Mythes et représentations autour de deux termes polarisés
Ces phénomènes lexicaux interviennent dans un contexte discursif de mise en récit d’un fait d’actualité qu’il convient de décrire. Les « mots-arguments » « migrant » et « réfugié » fonctionnent dans un système discursif qui consacre le surgissement de la « crise migratoire » comme cadre d’énonciation stabilisé. La récente situation migratoire en Europe se trouve synthétisée dans cette formule qui permet de désigner directement l’événement, on peut alors parler de « mot-événement ». Ce cadre contextuel et discursif permet le déploiement d’un discours imagé que nous nous sommes appliquée à comprendre.
La « crise migratoire », cadre et objet d’une dramaturgie discursive
L’emploi du terme « crise », récurrent dans les discours, se justifie par des contextes économiques, géopolitiques, sociaux, qui s’imposent ou dont on va décider du caractère exceptionnel. D’après les auteurs Du paradigme de la crise en philosophie, l’expression connaît « un regain d’actualité et passe pour ainsi dire du langage de spécialiste à l’ordre ordinaire des usages de la langue »78, constat partagé par Edgar Morin pour qui la notion « s’est répandue au vingtième siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine »
En grec, la crise (krisis) s’emploie dans le domaine de la santé pour indiquer un moment de rupture, positif ou négatif, où l’on doit prendre une décision pour le malade. Aujourd’hui cantonnée à son côté négatif, elle renvoie à un changement, une rupture par rapport à une période de stabilité relative, elle caractérise un trouble d’un ordre initial, une perte ; « son sens indique la catastrophe »80 . « La crise indique un moment qui rompt la linéarité de la continuité temporelle pour laisser entrer un événement – endogène ou exogène – qui la change et introduit la possibilité du déclin, de la mort »
Mise en récit et dramaturgie d’un événement médiatique
Une rhétorique de la crise, explicitement exprimée dans la prédominance de la formule « crise migratoire » est plus implicitement suggérée au cœur des discours. Ce changement paradigmatique que ce terme caractérise et entérine s’accompagne de la mobilisation d’un ensemble de procédés rhétoriques qui participent de cette dramaturgie. L’analyse des articles de presse et des prises de parole gouvernementales diffusés entre mai 2015 et novembre 2015 nous a permis de mettre en évidence ce phénomène discursif.
De nombreux procédé d’amplification ou d’hyperbole sont employés dans le traitement de cette « crise migratoire » dont il est question en Europe et en France. Les discours gouvernementaux sont particulièrement caractérisés par l’emploi de termes qui insistent sur le caractère singulier et rare de la situation. Dans sa tribune au Figaro du 11 mai 2015, Bernard Cazeneuve parle d’une « crise humaine d’une exceptionnelle gravité », d’un « flux migratoire inédit », auquel le gouvernement répond en accroissant « considérablement » les moyens de l’OFPRA afin de raccourcir « drastiquement » les délais de traitement.
De la même façon, Harlem Désir évoque lors de sa prise de parole à l’Assemblée du 13 mai l’« ampleur inédite » de la crise migratoire. Lorsque que Bernard Cazeneuve fait une déclaration sur la « crise migratoire exceptionnelle » en Europe et sur la situation des migrants à Calais le 29 juillet 2015, il utilise 7 fois le terme « exceptionnel »93 ce qui relaie l’idée d’une crise sans précédent, d’un moment qui sort de la norme. Les mêmes mots et formules sont utilisés tout au long de la période étudiée, attestant de la construction d’une parole gouvernementale mise en forme.
Parmi ceux qui sont les plus employés, on relève les termes « inédit(e) », « exceptionnel(lle) », « considérable(ment) », « grave », « terrible », « absolu »94. Ce recours à l’hyperbole est également visible dans les discours médiatiques, de façon plus ou moins nuancée selon les émetteurs. Au sein de notre corpus, ce sont plus souvent les médias de droite ou d’extrême droite qui tendent à employer superlatifs et autres procédés d’amplification.