Mythe et travail de mémoire

 Peter Weiss, L’esthétique de la résistance : mémoire et résistance

Avec L’esthétique de la résistance, Peter Weiss1 réalise son œuvre romanesque la plus vaste et probablement la plus dense. Les trois tomes de la trilogie paraissent respectivement en 1975, 1978 et 1981 avant d’être réunis en un seul volume en 1983. L’auteur recourt à la mythologie antique, en particulier au mythe d’Héraclès, mais aussi ceux de Gé, Mnémosyne et Méduse dans une réflexion approfondie et critique sur l´Histoire. À la diférence des deux textes épiques abordés jusqu’à présent, les mythes antiques ne sont jamais traités comme sujets et personnages de la fiction mais comme objets d’interprétations et de débats : éléments d’une œuvre artistique ou métaphores, thèmes au centre des discussions du groupe d’amis et d’ouvriers auquel appartient le narrateur. Aussi les réflexions relatives à la mythologie antique sont-elles toujours subordonnées à d’autres thématiques, notamment celles de l’Histoire et de l’art. Pensée mythique et réflexions d’ordre poétique vont de pair et motivent une conception particulière de l’œuvre littéraire. Reprendre un mythe, c’est, au sens étymologique du terme, réinvestir à la fois le contenu et l’agencement d’une parole. On ne peut traiter la mythologie dans L’esthétique de la résistance sans aborder le rôle de l’intertextualité en général et spécialement l’importance de la Divine Comédie de Dante dans la structure du roman. Le travail de mémoire et de reconstitution, qu’entraîne dans L’esthétique de la résistance le retour à la mythologie, lui confère une fonction propre dans le vaste champ de l’intertextualité. S’il est légitime d’isoler le thème de la mythologie, c’est que son traitement s’avère déterminant pour la signification donnée à l’ensemble de la trilogie (notamment quand s’entrecroisent mythologie, Histoire et art), mais aussi pour sa mise en forme et pour le sens qui lui est donné.

