Morris Weitz et la difficulté définitionnelle

Morris Weitz et la difficulté définitionnelle

Qu’est-ce que l’art? C’est là une question qui a une longue histoire. Nous allons donc en présenter quelques éléments avant de nous consacrer davantage à la période dans laquelle s’inscrit la théorie de Morris Weitz, soit la seconde moitié du 20ème siècle. Commençons cette brève histoire de l’art par ce fait: l’être humain a d’abord eu une conception mimétique de l’art. En effet, «pour le classicisme antique, le principe unique, nécessaire et suffisant de la production artistique réside dans l’imitation.»19 Cette théorie classique de l’art imitation nous vient de Platon et perdura longtemps (18ème siècle), bien que le contenu de la notion d’imitation subira plusieurs modifications. Par exemple, dans l’esthétique du Moyen Âge,

Dieu devient le modèle et l’origine de la beauté. Comme le note Sherringham, « le christianisme médiéval, d’une façon générale, n’a pas cherché à sortir du modèle de l’esthétique classique des Grecs. Il a surtout voulu en présenter une version améliorée qui soit compatible avec les principes de la foi nouvelle et pensable dans les catégories de la philosophie antique. »20 Il faudra attendre le romantisme pour que le classicisme s’envole. L’esthétique romantique naît en Allemagne à la fin du 18ème siècle. Il s’agit d’un modèle éclaté qui comporte cinq auteurs fondamentaux (Schelling, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger) dont les théories, bien que très souvent en opposition, renferme une idée commune: « l’art n’est plus à penser à partir du principe de l’imitation. »21 De même, si pendant plusieurs siècles l’essence de l’art se résumait à la beauté, le romantisme clame que «le beau est tout entier dans l’art, mais [qu’]il n’est pas l’art tout entier. »22 À sa place, on commença à parler de forme, d’émotions ou de reconnaissance institutionnelle.

Ainsi, plusieurs théories (formaliste, expressiviste et institutionnelle, entre autres) virent le jour, chacune défendant sa propre version de ce qui était essentiel à un objet pour être de l’ art. Or, toutes ces tentatives échouèrent. En effet, chaque théorie, en mettant l’accent sur une seule essence, rejetait accidentellement des oeuvres déjà acceptés comme des oeuvres d’ art. Par exemple, en se concentrant sur les émotions comme en étant l’unique essence de l’ art, la théorie expressiviste négligeait d’autres aspects importants dans l’ analyse d’une oeuvre comme l’expérience esthétique, le plaisir, l’ intérêt, l’aspect formel ou/et la reconnaissance institutionnelle. Aucune de ces théories ne pouvait à elle seule couvrir la variété d’oeuvres d’ art. Somme toute, définir l’art est une tâche difficile à laquelle se sont attaqués bien des théoriciens. En 1956, l’un d’entre eux, Morris Weitz, a même déclaré qu’ il s’ agissait d’une question impossible à résoudre. En effet, il a rejeté toutes les théories esthétiques qui ont tenté de définir l’art sous prétexte qu’ elles cherchent à définir ce qui ne peut l’être dans le sens souhaité, c’ est-à-dire sous la forme d’une définition ferme: « Aesthetic theory-all of if-is wrong in principle in thinking that a correct theory is possible because if radically misconstrues the logic of the concept of art. [. . .} Art, as the logic of the concept shows, has no set of necessary and sufficient properties, hence a theory of if is logically impossible and not merely factually difficult. Aesthetic theory tries ta define what cannat be defined in its requisite sense. ,,23 Comme le démontre cet extrait, la position de Weitz est une critique de la méthodologie traditionnelle. Or, elle amena également une nouvelle manière d’ envisager le problème définitionnel. En effet, au lieu de se demander « Qu’est-ce que l’art? », Weitz croyait qu’ il fallait plutôt se demander: « sous quel concept peut-on regrouper les oeuvres d’art? ».24 Il s’agit là de questions bien différentes.

Maurice Mandelbaum sur l’utilisation de la notion d’air de famille

Comme toute idée novatrice, la conception que Weitz a de l’art connut bien des objections. Une partie d’entre elles portent sur son application de la notion d’air de famille à l’art. Plus précisément, sa théorie, en proposant de distinguer l’art du non-art à l’aide de cette notion, serait trop inclusive. En effet, puisque tout objet présente des similitudes avec les objets qui sont déjà considérés de l’art, tout objet finirait, à force d’accumuler les nouveaux arts, par être déclaré de l’art. 29 La seule démarche possible pour les néo-wittgensteinien afin de freiner cette inclusion à l’infini serait de poser des similitudes nécessaires, autrement dit, des conditions. Or, une telle démarche reviendrait à poser une définition à l’art; ce qu’ils affirment être impossible. C’est là une critique similaire à l’objection de Maurice Mandelbaum. Mandelbaum reproche aux personnes comme Weitz d’avoir utilisé illicitement la notion d’air de famille. 30 Selon lui, cette notion ne peut fonctionner que s’il y a des conditions qui lient les objets entre eux. Par exemple, pour être de même famille, il importe que les personnes partagent inconditionnellement des traits génétiques entre eux. Paul a beau avoir les mêmes yeux, les mêmes cheveux et la même corpulence que Yvan, s’il ne partage pas de génétique avec ce dernier, on ne peut dire qu’ils sont de la même famille.

