Susciter le désir d’apprendre chez tous les élèves : un enjeu de l’école
Une approche psychopédagogique sur les origines du désir de savoir
La notion de motivation étant par essence complexe7 , il est impossible de se limiter à un seul de ses multiples aspects. Nous commencerons par tenter de comprendre, du point de vue du développement psychique de l’enfant, ce qui pousserait ce dernier à vouloir s’emparer de certains savoirs, en supposant qu’il y ait des facteurs d’ordre du besoin biologique primordial à l’origine de ce désir particulier. C’est ce qui émerge des apports de la recherche dans le champ de la psychologie. Notamment, de l’approche de Martine Mènes, psychanalyste et psychothérapeute en Centre médicopsycho-pédagogique (CMPP), telle qu’elle l’a développée dans L’enfant et le savoir. D’où vient le désir d’apprendre ? 8 . Sa thèse, qui rejoint le questionnement qui fut à l’origine de ce mémoire, apparaît synthétisée de façon catégorique par l’auteur : « […] pour apprendre, il faut désirer apprendre » (Mènes, 2012). Mènes se penche sur la question des origines psychosomatiques de la motivation, comprise justement comme la résultante d’un long processus allant du besoin vital jusqu’au développement de la pensée. Ce processus est expliqué à partir de la notion freudienne de pulsion, définie par l’auteur en tant que « traduction humaine des instincts » et « premier mode de connaissance du monde » : « les pulsions sont les supports du désir de connaître » (Ibid., p. 56 et 58). Afin de compléter cette définition de pulsion, nous avons recouru à la contribution d’un autre chercheur, Jean-Luc Aubert (psychologue et spécialiste de l’enfant), qui l’explique en tant qu’un « […] processus psycho-physiologique qui pousse l’individu à satisfaire ses besoins vitaux… » .« L’être humain est un animal très inadapté, il a besoin d’apprendre à vivre, et c’est par le biais des pulsions que cela commence » (Mènes, 2012, p. 56). D’après les travaux de Mènes, le jeune enfant, dans un premier temps, en interagissant avec son milieu, va s’assurer la survie et en même temps, vont se déployer ses tous premiers apprentissages. Cette phase où prime le besoin, où l’enfant se développe à travers la réponse mais aussi à partir d’une certaine absence de réponse à ces besoins, fera naître progressivement le désir et le développement de la pensée. Il est intéressant de remarquer que, très tôt, il existerait un lien entre manque et apprentissage. Le manque fera émerger la représentation mentale de l’objet, c’est à dire, la pensée (sous la forme d’une évocation de l’objet absent). Par la suite, la substitution d’une pulsion par « un usage étendu de la capacité de penser et de créer » (Ibid., p. 88), ce qui s’assimile au mécanisme psychanalytique de la sublimation, sera à la base d’une transformation profonde de l’individu. Elle permettra le passage de la poursuite des « buts vitaux initiaux » (primitifs) à celle des « buts culturels et sociaux » (secondaires) : « [le] désir de connaissance naît du manque » (Ibid., p. 66), ou, si l’on préfère, il traduit le passage du besoin au désir. Cette conception du développement humain, basé sur un équilibre entre la réponse à nos besoins et une certaine privation, peut être rapprochée de l’un des aspects essentiels de la tâche de l’enseignant, qui sera probablement amené à provoquer un manque (« donner soif ») pour faire émerger le désir de savoir et, tâche bien plus complexe, la volonté d’apprendre10 . Notons que Mènes souligne aussi l’existence, spécifiquement en lien avec l’appétit de connaissance, de la « […] pulsion épistémologique, nom freudien du désir de savoir » (Ibid., p. 84), que par ailleurs Jean-Luc Aubert assimile ouvertement à « l’origine [même] de la motivation » : « Cette pulsion, comme toutes les autres, est une entité inscrite génétiquement. Elle correspond, comme toutes les autres, à un besoin capital : celui qui va permettre peu à peu à l’enfant de découvrir son corps et son environnement pour ne plus dépendre de l’autre, pour accéder à son autonomie » (Aubert, 2012, p. 35). Ce dernier considère la motivation scolaire comme étant la conséquence logique d’un accompagnement satisfaisant de la pulsion épistémologique. Il précise, par ailleurs, que cette pulsion ne pourra s’exprimer que dans un cadre suffisamment sécurisant en termes physiques et psychiques. D’après cette théorie, nous ne pouvons que conclure que l’expression de la pulsion dite épistémophilique est forcement précédée par la résolution des besoins primordiaux. Le « désir de savoir » ou pulsion épistémophilique suivrait, dans le cadre du développement relativement sain d’un individu, à la satisfaction de ses pulsions primitives. De même, la motivation de l’enfant à l’école devrait être la conséquence, au moins en partie, d’une résolution précoce et suffisante de cette pulsion. Notons que nous ignorons, à notre stade, si ces postulats sont partagés par la communauté scientifique. Tout ce que nous sommes en mesure de signaler à ce propos, c’est que nous avons été surpris de constater, parfois, une étanchéité manifeste entre les différentes perspectives. A titre d’exemple, nous remarquerons la façon dont Corinne Demarcy11 , spécialiste en sciences cognitives, s’affranchit formellement de