyen qui permet aux couleurs  de prendre place dans « l’espace » et donc d’ figurer. Pourtant cette figuration est de l’ordre de l’« empreinte », de la « forme laissée par la pression d’un corps sur une surface » 127, c’est-à-dire un envers de la forme, un vestige de celle-ci : une « marque ». ’image est un en deçà ou un au-dessus de la forme. À l’inverse, la pellicule positive, dite aussi inversible, est en fait une empreinte d’une empreinte. Cette mise en ab me de la trace est un double éloignement du réel. Une image basculée en négatif semblerait donc plus proche du réel que son positif et fonctionnerait comme une « réelle » ombre projetée. Par ailleurs, la lumière en entrant en contact avec la pellicule donne du noir qui serait donc un « négatif » de toutes les couleurs du spectre. Le noir-empreinte serait le résultat d’un « blanc » lumière. ’image « noir et blanc » est en fait une image « noir et transparent » qui se teinte d’un blanc ; blanc qui pourrait tout aussi bien être une autre couleur (parler de « blanc » revient à considérer la lumière comme la somme de toutes les couleurs spectrales). Le blanc-lumière s’oppose au noir-matière qui est alors l’absence de lumière. a lumière est d’abord anal sée à travers le négatif pour devenir son envers : une trace, une couleur matérielle) puis synthétisée (à travers le positif pour redevenir évanescente). Elle est littéralement dissoute puis recomposée. Le cinéma ne relie donc pas forcément le choix chromatique au média. Dire que la couleur fait intrinsèquement partie du choix du support est exact, mais trop réducteur. Il faudra la voir comme un élément intermédiaire. Pour obtenir une pellicule couleur, le procédé se complexifie, mais repose principalement sur la superposition de trois films négatifs « noir et transparent » et des colorants pour donner l’illusion colorée. Pourrait-on donc affirmer que la couleur a un caractère qui multiplie l’illusion et éloigne encore plus du réel ? La théorie est plus que discutable. Elle permet, cependant, de rappeler que l’on peut aussi obtenir du noir et blanc avec une pellicule couleur et, inversement, que développer dans des bains de couleur une pellicule achromatique donne des noir et blanc singuliers, quant à leur relation avec la lumière (ce qui fut rapidement évoqué dans notre avant-propos.) 

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Pratiques alternatives en numérique

Si les laboratoires indépendants permettent aux cinéastes de développer « leurs pellicules comme des spaghetti » 130, l’idée qu’« il peut y avoir un début, un embryon de laboratoire dans n’importe quelle petite chambre, cave, grenier ou salle de bains » , s’avère encore plus évidente pour le média numérique où la postproduction d’un film peut se réduire à la seule possession d’un ordinateur (muni d’un banc de montage virtuel). Le laboratoire peut ainsi tenir dans « sa » chambre ou dans « son » salon. Ces films faits maison sont nettement plus économiques et peuvent engendrer, là encore, des « pratiques non standard. » Certains réalisateurs, en renouant avec l’aspect digital du média – c’est-à-dire avec une réalisation « faite à la main » -, s’approchent d’un immatériel noir et blanc bien trop fuyant puisque au départ inexistant et affirmé comme impossible en numérique à travers des choix personnels qui ne sont plus dictés par les contraintes des outils à leur disposition, mais par un principe de détournement des capacités de ces derniers Le noir et blanc comme matière première du choix créatif implique une remise en question des normes, telle la modification du signal numérique qui, à travers une modulation en un noir « premier » et à défaut d’être originel suggère une double illusion d’optique.133 Une gestuelle devance une perception figurative comme guide narratif. Le travail de prise de vue, là encore informe, est possible, mais est souvent soutenu par une pratique de l’étalonnage qui, nous l’avons dit, poussé à son paroxysme (en supprimant ou variant certaines coordonnées) serait une autre voie possible, proposant ainsi un noir et blanc chiffré134 – « chroma-numérique » – et non plus analogique.

UNE « MANIERE » QUI PRIME SUR UNE MATIERE

L’élaboration artisanale d’un film tant argentique que numérique peut démultiplier les possibles rayonnements du noir et blanc. La manière d’élaborer des noir et blanc prime sur le média. Si nous ne parlerons pas de maniérisme au sens historique du mot, on peut s’intéresser au simple terme de manière et à ses dérivés. Manier136 le noir et blanc autrement ; « trouver la manière [et donc des] attitudes, gestes, comportements » 137 singuliers induits évidemment des résultats qui provoquent des « déconvenues » au regard du convenu justement. Ces « manières de noir et blanc » sont perceptibles à l’image. La dimension informe d’un point de vue spectral ferait écho à une dimension informe comme trace du média. Si la figure est instable, elle laisse deviner la matière de l’image et l’origine de sa formation mimétique : la lumière d’un côté, la réception par le support de l’autre et la réorientation « manuelle » du cinéaste pour ne pas donner une « forme » attendue. Travailler un noir et blanc informe permettrait d’afficher la réalité inhérente du média, à voir comme une dénonciation des couleurs mimétiques de pure surface, comme une exposition de ses « entrailles », matière première de l’image.

Un noir et blanc, manifestation visuelle d’une matière

Si le noir et blanc atteste de la texture de l’image, il incite au modelage. Le noir et blanc pensé en tant que « texture » peut expliquer sa dimension informe. Le noir et blanc serait à percevoir comme la manifestation visuelle d’un modelage. Le noir et blanc-matière est alors nécessairement haptique138, et dans les films qui seront étudiés la dimension haptique des images est mise en jeu mentalement, car il s’agit d’éléments inconnus, fantastiques, de matières bizarres. Si le noir et blanc permet le toucher, il permet l’emprise sur le spectateur par lésion, infection… Il devient un corps étranger, par essence inquiétant, un référent du réel inhabituel. Le penser comme matière permet de penser autrement le rapport noir et blanc-présentation. e noir et blanc n’est pas seulement une mise en images, un agencement de plans qui permettent de souligner l’illusion. Il est d’abord, lui aussi, matière. En tant que matière première, il est de la même essence que le réel. Le spectateur est confronté au noir et blanc comme altérité du monde où il vit et non pas comme un faux doublon de celui-ci.139 La couleur spectrale révélée par la lumière ne serait que simple surface disparaissant au moindre changement lumineux restrictif ou intensif. Ce qu’affirme Barthes pour qui la couleur est : « un enduit apposé ultérieurement sur la vérité originelle du noir et blanc. La Couleur est pour moi un postiche, un fard. » 140 Celle-ci serait bien une surface trompeuse, une mascarade, un décorum.

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