Négocier sa réception en se positionnant dans ou contre le public
Au-delà du thème abordé et du registre mobilisé dans un commentaire, ces prises de parole peuvent-elles contribuer à ce que les membres du public se constituent comme public ? Le fait que les contributions soient visibles introduit une réflexivité des spectateurs, que Daniel Dayan notait déjà pour le public de la télévision : « Le public dispersé de la télévision n’est pas nécessairement un ectoplasme que de complexes incantations réussiraient à rendre visible. Il n’est pas condamné à être diagnostiqué comme on identifie une maladie. Ce public peut être réflexif, conscient d’exister, dédaigneux d’autres publics, parfois défensif à leur égard : il n’est pas condamné au silence. » (Dayan, 2000 : 431). Puisque les internautes publics des médias en ligne ne sont effectivement pas condamnés au silence, ils adoptent dans leur posture un rapport avec le public « projeté » dans son ensemble. Trois catégories servent à décrire cette relation projetée des contributeurs. La première posture envisagée est celle du « sens commun » : les commentaires font référence à une compréhension partagée des évènements, à un « bon sens » collectif. Elle s’appuie sur un vocabulaire du type « Ce qui est sûr, c’est que … », « ce n’est pas nouveau … », « Comme toujours », « Rappelons-nous ». Elle porte donc le présupposé que l’expérience acquise est partagée par l’ensemble du lectorat, puisque la compréhension des évènements devient évidente : « et là, on sait où ça va nous mener » ou encore « Ca parle de soi-même non ? ». En plus d’une réception « partagée », on observe donc une réception perçue comme communautaire, qui en appelle à un public projeté comme cohérent. Cette posture peut être identifiée dans 34 % des messages et particulièrement dans le fil de discussion du monde.fr, n’appelant pas de réponse et d’interactions. L’utilisation du « on » indéterminé y est récurrente, et cette posture est légèrement surreprésentée dans les messages abordant les thèmes du sondage et de société. Par rapport à la construction du public, cette posture s’inscrit dans une logique d’empathie et de partage avec les autres membres du public. Elle permet de s’adresser à tous, autres rédacteurs mais aussi « simples lecteurs », sans créer de distinction entre les contributeurs et les autres. De même que les cinéphiles cherchent en ligne à réassurer publiquement la construction de leurs critères esthétiques (Allard, 2000), les contributeurs qui font appel au sens commun peuvent chercher à valider leur compréhension de l’information et de ses enjeux. Mais l’absence d’interaction et de réponse laisse alors un flou sur l’efficience de cette réassurance : rien n’indique que le public projeté adhère effectivement au contenu du message. Négocier sa réception en se positionnant dans ou contre le public Chapitre 2 : Vu des médias – L’individualisation des publics à l’œuvre 119 La deuxième posture proposée est plus individualiste, au sens où elle met en œuvre une réception de l’information basée sur une analyse personnelle : appelée « la vraie question » (car le terme revient régulièrement dans les messages), cette posture est fondée sur le décodage du contenu et la supériorité acquise par cette analyse. Les formulations que l’on trouve sont par exemple « je pense que les vrais problèmes de la France en ce moment ne sont pas… », « Au cœur des problèmes, il y a … », « faudrait peutêtre se poser la question de … ». Si certaines analyses semblent relever d’une compréhension générale, d’autres s’éloignent du sujet et donnent l’impression de fixations, d’obsessions à partir desquelles le contributeur prend position sur le cas étudié mais probablement sur d’autres aussi (s’il contribue à d’autres fils de discussion). Il s’agit par exemple de messages replaçant le thème de l’article par rapport à la situation économique et le chômage. C’est donc une posture permettant de s’affirmer en tant qu’individu, en mobilisant des ressources personnelles. Ces messages utilisent le champ lexical du « je » plus que du « on », assumant ainsi une individualité, voire cherchant à mettre en avant une certaine singularité. L’ambigüité est alors que cette posture individualiste est particulièrement mobilisée dans les messages sur les thèmes de société. On