On ne pourrait parler que « d’airs de famille» dans un sens métaphorique. Autrement dit, une ressemblance n’est pas nécessairement un « air de famille ».  »You might have no diffieulty in seleeting, say, three of the photographs in whieh the subjeets were markedly round-headed, had a strongly prognathous profile, rather deepset eyes, and dark eurly hair. In sorne extended, rnetaphorical sense you might say that the similarities in their features constituted a family resemblance among them. The sense, however, would be metaphorical, since in the absence of a biological kinship of a certain degree of proximity we would be inclined to speak only of resemblances, and not of a family resemblance. What marks the difference between a literaI and a metaphorical sense of the notion of « family resernblances » is, therefore, the existence of a genetie eonneetion in the former ease and not in the latter. ,,31 Pour qu’un air de famille soit authentique, un élément que tous partagent (la génétique, par exemple) est donc nécessaire. C’est la même procédure qui doit s’appliquer à l’art: un objet qui présente des similitudes avec des oeuvres d’art n’est pas pour autant de l’art. Il faut que l’objet ait « plus» que des ressemblances avec les oeuvres d’art pour en obtenir le titre.

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Ce « plus» serait une connexion nécessaire entre les objets d’art; élément central de la notion d’air de famille qu’esquive complètement Weitz dans son application de la notion à l’art et qui, par son absence, est responsable de l’inclusion à l’infini à laquelle mène sa théorie. 32 Si l’ idée que l’art ne peut être défini a amené les philosophes à se questionner sur la ‘ nature de l’art, cette controverse entourant l’utilisation de la notion d’air de famille les a alertés sur une nouvelle possibilité; celle que les objets que l’on considère comme de l’art pourraient avoir en commun non seulement des propriétés manifestes, mais également des mécanismes plus discrets, non-manifeste telle la génétique. « Mandelbaum ‘s discussion of genuine family resemblances alerted philosophers to the possibility that the relevant common features for defining art might not be manifest at ail but rather underlying, non-manifest properties (in the way that it is genetic inheritance that makes for real family similarities and not just glancing ones). That is, just as genesis plays the crucial role in defining family membership, perhaps genesis is also the key to defining art. ,,33 °

Berys Gaut et l’art en tant que cluster concept

Aujourd’hui, les théories concernant la nature de l’art tout comme les tentatives de définition abondent. Ce qu’il faut retenir de notre présentation des idées de Weitz en 1.1. et sa critique en 1.2., c’est que l’apport de Berys Gaut est inséparable de ce contexte. En effet, la théorie de Gaut met l’accent sur l’idée que l’art est un cluster concept, une notion qui a aussi son origine chez Wittgenstein. Or, cette seconde forme de la notion d’air de famille semble résister aux critiques mentionnés précédemment. Tout d’abord, éliminons l’idée que Gaut cherche une définition ferme de l’art composée de conditions nécessaires. Tout comme Weitz, Gaut ne croit pas que l’art peut être défini de cette façon. En effet, il mise plutôt sur une défense du caractère disjonctif de l’art, caractère qui correspond à la forme logique d’un cluster concept. « A cluster account is true of a concept just in case there are properties whose instantiation by an object counts as a matter of conceptual necessity toward its falling under the concept …. How is the notion of their counting toward the application of a concept to be understood?

First, if ail the properties are instantiated, then the object falls under the concept; that is, they are jointly sufficient for the application of the concept. More strongly, the cluster account also claims that if fewer than ail the criteria are instantiated, this is sufficient for the application of the concept. Second, there are no properties that are individuaily necessary …. Third … there are disjunctively necessary conditions: that is, it must be true that some of the criteria apply if an object faUs under the concept. ,,34 Par l’art est un cluster concept, il faut entendre qu’au lieu de parler de conditions individuellement nécessaires pour définir l’art (comme le font les théories essentialistes), on parle plutôt de propriétés, de critères 35 qu’un objet doit posséder pour être rangé sous le concept « art » et ce, sans que tous les critères soient respectés. Ainsi, un objet qui respecterait tous les critères serait de l’art. Or, un objet qui respecterait certains critères sans tous les respecter pourrait également être rangé sous le concept. En effet, aucun des critères en question n’est individuellement nécessaire36: « In holding that ‘art’ is a cluster concept, 1 mean that there are multiple criteria for the application of the concept, none of which is a necessary condition for something ‘s being art. ,,37 C’est la nouveauté qu’apporte l’aspect disjonctif propre au cluster concept: un objet n’a plus besoin de posséder « toutes» les conditions requises par une définition. Le respect d’une variété de combinaison de critères est suffisant. Évidemment, un objet qui remplirait peu ou pas de critères ne serait pas considéré comme une oeuvre d’art.

Table des matières

INTRODUCTION AU MÉMOIRE
PROBLÉMATIQUE
CHAPITRE 1-QU’EST-CEQUEL’ART?
Introduction
1.1 Morris Weitz et la difficulté définitionnelle
1.2 Maurice Mandelbaum sur l ‘utilisation de la notion d’air defamille
1.3 Berys Gaut et l ‘art en tant que cluster concept
1.4 Quelques objections à cette conception de l’art
1.5 Pourquoi cette théorie est-elle la plus appropriée pour analyser le jeu vidéo?
Conclusion
CHAPITRE 2 – QU’EST-CE QU’UN JEU VIDÉO?
Introduction ..
2.1 L’évolution graphique
2.2 L’évolution narrative
2.3 L’évolution de l ‘interactivité
2.4 Vers une nouvelle définition dujeu vidéo
Conclusion
CHAPITRE 3 – LE JEU VIDÉO, UN MÉDIUM ARTISTIQUE?
Introduction
3.1 Modalités d’application de la théorie de Gau.
3.2 Quel jeu sera analysé? Pourquoi?
3.3 Présentation de BioShock
3.4 Analyse de BioShock
3.5 L’art de Rapture, un exemple des possibilités du médium
Conclusion
CONCLUSION DU MÉMOIRE
BIBLIOGRAPHIE
LUDOGRAPHIE

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