Morphosyntaxe et sémantique grammaticale du salar et du tibétain de l’Amdo

La région qui constitue le terrain de notre étude est située à l’extrême Nord-Est du plateau tibétain, dans la province traditionnellement appelée Amdo, en tibétain. Plus précisément, la zone que nous étudions se trouve à la limite des provinces contemporaines du Qinghai et du Gansu. Il s’agit de la région où s’est constitué le peuplement salar après son arrivée au 14ème siècle. Bien que le peuple salar se définisse par cette migration originelle (Goodman : 2005), dans sa monographie sur la phonologie de la langue salare, Dwyer (2007 : 14) écrit :

Aujourd’hui, être Salar ne signifie plus que l’on est un Turc centre-asiatique déplacé, mais plutôt que l’on est un membre particulier de la grande communauté musulmane de l’Amdo.

Nous verrons que l’intégration de cette population en Amdo n’est pas sans conséquences au point de vue linguistique. Dans un premier temps, cependant, nous nous intéresserons aux éléments historiques, puis sociologiques et géographiques de cette région, qui permettent de comprendre la manière dont les liens se sont établis au cours de l’histoire avec les communautés ethnolinguistiques environnantes et en particulier avec les populations tibétophones.

Peuplement de la région
La principale région salarophone est composée de deux districts, situés de part et d’autre des rives du Fleuve jaune, à la frontière avec la province du Gansu . Historiquement, cette région constitue une vaste zone frontalière entre les mondes chinois, turco-mongols et tibétains. Ainsi, dans son étude historique du corridor du Gansu, Stahlberg (1996 : 25) note : Le corridor du Gansu [est] une région périphérique aussi bien de la Chine, du Tibet et de la Mongolie, que des Etats d’Asie Centrale (par exemple, dans le bassin du Tarim) .

Point de rencontre entre plusieurs zones culturelles et linguistiques majeures d’Asie, la diversité que connait cette région est bien antérieure à l’implantation des premières populations salares. Stahlberg propose une synthèse précise de l’évolution de l’équilibre des populations sur une période historique allant des premiers siècles avant notre ère jusqu’à la période contemporaine. Cette auteure mentionne tout d’abord les populations indoeuropéennes, présentes dans les périodes historiques les plus anciennes : Les Indoeuropéens n’ont dû être présents dans le corridor qu’avant la conquête par la dynastie Han, en 121 avant notre ère. (Stahlberg 1996 : 81) .

Elle ajoute cependant que des contacts plus épisodiques avec des populations indoeuropéennes sont documentés plus tardivement : Les Rouran, Ruruan ou Ruanruan […], apparus dans le corridor entre la période Toba-Wei (5-6ème siècles) et 555 – lorsque leur royaume est détruit par les Tujue – et qui ont menés des raids dans le corridor, étaient probablement des Indoeuropéens Avars […]. Les Sogdiens, indo-aryens, mentionnés en Asie Centrale du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 7ème siècle de notre ère comme étant des commerçants, doivent avoir été présents dans les siècles les plus tardifs au moins à Dunhuang, et peut-être dans d’autres villes du corridor du Gansu. (Stahlberg 1996 : 82) .

Etant donné son caractère ancien et sa disparition à une période bien antérieure à l’apparition des Salars et des Tibétains, l’existence d’une strate de peuplement indo européen de la région n’est pas pertinente dans notre étude. Elle est cependant évoquée ici dans un souci d’exhaustivité et dans le but de montrer l’ancienneté de la diversité ethnolinguistique que connait cette région.

La présence de populations d’origine « altaïque », c’est-à-dire, selon la définition adoptée par Stahlberg (1996 : 82) ancêtres des populations turques, mongoles ou mandchou/toungouses, est attestée dès le 2ème siècle avant notre ère (voir aussi Golden 1998 : 17). Arrivés au 14ème siècle, les Salars forment donc un contingent tardif de ces groupes « altaïques ». Stahlberg (1996 : 83) note par exemple : Au cours de la période qui s’étend des Han jusqu’aux Sui [du 2ème siècle avant notre ère jusqu’au début du 7ème siècle], plusieurs états non-chinois, dont l’origine n’est pas connue, existent. On suppose cependant que la majorité de ces états ont été fondés par des populations altaïques, subissant une forte influence chinoise.

Stahlberg mentionne encore plusieurs afflux de populations turciques : les Tujue, c’est-àdire l’empire Göktürk, dont le territoire, à partir de la fin du 6ème siècle, s’étend jusqu’à la zone du Gansu . Puis, « les Huihe (turciques), également appelés Huihu plus tardivement apparaissent à la fin de l’époque Tang dans le corridor. Les Huihe sont considérés comme les descendants des Xiongnu » (Stahlberg 1996 : 84). On note ainsi que plusieurs vagues de populations turciques ont précédé les Salars dans la région.