la question des fondements psychiques de la motivation lorsqu’elle introduit à son tour le concept : « J’éviterai personnellement l’analyse psychanalytique du phénomène impliquant des termes tels que « plaisir » ou « effort », qui me semblent des chausse-trapes » (Demarcy, 2006, p. 134). Notons toutefois que ce même auteur signale qu’ « il s’agit d’un concept complexe, sur lequel il n’y a pas d’unanimité des chercheurs ; une quarantaine de théories de tous bords a été dénombrée un jour […] » (idem.). En ce sens, nous pouvons lire sur la synthèse du jury de la Conférence de Consensus – Motivation en contexte scolaire (Créteil, 2005), lorsque est consignée la perspective didactique (« Quelques points de vue de recherche »), que « La motivation est un terme inusité en didactique. […] Il n’est pas question de motivation mais d’engagement dans la tâche par la construction de scénarii au service d’une mobilisation des savoirs. »12 (c’est nous qui soulignons). Ce point sur l’approche didactique mérite d’être éclairé par les propos récents (2015) de Philippe Meirieu : « Faire de la motivation un préalable à une situation d’enseignement-apprentissage, c’est renvoyer la réussite de cette dernière à l’aléatoire des histoires singulières ; c’est aussi imaginer que l’élève peut désirer ce qu’il ignore ; c’est donc, tout à la fois, renoncer à s’appuyer sur la force mobilisatrice des savoirs et se résigner à ce que seuls celles et ceux qui ont déjà découvert – ou pressenti – les satisfactions qu’ils pourront retirer d’un apprentissage soient « motivés » pour s’y engager. C’est pourquoi, afin d’écarter définitivement cette tentation fataliste, il faudrait remplacer, en matière pédagogique, le terme « motivation » par « mobilisation » […] 13» (c’est nous qui soulignons).
Perspective psychopédagogique et pratique sur le terrain
Entre parenthèses, nous voudrions préciser que, si nous avons commencé par nous pencher sur ces éléments théoriques, c’est parce que l’immersion dans la pratique a aussitôt suscité chez nous le besoin de chercher à comprendre certaines réactions (et/ou absences de réaction) chez des élèves que nous avons observés ̶et auprès de qui nous avons travaillé. Faire appel à un présupposé bon sens ou bien à nos rudiments concernant la psychologie du développement de l’enfant, ne s’avéra guère suffisant. Nous avons donc entrepris de chercher des pistes pour tenter de répondre à une problématique concrète appelant à une remédiation (tout aussi concrète) de notre part. Il est toujours étonnant d’observer l’important écart qui sépare les enfants manifestant (au moins en apparence) un enthousiasme perceptible face à une proposition quelconque, et ceux qui semblent parfois (ou toujours, dans un cas extrême) totalement indifférents – soit en franche opposition face à l’enseignant en devenir, soit dans un état que l’on pourrait qualifier d’apathique (ou d’« amotivation » – nous y reviendrons). Pour arriver à comprendre cette différence de réaction face à une même proposition, nous aurions alors souhaité d’être capables de discerner ce qui relevait de la qualité didactique de l’activité proposée ; des enfants eux-mêmes (de leurs propres histoires particulières et en tant qu’individus, de leur développement psychocognitif, de leur rapport singulier au savoir ou à certaines disciplines, etc.) ; de notre propre capacité (ou incapacité) à susciter leur intérêt à partir de nos choix pédagogiques, plus ou moins pertinents, voire, de notre propre personne dans son essence, ou du moins, de notre capacité à théâtraliser afin de captiver les enfants ; du contexte de la classe, de l’école, etc. Dans un premier temps, nous avons cru que nous trouverions les réponses à ces questions à partir d’une approche principalement psychologique, dans la mesure où ces théories semblent se rapporter avant tout au sujet apprenant et à la question du désir, que nous relions intuitivement à celle de plaisir ̶ nous rejoignons ceux, formateurs, pédagogues et enseignants en exercice pour qui la question de la motivation scolaire est en lien avec la construction du désir et du plaisir d’apprendre (nous songeons aux entretiens effectués pour les besoins de ce travail mais encore, aux échanges durant les stages, voire, en dehors du milieu scolaire). Mais nous ignorions alors qu’il existe une profusion de modèles d’analyse autour de la notion de motivation. Nous dûmes alors nous rendre à l’évidence : si les apports psychopédagogiques ont une valeur indéniable, ils ne couvrent qu’une partie des aspects de la motivation, dans la mesure où ils ne tiennent en compte essentiellement que de l’individu. Par ailleurs, nous craignons que la seule explication de la motivation par la psychologie puisse nous limiter à une sorte de causalité : une conception de la personne que nous rapprochons d’un certain déterminisme, qui mérite donc être mis en perspective. En conséquence, nous avons fait appel à d’autres théories de la motivation qui se réfèrent à des éléments aussi essentiels que le développement psychique, qui tiennent en compte la dimension sociale dans laquelle s’inscrit tout être humain et donc tout élève : la relation au monde ̶ à l’enseignant, à la famille, aux camarades, à l’institution dans sa globalité, etc.
INTRODUCTION |