Mythe et travail de mémoire

À la lecture de L’esthétique de la résistance, il apparaît clairement que la reformulation de la mythologie se caractérise par un travail de reconstitution. Le mythe donne lieu à un travail de recherche, dont le récit retranscrit minutieusement les méandres, et fournit du même coup au texte un mode de narration singulier. D’autre part, Peter Weiss ne se réfère pas uniquement à des œuvres littéraires, la représentation plastique de la mythologie joue même un rôle prédominant : notamment la frise de Pergame, œuvre de la période hellénistique figurant un combat mythique originel. Pierre angulaire de la trilogie, c’est à partir de sa description que s’engage le récit et avec lui un immense travail de mémoire. Celui-ci signifie tout d’abord une reconstitution du sens à travers les images : le rôle de la frise est alors révélateur du traitement de la mythologie dans toute l’œuvre (réflexion sur l’adaptation du mythe). Absent sur la frise, mais présent dans le texte, le mythe d’Héraclès va donner lieu à un travail de reconstruction tout au long du roman et se profile peu à peu comme modèle critique (réflexion sur le mythe). Conjointement, l’horreur représentée par la frise entraîne des considérations sur les rapports entre mythologie, efroi et art (réflexion sur l’actualité du mythe). La frise de Pergame motive dans le roman de Peter Weiss le premier élan de réappropriation et permet de poser d’emblée quelques principes déterminants pour la réécriture de la mythologie. La sculpture monumentale de l’autel de Zeus, exposée au musée Pergamon de Berlin, représente le combat victorieux des Olympiens contre la puissance des Titans. Le travail sur la mythologie commence ainsi dans L’esthétique de la résistance par la reprise d’images, non de mots. Comme la trilogie s’ouvre sur une description de la frise avant de laisser place aux commentaires, ceci prête à croire que le narrateur tente de retrouver un contact immédiat avec les images avant de s’intéresser à leur interprétation : les premières pages reproduisent dans leurs moindres détails les corps au combat, les armes qui ressortent de la pierre ainsi que la violence des coups. Néanmoins, ce passage repose sur un certain nombre de choix qui guident la narration à travers le chaos des images. À titre d’exemple, le regard des personnages du récit se déplace le long de la frise avant de s’arrêter sur la scène de combat autour d’Athéna et de Zeus. Or, cette scène s’imposait la première aux visiteurs dans le temple de Zeus, ce qui désormais n’est plus le cas dans le musée2 . Plusieurs images se superposent donc sur cette frise : celle que transmettent les mots de Peter Weiss, derrière eux celle que l’on peut voir aujourd’hui, celle qui devait être vue à l’époque de la création de cette frise, celle du thème représenté. Redécouvrir dans la profondeur temporelle d’une représentation mythologique un sens autrefois évident mais qui ne l’est plus, c’est le fondement du travail sur la mythologie : la reconquête du sens, sinon originel du moins reculé, d’un mythe à travers ses différentes mises en forme artistiques et littéraires au cours des époques. L’adaptation littéraire de la frise renferme une première dimension purement scientifique et s’avère de nouveau révélatrice du travail engagé sur la mythologie. Dans les carnets de notes de Peter Weiss, une courte remarque dans un contexte pourtant totalement étranger à une réflexion mythologique contient en germe un principe fondamental du roman : « Sur le chemin en traversant la ville, les interprétations scientifiques de Coppi.3 » De cette annotation naît dans les premières pages de L’esthétique de la résistance un long commentaire de Coppi, à partir de la frise, sur le système de classes à Pergame et ses dynamismes sociaux, le rapport distancé à la religion, les deux manières de représenter la nature – vision limitée et obscurantisme des asservis, logique du profit et du bénéfice des haut-placés – et l’importance du travail. L’analyse de la société de Pergame est orientée avant d’être rapportée explicitement au présent de Coppi. La réflexion sur l’adaptation d’un mythe vaut donc avant tout pour ce qu’elle révèle sur l’appropriation contemporaine d’une culture passée et à travers elle de la mythologie. La conséquence tirée de ces réflexions permet de formuler indirectement un des principes du roman : « Pour nous trouver nous-mêmes […], nous ne devons pas seulement recréer la culture mais aussi toute la recherche, en les mettant en rapport avec ce qui nous concerne.4 » Ici, le personnage de Heilmann ne conçoit pas à proprement parler l’avènement d’une nouvelle culture mais plutôt un recouvrement de systèmes de représentation et de compréhension sous une perspective adéquate à la réalité contemporaine. En d’autres termes, il demande à contribuer activement à l’évolution de la culture, c’est-à-dire réapprendre à voir et à interpréter selon des critères propres, ce que l’ouverture du roman met d’emblée en pratique. La description de la frise révèle que la réflexion sur l’adaptation d’un mythe nécessite tout d’abord de réintégrer et de réinvestir ses images telles qu’elles étaient conçues avant d’être figées, ici symboliquement, dans la pierre5 . La démarche est comprise comme la redécouverte de leur flux. Mots et images s’avèrent absolument complémentaires : le langage se nourrit d’images auxquelles il redonne leur mouvement. Le narrateur part d’images figées picturales ou littéraires, s’approche du moindre de leurs détails, retrouve le courant épique qui les parcourait et s’est immobilisé, afin de leur restituer leur mouvement. Ce qui intéresse les personnages qui observent la frise, c’est essentiellement d’entrer au plus profond des choses pour en déceler le mouvement et réintégrer celui-ci dans l’image : « […] notre regard glissait d’une figure à l’autre, d’une situation à l’autre et tout à la ronde la pierre se mit à vibrer. » L’image ainsi animée, rétablie dans ses nuances et ses fluctuations, laisse transparaître ses métamorphoses et à travers ses mouvements fait naître une autre forme de métaphore. L’abstraction ne naît pas d’un éloignement du concret, au contraire elle se nourrit de son mouvement. Les mots n’occultent pas la signification de l’image pour accéder à un degré abstrait, ils cherchent dans l’image sa signification, condition d’une élévation dans le domaine purement abstrait de l’idée, pour rendre à l’image son mouvement, et l’animer. Le langage doit redonner sens et mouvement à des images mythiques figées dans la pierre, application concrète du combat contre le pouvoir pétrifiant de Méduse – ce sera le thème principal de la trilogie de Schütz. Selon le principe du devenir et du provisoire, le langage met en forme, élève, laisse disparaître son objet. Ainsi l’impression donnée d’une perfection des combats s’évanouit par exemple sur la frise dès sa simple suggestion : « Une lutte gigantesque émergeant du mur gris avec le souvenir de sa forme achevée, retombant dans l’informe.» Ce n’est pas l’arrêt à un moment ultime du combat qui intéresse l’observateur, mais l’absence de forme définitive que cet arrêt évoque : « émergeant », « retombant », « informe », tous ces termes suggèrent la prédominance du devenir par rapport à l’achevé. À travers le flux du langage, l’inerte entre en mouvement. C’est là aussi un des principaux enseignements que Peter Weiss tire de son analyse de la mythologie et de la pensée mythique. Dans une lettre datant de 1980, l’auteur établit les liens entre mythe, langue et image : « Ce qui me fascinait, ce n’était pas tant de voir revivre les anciens Grecs […] mais plutôt la langue dans laquelle cela avait lieu. Je m’étonnais de voir une maîtrise de la langue telle que les choses et les personnages devenaient des images vivantes […].»

