Musiques d’inspiration andine en France (1950-1973)
La rencontre fortuite d’un français et d’une quena
Guillermo de la Roca et la contribution des français aux MIA. Le fait de considérer que les MIA en France ont été un produit destiné uniquement à satisfaire le goût d’exotisme du public français, comme cela a souvent été le cas dans les années 1980 et 1990, peut amener à croire que les modifications qu’elles présentent ont été produites exclusivement par les musiciens latinoaméricains concernés. Ainsi, la « responsabilité » – puisque dans une telle perspective les éventuelles transformations sont considérées souvent comme des impostures – reste circonscrite seulement à leur action. Or, force est de constater que la participation directe de musiciens français dans l’émergence des MIA en France est non seulement certaine, mais elle a été tout simplement fondamentale dans la maturation du phénomène qui nous occupe. En 1954 Guillaume de la Roque (1929), alors surveillant et enseignant d’espagnol au Cours Saint-Louis à Paris, débarque à l’Escale attiré par les commentaires de l’un de ses amis qui lui parlait d’un café du Quartier Latin où l’on joue la même musique que celle des disques 78 tours argentins qu’il leur faisait écouter. Ces disques, il les avait apportés avec lui à son retour d’Argentine après d’un séjour de trois ans qui devait marquer pour toujours ses rapports avec l’Amérique du Sud1. Il était arrivé à Buenos Aires en 1949 suivant son père qui y était affecté pour des raisons professionnelles. Après une adolescence façonnée par la guerre et par la participation de son père et de ses frères aînés à la Résistance, ce séjour en Argentine se présentait pour lui comme un changement sinon radical, du moins suffisamment important pour lui permettre de commencer à construire sa jeunesse en marge d’une histoire collective déjà si lourdement chargée par le conflit européen. Dès son arrivée à Buenos Aires, son rapport à l’Argentine va se fonder sur la base d’une acclimatation douce et d’un esprit d’ouverture et de réceptivité vis-à-vis de son nouvel entourage : « Quand je suis arrivé en Argentine – raconte-t-il – je me suis fait de la couleur de la muraille. Et quand tu te fais couleur muraille, les gens ne te remarquent pas. Et 1 Il fera par la suite de nombreux voyages en Amérique du Sud, et il résidera même plusieurs années à Medina, en Colombie. 187 seulement après tu commences à te détacher délicatement et à aborder les autres. D’abord une allusion, puis une conversation, etc. C’est comme ça que j’ai découvert le pays avec ses gens»1. Pendant ces années en Argentine, sa familiarisation avec la langue, la ville et la vie des porteños2 évolue donc dans le quotidien au contact avec une palette sociale assez diversifiée3. Quant à la musique, rien ne semblait le prédisposer particulièrement à l’écoute de la musique argentine ou sud-américaine – à cette époque sa culture musicale, toujours en tant qu’auditeur, se nourrissait plutôt de la musique dite « classique », et grâce à une suggestion de son père qu’il va commencer à s’intéresser à ses premières écoutes en la matière. « Quand je suis arrivé en Argentine – se souvient-il – j’écoutais Vivaldi, de la musique hongroise, etc. Un jour mon père m’a dit : « et la musique d’ici, ça ne t’intéresse pas? » […] Il m’a donc fait écouter Los Hermanos Abalos4, et je lui ai dit que ce n’était pas mal, en effet. Après il m’a emmené les voir dans una peña5, et je commençais aussi à les écouter à la radio, et avec Los Hermanos Abalos s’est déclenché toute une mécanique chez moi…qui a déterminé en fait ma trajectoire dans la musique en tant que musicien»6. Le jeune Guillaume continuera à se nourrir de ces musiques par l’intermédiaire des disques 78 tours de l’époque et grâce aux spectacles de musique « criolla »7 et « folklorique » auxquels il a pu assister8. Deux années s’écoulent et l’intérêt initial porté à ces musiques et pour d’autres musiques écoutées en Argentine
Le tournant des années 1960 : le succès de l’altérité « andine » (1963-1970)
Les premiers vols du Condor
Nous avons défini une deuxième période qui s’étend entre les années 1963 et 1970, années pendant laquelle on remarque une accentuation et une spécification de la composante « andine » dans le répertoire, dans l’instrumentation et dans l’image1 proposés par certains ensembles latino-américains évoluant plus clairement comme ensembles « andins ». C’est une période aussi où les foyers de MIA se multiplient dans le Quartier Latin, ce qui a favorisé la professionnalisation définitive du milieu. Face à la difficulté de dater avec précision un passage qui, dans les faits, sera très graduel, nous avons choisi l’année 1963 pour signaler le début de cette période. C’est de cette année-là que date la publication du 45 tours : Flûtes indiennes de « Los Incas »2, intégralement composé par des MIA3 et où les flûtes « indiennes », notamment la quena, étaient expressément mises en avant. Nous tenons à insister sur le fait que cet album n’est pourtant pas le premier de ce genre à être publié en France, puisque le disque : Musique Indienne des Andes de l’Ensemble Achalay, a été publié à Paris en 1958. De plus, l’ensemble Achalay – dont le fondateur, Ricardo Galeazzi, venait de quitter le groupe Los Incas – est stricto sensu le premier groupe qui s’est consacré exclusivement aux musiques « des Andes » en France4. Mais nous avons expliqué, également, que nous n’avons pas retenu l’année 1958 ni la fondation de l’ensemble Achalay pour marquer le début de cette deuxième période parce que ces événements resteront isolés dans un contexte où la tendance générale était à la latino-américanisation du répertoire.