Mondialisation et Mondialité

Mondialisation et Mondialité

Le contexte spatio-temporel, dans lequel évolue et se développe la scène contemporaine en Europe, entraîne une évolution dans le cadre des représentations que l’on se fait de l’autre mais aussi de soi. Les représentations et les écritures du corps se retrouvent dans le cadre mouvant de cet entre-deux. Ce dernier aspect, qui occupe la scène et le déploiement de l’imaginaire des artistes, fluctue également au niveau des esthétiques et des langages utilisés sur le plateau. Les frontières, là-aussi, sont devenues poreuses et mobiles. Les limites du cadre traditionnel de la représentation se dématérialisent et engendrent des rencontres, des superpositions et des entremêlement. C’est en ce sens que nous pensons essentiel de mettre en rapport ces phénomènes avec celui de la Mondialité66 conceptualisé par Glissant, dans son approche esthétique et éthique. Avant que de développer la Mondialité conceptualisée par Glissant, il nous semble important de revenir sur le terme de Mondialisation et ce qu’il renferme en terme de processus. Nous le comparerons ensuite avec le processus de la Mondialité, développant ainsi ce que nous avons déjà rapidement abordé en introduction. Depuis le début des années 1990, le terme de Mondialisation désigne avant tout une nouvelle étape dans l’inclusion planétaire de phénomènes à la fois économiques, financiers, écologiques et culturels. Cependant, en nous appuyant sur les travaux de la géographe Géraldine Djament-Tran, il nous paraît judicieux de prendre une perspective historique afin de rappeler que, autour de la Méditerranée et dès l’Empire romain, une première mondialisation s’organisait déjà comme un véritable laboratoire d’une protomondialisation67. Il faudra ensuite attendre le XVe siècle pour que se mette en place une connexion entre différentes sociétés, notamment les pays de l’Ancien Monde (l’Europe) et le Nouveau Monde (les Amériques) qui allait produire, dans un entrelacs de rencontres, relations, massacres et destructions, des processus d’hybridation et de métissage culturels. La question du métissage mérite que l’on s’y arrête un instant afin d’expliciter la façon dont nous pensons ce terme. En effet, ce concept est utilisé différemment selon les époques et les points de vue. Afin de rallier la pensée de Glissant à la notre, nous passerons d’abord par la présentation du point de vue de l’anthropologue François Laplantine. Ce dernier donne l’esquisse d’une pensée du métissage comme «une succession de rapports historiques (précaires) liés à des mouvements rythmiques qui ne cessent de se transformer.»68 Il rajoute que pour lui la pensée du métissage «voudrait être une invitation à une vision plurielle du monde appelant la variation des perspectives, des lectures et des écritures.»69 Concernant le point de vue de Glissant, celui-ci définirait plutôt cette vision plurielle du monde comme un processus de «créolisation», précisant par là des variantes d’avec le métissage. « Si nous posons le métissage comme en général une rencontre et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisation diffracte, quand certains modes de métissage peuvent concentrer une fois encore.»70 Cette précision dans la pensée de Glissant nous semble cruciale pour le développement de notre recherche. En effet, nous remarquerons plus loin que les artistes de notre corpus s’engagent effectivement dans un processus de créolisation au sein de leurs œuvres (cf : Troisième partie, I. Une pensée du déplacement). Ils appellent ainsi dans leur création à une démultiplication dans l’utilisation d’éléments esthétiques, culturels et catégoriels et produisent ainsi des résultantes imprévisibles qui empêchent de les assigner dans un espace particulier, si ce n’est l’espace mobile du déplacement. Mais reprenons le fil du processus de la Mondialisation à l’œuvre dans les Amériques, là où nous l’avions laissé, par le biais des travaux de Djament-Tran. Par la suite donc, ce processus va se centrer sur l’Atlantique – notamment avec la Traite des esclaves venus du continent africain – pour culminer au XIXe siècle avec la naissance d’un espace mondialisé des échanges, dans ce que nous pourrions nommer la grande période coloniale. L’ouverture de nouvelles routes maritimes (notamment le canal de Suez et celui du Panama), l’augmentation des flottes marchandes dans les pays européens et américains, ainsi que l’extension du chemin de fer multiplient les échanges. Cette multiplication des échanges contribue à déplacer des millions de femmes et d’hommes dans le monde, notamment au sein des empires coloniaux. A partir de là, dans un processus fait de ruptures (notamment durant la Deuxième Guerre Mondiale et la Guerre Froide) mais évoluant constamment, la mondialisation s’est mise en place. Selon l’OCDE71, la mondialisation actuelle s’est déroulée ainsi selon au moins trois étapes majeures: après l’internationalisation (le développement des flux d’exportation) et la trans-nationalisation (l’essor des flux d’investissement et des implantations à l’étranger), s’est développée la mise en place de réseaux mondiaux de production et d’information, notamment via les NTIC (nouvelles technologies d’information et de communication). Cette dernière étape de la mondialisation, que l’on appelle aussi globalisation (traduction de l’anglais globalization), aurait ainsi produit l’émergence d’une culture du réseau et de la ramification, entrant en conflit avec l’idée de territoire et de racine qui avait prévalu jusqu’alors. C’est cette nouvelle pensée du réseau qui va pouvoir nous aider à entrer dans la pensée glissantienne de la Mondialité. Glissant a reformulé cette pensée de la ramification en utilisant le concept de rhizome, dans une alliance conceptuelle avec Deleuze et Guattari72, pour incarner cette pensée du réseau qu’il oppose à la pensée de la racine unique. Deleuze et Guattari : « Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, […] sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états »