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Mythologie et Histoire, souvenir et langage du devenir

Dans les scènes de batailles et de révoltes originelles figurées sur la frise de Pergame, c’est tout d’abord la dimension historique qui retient l’attention des personnages : « Sous un travestissement mythique apparaissent des événements historiques […].53 » Que nous apprend la mythologie, Histoire déguisée, sur l’Histoire ? Comme nombre de romans mythologiques, L’esthétique de la résistance pose le principe d’une interprétation orientée et limitée de l’Histoire, qui exige donc une révision. Peter Weiss en présente la réflexion la plus complète dans la mesure où le procédé est à la fois examiné et mis en œuvre. Partant du postulat selon lequel épisodes mythiques et événements historiques peuvent être traités de manière égale, le narrateur livre un compte rendu rigoureux et minutieux de la réflexion menée par les personnages au sujet des mythes antiques. Derrière le travail entrepris se profile une approche particulière de l’Histoire. Non seulement le recours à la mythologie figure les avancées et les méandres d’une démarche intellectuelle, mais il met aussi en avant la nécessité d’une approche contrastée de tout événement historique. La réflexion mythologique a pour efet d’aiguiser un regard critique sur l’Histoire. Considéré comme un instrument de connaissance, le mythe permet une meilleure compréhension des choses : les personnages de la trilogie y trouvent un moyen possible de concevoir diféremment l’Histoire. Réviser notre conception et la dépasser par l’élaboration d’une esthétique de la résistance, tant dans sa conception que dans sa mise en œuvre, telle est la démarche suivie dans la trilogie. L’interprétation du mythe d’Héraclès donne aux personnages du roman l’occasion de réfléchir sur leur propre histoire et sur une manière adéquate de la prendre en main. La figure d’Héraclès tendue entre les hommes et les dieux, difcile à cerner dans sa totalité, entraîne un travail de reconstruction critique. La démarche appliquée à l’Histoire comme au mythe d’Héraclès consiste à rassembler et à confronter des éléments hétérogènes non dans le but d’en extraire la quintessence mais d’élargir, de creuser et de nuancer le domaine de réflexion. Malgré la synthèse que pourrait suggérer une telle façon de procéder, L’esthétique de la résistance ne donne pas lieu à une totalité mais plutôt à une mise en perspective, une mise en abyme de l’Histoire. La critique se dresse tout d’abord contre une conception objective et définitive. Le travail de reconstitution du mythe d’Héraclès met clairement en évidence le rapport permanent à une situation historique précise (engagement dans le combat, guerre d’Espagne, exil etc.) et à un parcours intellectuel individuel. La recherche vaut dans les deux sens : de l’Histoire au mythe, du mythe à l’Histoire. Parce que la réalité est sans cesse mesurée à lui, Héraclès est un indice précieux dans l’évolution des personnages et dans leur manière de concevoir l’Histoire. Héraclès figure avant tout le moment où l’Homme prend en charge sa propre Histoire et symbolise à plus forte raison les prémices de l’Histoire de la résistance. Où s’achève la mythologie et où commence l’Histoire ? Les contradictions inhérentes à ce seuil indéterminé et indéfinissable apparaissent clairement dans l’œuvre d’Héraclès,dont K. R. Scherpe dit dans une formule heureuse qu’elle se rapporte à un « […] travail de libération historique, qui n’est pas encore devenu Histoire.54 » Le mythe d’Héraclès signifie dans les premières paroles de Heilmann une action de résistance qui mérite d’être poursuivie : « Comment Héraclès avait-il pu espérer que […] d’autres étaient déjà là pour continuer ce qu’il avait commencé.55 » Comme toute interprétation première, cette approche s’avère provisoire. En tant que telle – matière brute d’un symbole de résistance encore mal défini – elle nécessite corrections et afnements. Pour ce faire, un éloignement critique envers le mythe comme envers l’Histoire s’avère indispensable. Les débats concernant Héraclès ainsi que leurs retombées sur un engagement actif dans la résistance fonctionnent selon un principe de réinterprétation permanent. La référence à un symbole universel demande une réflexion critique et interroge autant l’objet que le sujet de la référence. Nombre de critiques mettent en évidence les liens directs entre la réappropriation critique d’un mythe et l’engagement dans l’action. Il s’agit de tirer de l’analyse mythologique une leçon concrète, comme le formule A. Bernhard : « […] l’histoire inachevée d’Héraclès devient un héritage que la résistance doit s’approprier : la ré-appropriation de la force de résistance et de libération dans le mouvement socialiste est liée à la reconnaissance et au dépassement de ses propres atavismes.56 » Reconstituer le mythe et savoir discerner ses inconséquences se révèlent essentiels à la démarche entreprise. Remettre en question le mythe d’Héraclès revient à s’interroger sur la signification et les contradictions du rôle de l’individu dans l’Histoire.

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