MYTHANALYSE DU FUTUR
Écrire et publier directement sur Internet est un rêve facilement réalisable. Et j’en ai découvert les délices, mais aussi les abîmes, depuis que j’ai cliqué sur la petite flèche apparemment si anodine d’envoi de mon écran d’ordinateur, qui m’invitait, en larguant les amarres de mon livre, à monter une voile de plus de 300 pages sur le vaste océan Internet. Pardon d’avoir alors pensé au tableau pré-romantique de Watteau, le célèbre Embarquement pour Cythère évoquant le désir du voyage pour un ailleurs aussi prometteur, qu’inconnu. En publiant Mythanalyse du Futur en février 2000 directement sur Internet, j’ai rêvé de mettre au monde en un instant un livre qui devenait virtuellement accessible partout, gratuitement, immédiatement, 24 heures sur 24. Et ce fût, je crois, la première publication directement sur Internet d’un tel livre inédit destiné au grand public. J’ai rêvé d’un livre ouvert, que chacun pourrait commenter, critiquer, développer, constituant un 2e livre parallèle au mien. J’ai rêvé d’une communauté de mythanalystes, échangeant aisément leurs idées à travers le monde entier, et progressant ainsi sur les horizons multiples des cultures et des expertises, dans l’interprétation diverse de nos imaginaires collectifs. Pourtant je n’ai jamais cru aux excès euphoriques de la technologie numérique, ni au mythe de la communication fusionnelle et universelle, que nous annoncent les prosélytes de la nouvelle religion Internet, ni dans l’intelligence partagée d’un ailleurs quasi-transcendantal appelé Noosphère.
Une belle invitation au voyage, mais pour les nonos ! Et si j’ai cru protéger nos forêts, la vérité m’oblige à admettre aujourd’hui que personne ne lit plus de deux ou trois pages sur un écran d’ordinateur. En attendant que le e-book soit capable de rivaliser en prix et en confort de lecture avec un simple livre traditionnel, il faut donc reconnaître que l’impression d’un livre comme Mythanalyse du Futur exige quelques 330 feuilles imprimées d’un seul côté, en grand format, au lieu de 150 feuilles petit format recto-verso. Cela prend quelques heures sur une imprimante domestique et une demi cartouche d’encre. Et toutes ces feuilles en désordre échappent à la main, à moins de les attacher avec une grosse pince… Pourtant j’avais délibérément opté pour une publication la plus simple possible, style livre de poche, en renonçant à toutes les possibilités extraordinaires de l’édition électronique, afin de m’assurer que le livre soit chargeable rapidement – quelques minutes avec un modem ordinaire – et n’exige aucun logiciel particulier. Je me suis donc privé – provisoirement sans doute – de toutes sortes de merveilles de la technologie, encore trop peu répandues, qui m’auraient pourtant permis d’explorer une esthétique nouvelle, de recourir à la puissance des agents intelligents, d’offrir des lectures parallèles, des renvois à des bases de données de recherche, à d’autres sites, et d’intégrer des illustrations et des séquences vidéo, bref d’exploiter toute la créativité fascinante des technologies multimédia interactives.
Certes le progrès de cette technologie est si rapide, – on ne parlait as encore d’Internet au début des années 90 – que d’ici 10 ans ou moins, je pourrai recourir sans hésitation à tous ces nouveaux moyens d’écriture, aux couleurs, à l’hypergraphisme, et peut-être même lire sur écran aussi agréablement que sur du papier traditionnel, ou imprimer recto-verso en petit format aussitôt reliable, ou charger mon e-book de poche et le lire au lit, à la plage ou dans le métro comme un livre du bon vieux temps! Mais avouons que ce bon vieux livre, mis au point pendant des siècles, demeure encore aujourd’hui un objet technologique extraordinaire et difficilement égalable. Un autre souci me titille : chaque année nous apporte sa nouvelle version d’ordinateurs, et de logiciels plus puissants et je crains que le texte de mon livre ne s’évanouisse à jamais dans le progrès de la technologie, qui le rendra inaccessible ou illisible si je ne suis plus là pour le transférer régulièrement sur les nouveaux formats. Il est à la merci aussi des pirates et des taggers qui hantent nos océans, où se cachent des virus mangeurs de textes, des MTI – les maladies transmises par Internet – , des sirènes fatales et de multiples monstres encore inconnus. À moins qu’il ne sombre corps et âme dans un big crash informatique. Je l’avoue : j’ai donc pensé à en garder secrètement quelques exemplaires imprimés sur papier, disposés en plusieurs lieux différents, pour tenter de survivre aux injures du temps technologique, qui vieillit et se fane incroyablement plus vite que le bon vieux temps de Gutenberg.