Mondialité et Interculturel: une divergence fondamentale

Lorsque nous parlons de métissage, de créolisation, d’hybridation, d’entremêlement des cultures, arrive rapidement le terme d’interculturel. Mais les œuvres (et les artistes qui les créent) lorsqu’elles s’inscrivent dans une pensée de la Mondialité et de la Relation, ne relèvent pas de l’inter- mais plutôt du trans-, comme nous venons de le définir et comme nous l’illustrerons tout au long de cette recherche. Se pose donc la question, à ce stade, de saisir en quoi les œuvres et processus de création inscrits dans une pensée de la Mondialité se différencieraient-ils de la scène dite interculturelle ? Et surtout pourquoi ces différences seraient-elles importantes pour saisir les enjeux des processus de création ? 

En nous appuyant sur les sources données par Pavis, nous remarquons qu’en France, la scène interculturelle prend ses racines dans la rencontre entre les arts et les lettres entre le 18ème et le 19ème siècles. L’idée d’interculturalité, fort liée à la notion d’exotisme, s’intensifie ensuite dans les années 1920 et 1930, notamment via les théories théâtrales de Antonin Artaud, ou via les essais et récits de voyage de Pierre Loti ou encore Victor Segalen. L’idée d’interculturalité perdure jusqu’à l’époque contemporaine, avec un fort regain dans les années 1970 où naîtra le terme à proprement dit. La notion d’exotisme qui y est reliée nous semble essentielle à décrypter à ce stade. Nous ferons ainsi un lien entre exotisme et interculturalité, exotisme et Mondialité pour ensuite saisir de quelles manières ces deux notions, pourtant reliées a priori à l’idée d’exotisme, nous semblent si divergentes. 

