Murugaṉ et l’idéologie territoriale tamoule
contemporaine
La correspondance géographique contemporaine entre le réseau des Āṛu Paṭai Vīṭu et le territoire du Tamil Nadu est le résultat d’évolutions complexes inscrites dans la durée. Elle ne se limite pas à la sanctuarisation mythologique, ni aux pèlerinages, qui ont été traités dans le chapitre précédent. Les cartes de localisation des Six Demeures de Murugaṉ (cartes 15) montrent par exemple qu’avant de correspondre aux limites territoriales du Tamil Nadu, chacun de ces temples s’inscrivait dans un des anciens royaumes dynastiques tamouls. Paḻani est en effet un des hauts lieux religieux du Koṅgunāṭu, hérité de la période médiévale. Le temple de Tiruttaṇi, dont l’existence et la popularité sont attestées depuis le Xe siècle, se trouve au cœur de l’ancien Toṇḍaimaṇḍalam. Svāmimalai, proche de la ville de Thanjavur, a quant à lui été bâti en pays chola. Paḷamutircōlai et Tirupparaṅkuṉṟam sont pour leur part situés à quelques kilomètres de Madurai, l’ancienne capitale du Pāndimaṇḍalam, et l’on a vu que le pèlerinage à Tirupparaṅkuṉṟam remonte au moins au VIe siècle335. Enfin, le temple de Tiruccentūr est lui aussi apparu dans le royaume pandya, mais aux environs du IXe siècle. L’État du Tamil Nadu336 et ses frontières n’ayant qu’un demi-siècle d’existence (à l’époque sous le nom de l’“État de Madras”), les localisations des six grands temples de Murugaṉ n’ont pas pu être déterminées par une volonté consciente de baliser ce territoire, puisqu’il n’existait pas encore. En revanche, on peut supposer que cette correspondance soit le résultat d’un processus inverse, c’est-à-dire que le tracé des contours du Tamil Nadu ait pu s’appuyer sur l’existence de ces lieux saints, ou du moins qu’il ait pu les prendre en compte. Les fondements du balisage de cet État par le réseau des Āṛu Paṭai Vīṭu ne peuvent donc se comprendre sans aborder les processus d’unification territoriale ayant conduit à la constitution du Tamil Nadu, ni sans examiner le rôle qu’ont pu avoir le culte de Murugaṉ et ses temples dans cette construction territoriale. En somme, cette problématique revient à s’interroger sur comment l’on est passé d’une situation plutôt définie par une fragmentation régionale (carte de gauche), à la situation actuelle caractérisée par une association entre une unité de culte et unité territoriale (carte de droite). Ce chapitre a donc pour but de préciser les processus historiques, sociaux et politiques, qui ont contribué au recouvrement spatial du sanctuaire du dieu tamoul par le territoire administratif et politique du Tamil Nadu, et non l’inverse. La création de ce territoire résulte en partie de la structure administrative du gouvernement colonial, mais aussi de la constitution d’une véritable idéologie territoriale tamoule ayant mobilisé l’image de Murugaṉ, mais qui a également participé à dynamiser la popularité de son culte. Les pages qui suivent montrent comment les caractéristiques propres à la figure religieuse de ce dieu ont servi à alimenter cette idéologie, puis confrontent les grands principes de cette récupération idéologique aux pratiques et aux discours associés au culte de Murugaṉ dans les années 2000.
La construction idéologique et politique du Tamil Nadu
Il n’est pas question de retracer ici toute l’histoire contemporaine de ce territoire, qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux, mais seulement d’en préciser les principaux traits, indispensables pour comprendre les rapports privilégiés existant aujourd’hui entre Murugaṉ, ses temples et le Tamil Nadu. 1. L’influence occidentale et le terreau identitaire tamoul a. Les fondements de la correspondance entre la géographie des Six Demeures de Murugaṉ et celle du Tamil Nadu Pour bien saisir la nature des relations spatiales existant entre les Six Demeures de Murugaṉ et le Tamil Nadu, il est nécessaire de s’intéresser aux transformations sociales, culturelles et politiques ayant conduit à la création de ce territoire politico-administratif. L’histoire sociopolitique et culturelle du XXe siècle, riche en luttes politiques et autres transformations socioterritoriales, apporte en effet un éclairage précieux sur le rapprochement entre la géographie du territoire tamoul contemporain et celle du réseau des Six Demeures de Murugaṉ. Il faut souligner en premier lieu que la création de l’entité territoriale du Tamil Nadu ne s’est pas faite directement à partir des anciens maṇḍalam tamouls, ni de l’Empire de Vijayanagar337 , mais suite à la décolonisation. L’installation des Britanniques au pays tamoul, durant le XVIIe siècle, s’est réalisée dans une région morcelée en petits territoires dirigés par des rajas et autres petits rois, suite à la chute de l’Empire de Vijayanagar au XVe siècle. Au XVIIe siècle, les rois de Vijayanagar ne contrôlaient en effet qu’une région bien