compte 12 % du corpus dans cette catégorie, avec une très nette surreprésentation de cette catégorie sur les plates-formes informationnelles : lemonde.fr et Rue89.com comptent respectivement 41 et 47 messages en appelant à une « vraie question ». Le fait que ces messages se retrouvent particulièrement sur les sites d’information amène à supposer qu’ils s’appuient sur une pratique régulière de l’actualité : plus qu’une composante relationnelle, cette posture s’appuie sur une expertise informationnelle permettant de construire son opinion. Enfin, certains contributeurs s’excluent de la masse du public dans une posture cherchant à se distinguer des autres contributeurs. Il s’agit par exemple de message reprenant la théorie des effets forts des médias : « ce peuple de courges abruties par TFI … », ou l’idée que l’on peut être manipulé « Il faut vraiment être naïf pour tomber dans le panneau. La ficelle est vraiment très grosse. ». Cette catégorie mobilise le « ils » pour désigner « les autres », sans qu’il soit possible d’identifier qui fait face à ce « ils », un « je » ou un « nous ». La prise de parole est aussi très individualisée et le contributeur exprime son sentiment de supériorité « Les gens qui réfléchissent un peu constatent sur le terrain … » et encore « Encore une fois je dois intervenir pour torcher le fondement de la république … ». On compte 11 % des messages dans cette catégorie. Elle pose la question de la construction d’un consensus et de l’homogénéité du public sur les sites d’information : si dans les forums de discussion technique observés par Valérie Beaudouin et Julia Velkovska, l’exclusion d’un acteur insultant ou ne respectant pas les conventions du forum peut se produire (Beaudouin, Velkovska, 1999), dans le cadre de l’actualité ce lissage du public n’est ni possible, ni forcément souhaité. Cette posture montre donc la tension entre le besoin d’opposition pour activer des logiques d’identité, et la nécessité de construire un public communautaire et homogène pour se réassurer sur son opinion. Cette posture est plus répandue sur lemonde.fr et Rue89, se basant probablement comme la précédente sur une pratique informationnelle développée Deux dimensions du public ne sont pas visibles dans ces approches purement fondées sur les traces numériques. La première concerne les relations hors commentaires et même hors ligne en général : les contributeurs qui font référence au « bon sens » en ligne adoptent-ils aussi cette posture hors ligne ? La deuxième s’intéresse à la lecture de ces postures par les internautes qui regardent ou participent à ces fils de discussion. Rien ne dit que le « bon sens » et le « c’est entendu » soient en effet partagés par celui ou celle qui lit le commentaire. Mais sans interview des internautes, il n’est pas possible d’étudier la prise en compte de cette réception partagée dans la réception de l’information.
Commenter, est-ce partager ?
En conclusion, l’analyse des commentaires concernant un sujet d’actualité sur les sites et pages Facebook du monde.fr et de Rue89 montre que les commentaires expriment le travail de décodage de l’information et sont en cela témoin de la polysémie des contenus médiatiques. Le support met en visibilité des formes d’expression plus hétérogènes et relationnelles que celles des expressions profanes rendues publiques par les médias traditionnels. Le dispositif reste déterminant pour inciter les publics soit à s’exprimer individuellement, soit à converser collectivement. La nature des interactions dépend de l’habitude des contributeurs à pratiquer ensemble cette activité, elle peut développer des formes de soutien dans des communautés formées au fil d’une participation régulière. L’appropriation individuelle des informations est retravaillée collectivement, ce qui montrerait que les commentaires forment un espace de partage de l’information. Mais les fils de commentaire sont trop exposés pour démocratiser ce partage à tout internaute, comme l’atteste le fait que le nombre de participants à cette activité reste extrêmement limité. En dehors de la plate-forme de Rue89, les contributeurs ne partagent pas de liens et de connaissance mutuelle : les commentaires en ligne ne mêlent pas la petite et la grande conversation, mais se placent directement dans l’espace public.