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Quant aux populations mongoliques, elles sont également attestées de longue date, mais leur présence s’intensifie peu avant l’implantation salare : Des ethnies mongoles, ou sous protectorat mongol ont immigré dans le corridor dès avant l’époque Yuan (de 1260 ou 1280 à 1368), et plus particulièrement à partir de cette période. Ensuite, les « Mongols occidentaux » (Oirats) ont emprunté ce chemin pour l’envoi de tribut. Les Mongols venus dans le corridor pendant l’époque Ming étaient, selon toute probabilité, originaires principalement des régions situées actuellement en Mongolie occidentale et centrale. (Stahlberg 1996 : 85) .

Concernant les populations tibéto-birmanes, Stahlberg observe que leur présence est également antérieure à celle des Tibétains proprement dits : Les Rong et les Qiang anciens (y compris les Qiang orientaux (Xi)), qui vivaient dans le corridor de longue date, depuis la conquête Han en 121 avant notre ère jusqu’aux Tang (618 907), avaient une influence politique. Ils sont considérés comme des proto-Tibétains, même si une partie d’entre eux employaient des langues turciques. […] Les Tufan (Tibétains) sont présents dès les premiers temps de la dynastie Tang (7ème-8ème siècle) […], et sont identifiés comme des Tibétains venus du Tibet proprement-dit. (Stahlberg 1996 : 85-86) .

Table des matières

INTRODUCTION
1 La région de l’Amdo oriental
1.1 L’aire Gansu-Qinghai
1.1.1 Peuplement de la région
1.1.2 Eléments d’histoire sociale
1.2 Les régions salarophones
1.2.1 Zones de peuplement salar
1.2.2 Distributions des populations tibétophones et salarophones
1.2.3 Variétés dialectales
1.3 Éléments historiques et situation sociolinguistique
1.3.1 Apparition des Salars en Amdo
1.3.2 Relations entre Salars et Tibétains
1.3.3 Plurilinguisme
1.4 Vitalité linguistique
1.4.1 Nombre de locuteurs et transmission de la langue
1.4.2 Evolution des domaines d’emploi de la langue
1.4.3 Attitudes du gouvernement et des locuteurs
Fig. 1.1 Affichage sur le mur extérieur de l’école du village de Nyinpa
Fig. 1.2 Affiche d’une association de la protection de la langue maternelle
Fig. 1.3 Affiche dans un restaurant à Xining, hiver 2012
Fig. 1.4 Manuel de correspondance par textos
1.4.4 Documentation
1.4.5 Comparaison du niveau de vitalité du salar et du tibétain
Tableau 1.4 niveau de vitalité du salar et du tibétain
1.5 Conclusions et résumé
2 Contact de langues et changement linguistique
2.1 Aires linguistiques
2.1.1 Critères définitoires
Tableau 2.1 traits aréaux caractéristiques de l’aire Amdo
2.1.2 Limites de la notion d’aire linguistique
2.2 Situations sociolinguistiques et convergence linguistique
2.2.1 Niveau de bilinguisme
2.2.2 Domination sociolinguistique
Tableau 2.3 Contact de langue équilibré et de substitution : une comparaison
2.2.3 Rôle des locuteurs dans le changement linguistique
2.3 Convergence et diffusion au sein d’une aire linguistique
2.3.1 Convergence linguistique
Tableau 2.4 Processus de convergence aréale selon Janhunen (2007)
2.3.2 Langues « modèles » et langues « répliques »
2.3.3 Modélisation des processus de convergence
Fig. 2.1. Modèles de transfert dans les aires de grammaticalisation
Fig. 2.2. Langues modèles multiples
2.4 Conclusions et résumé
3 Mécanismes de diffusion des traits linguistiques
3.1 Facteurs internes et externes de changement linguistique
3.1.1 Distinction entre les deux types de facteurs
3.1.2 Absence d’opposition stricte entre ces deux facteurs
3.1.3 Motivation à l’origine des phénomènes de copie et de convergence
3.2 Emprunt et copie
3.2.1 Copie globale et copie partielle
Fig. 3.1. Éléments pouvant faire l’objet d’une copie linguistique
3.2.2 Intégration des copies dans la « langue réplique »
3.3 Facteurs linguistiques facilitant le transfert
3.3.1 Hiérarchies « d’empruntabilité » des éléments linguistiques
Tableau 3.1 Éléments hérités vs. acquis par contact
Tableau 3.2 Prédisposition au transfert par copie
Tableau 3.3 Exemples de copies phonologico-sémantiques de verbes tibétains en salar
3.3.2 Transparence des catégories
3.3.3 Degré de proximité des langues en contact
3.4 Conclusions et résumé
CONCLUSION

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