Ai-je donc vieilli moi-même si vite aussi, infecté peut-être par un de ces virus informatiques, au point de renier ma fascination de longue date pour la révolution numérique? Je dirais plutôt que la bataille des nouvelles technologies n’est plus à faire : elle est gagnée. Ses victoires rapides occupent tous les champs de nos activités humaines, du moins dans les pays riches, c’est-à-dire dans 10% peut-être de la population humaine, mais s’imposeront sans doute peu à peu au-delà de l’apartheid technologique actuel dans les pays du sud aussi, et cela en beaucoup moins de temps qu’il n’en aura fallu pour que se répande la civilisation du livre. Il est donc temps de passer à l’étape suivante d’appropriation, et de résister à l’hypnose que semble engendrer les nouvelles technologiques sur notre esprit critique. Il nous faut apprendre à penser la technologie numérique, reprendre notre pouvoir d’homme face aux machines, repenser l’humanisme, au lieu de tomber dans le miroir aux alouettes cathodiques. Cela pourra nous éviter bien des désillusions et des erreurs, non seulement dans notre vie culturelle, mais aussi économique, voire scientifique. L’univers n’est pas un simulacre tout numérique et le retour du principe de réalité nous guette. Le plus extraordinaire pourtant de mon expérience de publication sur Internet – et je le souligne pour terminer ce courriel avec optimisme, c’est de pouvoir à tout moment retravailler le texte, bien que déjà publié en ligne, corriger, approfondir, reciseler, prendre en compte des suggestions ou objections que je reçois, ou de nouvelles lectures ou méditations auxquelles m’invitent mes promenades habituelles en forêt.
En édition papier sous le nom d’un éditeur, même le plus prestigieux, mon livre serait déjà un objet mort sur les étagères des libraires. Sur Internet, il demeure vivant et ouvert, et je peux continuer à dialoguer avec lui et ses lecteurs quotidiennement et le modifier constamment, au lieu d’attendre avec impatience que mon cher éditeur, si les chiffres de vente le satisfont, décide d’une éventuelle réédition et accepte que j’y ajoute des chapitres ou retravaille l’écriture au fil des pages. Pour les centaines de courriels que j’ai reçus directement, et pour cette liberté d’être écrivain et mon propre éditeur sur Internet, sans frais et virtuellement partout, pour ne pas risquer de devenir l’auteur d’un livre épuisé ou envoyé au pilon après un an, je reprendrais sans hésiter aujourd’hui, après 9 mois d’expérience, la même décision de publier directement sur Internet. Je dois reconnaître cependant qu’il est bien difficile d’habiter une île perdue sur l’immense océan Internet, à moins que le nom de cette île ne soit au moins marqué sur les cartes des autres navigateurs. Et il faut admettre que si tout le monde parle d’Internet, très peu de navigateurs s’y arrêtent pour lire un livre, à moins qu’il s’agisse d’un feuilleton à suspense et très populaire. Les habitudes de lecture des lecteurs sont encore en papier! C’est là où l’absence d’un éditeur et diffuseur professionnel, même en papier, se fait encore sentir le plus vivement. J’ai donc rêvé d’un éditeur hybride, aimant publier à la fois sur papier et sur Internet : ne serait-ce pas le meilleur des mondes? Virtuellement vôtre.