Les contenus des médias dans Facebook
Comment donc retrouver la petite conversation des réseaux sociaux et envisager la réception des informations à l’échelle des groupes de proches et non pas de l’espace public ? Plutôt que de regarder les commentaires sur les sites médias, l’idée est alors de regarder la place des contenus d’actualité dans Facebook. La plate-forme paraît effectivement le point d’observation idéal pour trois raisons : (1) elle a conquis tous les profils d’internautes, actifs ou non, lecteurs ou auteurs, pionniers ou suiveurs ; (2) elle met en œuvre des boutons comme le share et le like qui permettent une expression sans mot, peut-être différente de l’expression dans les comments ; (3) elle facilite la transition des contenus informationnels des sites médias dans les espaces relationnels, grâce aux boutons de partage intégrés par les éditeurs dans leurs pages. Si en théorie Facebook est le vecteur de la mise en circulation des actualités par les activités de sociabilités, l’étude empirique des usages reste nécessaire pour observer ce que cette activité fait aux informations et aux conversations. La partie III de ce mémoire portera sur une enquête innovante, Algopol, partant des comptes des utilisateurs de Facebook pour décrire leurs activités relationnelles et informationnelles sur la plate-forme. A ce stade, partons des contenus mis en ligne par les médias et regardons l’activité déployée par « les internautes » sur ces documents, afin de prolonger la perspective sur les publics vus par les médias. Nous1 avons collecté du 04/04/2012 au 15/05/2012 les articles diffusés en flux RSS par 26 médias français : aussi bien les titres phares de la PQN comme Lemonde.fr, Libération.fr et Lefigaro.fr, que des sites web issus des médias TV, des magazines féminins ou sportifs, des radios (voir annexe 2 pour la liste exhaustive). Cette période d’observation présente l’intérêt de comporter les deux tours de l’élection présidentielle, les 22/04/2012 et 06/05/2012, mais aussi trois jours fériés, et une période début avril sans activité particulière. Au total, le corpus était constitué de presque 80.000 articles, inégalement répartis entre les médias observés en fonction de la taille de la rédaction et de la politique éditoriale de diffusion par flux RSS. Certains sites diffusent des flux par rubriques, comme politique, société, économie. D’autres ont un flux « A la Une », ou un flux dédié aux productions des internautes, ou encore un flux « Tout » parfaitement vague. Lepoint.fr rediffuse un article sous une nouvelle URL après une correction, même minime, ce qui fait proliférer artificiellement le volume d’articles (presque 12.000 URL, soit 15 % du corpus, sont produites par ce seul titre). En collectant les flux RSS, on ne peut capter l’ensemble des publications d’un site, mais le volume d’articles accumulé dans ce corpus est suffisamment important pour avoir un échantillon représentatif de la production des actualités sur la période considérée. Le dataset des URL a ensuite été enrichi avec le nombre de share, like et comment « obtenus » sur Facebook par chaque article1 . Les compteurs de ces trois activités, fournis par l’API2 Facebook, agrègent les clics aussi bien réalisés sur les pages publiques des médias que dans les espaces semi-privés des réseaux d’amis. Pour la suite de l’analyse, le corpus est restreint aux articles de six médias : Lemonde.fr, Lefigaro.fr, Libération.fr, Leparisien.fr, Rue89 et Slate, qui ont produits 18.340 articles du corpus soit 23 % de la collecte. Ces six média ont été retenus parce qu’ils ont une performance moyenne significative par article, ils concentrent donc un quart de la production et plus de la moitié (57 %) de l’activité des publics. De plus, ils ont un positionnement homogène3 de média national d’intérêt général du point de vue du public4 et sont donc, pour un internaute, relativement comparables. L’intérêt principal de cette méthodologie est qu’elle permet d’observer la taille de la conversation ordinaire et les sujets dont cette dernière se saisit. Ce dispositif est en effet quasi impossible quantitativement dans un monde hors numérique. Mais les compteurs ne disent pas tout pour autant : le like ou le comment d’un article d’actualité sur Facebook peut tout autant porter sur le contenu de l’article que sur la soirée de la veille ou le prochain barbecue entre amis. La performance d’un article en action sur Facebook mélange donc des gestes probablement hétéroclites. De plus ce dataset « perd » les individus, par exemple nous ne savons pas si les likeurs et commentateurs sont les mêmes sur les différents contenus ou s’ils dont différents à chaque fois. Et nous ne pouvons bien sûr rien dire des motivations des internautes et du sens donné à cette pratique de discussion en ligne. Le but est d’étudier si les boutons Facebook diversifient les sujets abordés dans les conversations ordinaires, comme la conversation sur les forums élargit les formes de discussion par rapport au courrier des lecteurs. L’analyse menée doit donc trouver un étalon pour étudier l’activité des publics en ligne à partir d’une référence. Après avoir constaté que la moyenne d’activité par article est peu convaincante, je zoomerai sur les 810 articles de Rue89. Le pureplayer rend en effet visible le nombre de pages vues comptabilisées sur chaque article : j’ai donc enrichi le dataset de cette mesure de l’audience, afin de décrire la « recommandation » sur Facebook par rapport à la « consultation » des articles, en référence au modèle proposé en introduction de ce chapitre. Dans un deuxième temps, le rythme des publications sera utilisé pour montrer la construction opportuniste des activités collectives autour de l’actualité. Cette étude rend compte de deux mouvements à l’œuvre dans les activités numériques bien qu’elles semblent contraires : à la fois une concentration des publics sur certains contenus, et à la fois une différenciation des sujets qui concentrent l’activité. Le share, le like et le comment ne sont pas les mêmes gestes, soit du fait des utilisateurs qui en usent, soit du fait des sujets sur lesquels ils sont usités.