moins vaste que celle sur laquelle s’étendait leur ancien empire. Les régions tamoules étaient dirigées par les nayaks, qui contrôlaient des territoires ne partageant que peu de ressources avec les rois de Vijayanagar, mais avec lesquels ils s’associaient pour les affaires guerrières. Lorsque les Britanniques prirent la succession des rois de Vijayanagar dans le Sud, les villages tamouls (nāṭu) avaient encore une forte cohésion socio-politique et territoriale338 , mais leurs dirigeants allaient progressivement perdre de leur capacité à gérer seuls leurs affaires face à l’organisation centralisatrice et le maillage administratif coloniaux. Un important processus d’unification des anciens territoires tamouls a en effet été engagé par les Britanniques à travers la création de la Présidence de Madras339 qui englobait, à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’à l’Indépendance indienne de 1947, toutes les régions tamoules ainsi que certaines parties des actuels Karnataka, Andhra Pradesh et Kérala (carte 16)C’est précisément dans ce contexte colonial que se situent les fondements territoriaux de la création du Tamil Nadu. Les Britanniques ont établi en 1908 un zonage administratif de la Présidence de Madras fondé sur vingt-deux districts 340 , dont onze aux noms anglicisés 341 formaient, avec la ville de Madras, l’aire linguistique tamoule de la Présidence (Irschick, 1986 et carte 16). Les limites administratives actuelles du Tamil Nadu, qui ont été définies en 1956342 et qui coïncident depuis avec le sanctuaire de Murugaṉ défini par les Six Demeures, ont été dessinées à partir des districts coloniaux formant précisément cette aire tamoulophone. L’adéquation géographique entre le sanctuaire de Murugaṉ et le Tamil Nadu est donc autant héritière de la cohésion linguistique plurimillénaire du pays tamoul, que du maillage territorial introduit par les Britanniques. En effet, si le territoire du Tamil Nadu actuel correspond exactement aux districts tamoulophones de la Présidence de Madras, il ne couvre pas tout à fait le territoire l’ancien Tamiḻakam, qui s’étendait jusqu’à la côte de Malabar. Il ne correspond pas non plus à l’aire d’extension des royaumes tamouls du Moyen Âge, bien que ces anciens territoires aient fortement participé à la cohésion historique, culturelle, linguistique et identitaire du Tamil Nadu. Au final, la présence coloniale et sa gestion territoriale furent indirectement responsables de la correspondance spatiale entre la géographie du réseau des Six Demeures de Murugaṉ et le territoire du Tamil Nadu. L’inclusion des temples de Tirruccentūr et de Svāmimalai dans le Tamil Nadu est assez logique, au vu de leurs localisations à proximité de frontières maritimes, qui limitent de fait les éventuelles disputes interétatiques qui auraient pu concerner l’inclusion de ces temples dans un autre État fédéré que l’État de Madras, lors du redécoupage territorial de 1956. Les temples de Tirupparaṅkuṉṟam et de Paḷamutircōlai sont aussi inclus très logiquement dans le Tamil Nadu, en raison de leur proximité de Madurai, capitale centrale et historique de la civilisation tamoule. La présence du temple de Paḻani dans le Tamil Nadu est également assez logique sur le plan géographique, du fait de de sa situation dans le Koṅgunāṭu tamoul, séparé du Kérala par la frontière naturelle des Ghâts occidentaux, et il est très probable que les Tamouls n’auraient pas accepté que ce temple soit inclus dans un autre État que le leur. En revanche l’inclusion dans le Tamil Nadu de Tiruttaṇi, très proche de l’actuel Andra Pradesh, est moins évidente au vu de sa localisation. Tiruttaṇi est certes situé dans l’ancien Toṇḍaimaṇḍalam, mais il est aussi établi dans une zone de mixité culturelle et linguistique. En effet, d’après le Dr. Siva Kumar343 , Assistant Commissioner du Bureau de la Commission Nationale pour les Minorités Linguistiques de Chennai, cette région comprise entre le nord du Tamil Nadu et le sud de l’Andhra Pradesh, n’était pas une zone clairement définie par une identité régionale ou territoriale distincte, à l’époque de la réorganisation des États (carte 16). Selon lui, lors du redécoupage des districts de Chittoor, de Chingleput et de North Arcot, Tiruttaṇi aurait été inclus dans le Tamil Nadu, car le grand temple de Tirupati devait être inclus dans l’Andhra Pradesh. Comme les recettes de tous les temples de la Présidence revenaient à l’État en charge de les administrer, ces deux temples ont fait l’objet d’un partage entre ces deux États frontaliers pour des raisons économiques. Par conséquent, cet accord a finalement participé à l’inclusion du réseau géo-rituel des Six Demeures dans un seul et même État fédéré, et a permis à l’État tamoul de disposer de l’infrastructure concrète des six grands temples de Murugaṉ, hautement symbolique sur le plan identitaire et territorial.