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De l’exotisme 

Le terme exotique vient du grec exôticos qui signifie ce qui est étranger ou extérieur au sujet. D’après l’historienne Anaïs Fléchet79, l’adjectif « exotique » émerge à l’époque des grandes découvertes, notamment celle du continent américain au XVIème siècle. On en voit les premiers exemples dans le Quart Livre (1552) de Rabelais, qui joint l’emploi du terme « exotique » au terme de « pérégrin », soulignant de la sorte la pratique du voyage, du mouvement et du déplacement. Cet adjectif qualifiera peu à peu, outre des productions d’objets, des terres, des villes ou des mondes lointains, mais aussi des représentations que l’on se fait de l’Autre. Selon Fléchet, il faudra attendre le XIXème siècle pour que l’adjectif devienne substantif sous le terme d’« exotisme ». Tout au long du XXème siècle, ce terme aura des connotations tour à tour positives ou négatives. Nous nous attacherons, de notre côté, à la notion d’exotisme valorisée en littérature par Victor Segalen dans son livre posthume Essai sur l’exotisme80, que Glissant cite à plusieurs reprises dans son œuvre. Au cours de ses nombreux voyages en Asie, Segalen s’est interrogé sur l’exotisme. A l’époque (dans les années 1920) le contexte colonial et les échanges accrus qui en découlaient, notamment ceux d’ordre économique et marchand, engendraient une diminution notable des distances, et par là, un désir d’expliquer, de simplifier et de rendre transparentes des cultures qui jusque là étaient demeuraient opaques et mystérieuses. Segalen déplorait cet état de fait. Sa réflexion poussait ainsi à interroger les images de l’autre, les stéréotypes et les normes qui y présidaient, tout en valorisant la figure de l’exote, cet errant qui traversait des mondes exotiques en étant transformé par ce qui le traversait à son tour. Segalen valorisait de la sorte « une esthétique du Divers » 81 que Glissant reprendrait plus tard pour développer son concept de Mondialité et sa Poétique de la Relation. L’exotisme amenait ainsi une réflexion sur la question des frontières culturelles, sur le désir des confins, en dessinant les contours d’une histoire du voyage et, par ce biais, du corps qui se déplaçait et des nouvelles représentations que cela allait produire. Cependant, Tzvetan Todorov, dans son essai Nous et les autres82 , note que la notion même d’exotisme est constituée d’un véritable paradoxe. En effet, à la suite de Todorov, nous remarquons que les « meilleurs candidats » au rôle d’idéal exotique sont les populations ou les cultures les plus éloignées ou les plus ignorées des nôtres. De ce constat surgissent au moins deux questions : La méconnaissance des autres et l’incapacité à les voir tels qu’ils sont, seraient-elles synonymes de valorisation ? Et par ailleurs, ne serait-ce pas ambigu de louer l’autre simplement parce-qu’il est différent de soi ? Todorov y voit ainsi un paradoxe dans lequel la connaissance de l’autre (qui devient ainsi proche de soi) est incompatible avec l’exotisme, et sa méconnaissance (qui induit le mystère et la distance dans lesquels peut croître l’exotisme) est inconciliable avec l’éloge que l’on pourrait faire de l’autre. Pourtant c’est, selon Todorov, ce que l’exotisme, via Segalen notamment, voudrait être : un éloge dans la méconnaissance. Dans cette recherche, nous verrons comment Glissant reprend cette vision paradoxale segalienne et la traduit dans l’espace de la Mondialité et dans celle de la Relation. 

Objectifs et processus divergents

Après ce bref aperçu de l’évolution de la notion d’exotisme, et de ce que cela a produit en terme de faits culturels, il s’agit de revenir à la question initiale qui est de comprendre pourquoi la vision exotique de l’autre puis l’attrait pour l’exotisme dans la production de biens culturels et artistiques, s’est soit transformée en faits interculturels, soit s’est inscrite dans une pensée de la Mondialité, relevant de faits transculturels. Selon nous, ces divergences sont à observer au travers de deux points 53 déterminants qui en s’entremêlant créés une divergence fondamentale. Il est nécessaire d’abord d’observer la vitesse accrue des échanges qui emmêle, de façon chaque fois plus imbriquée, les éléments culturels qui se maintenaient auparavant relativement différenciés. La distinction entre éléments culturels différenciés comme système qui pouvait permettre de définir l’interculturel, devient donc de plus en plus complexe. Le deuxième point déterminant, à mettre en relation avec le premier énoncé, est marquée par le fait que la pensée de l’Interculturel défendrait plutôt une authenticité des cultures, une source, alors que la pensée de la Mondialité souhaite s’éloigner de toute recherche d’origine. Cet aspect nous semble essentiel pour comprendre la Mondialité. Nous y reviendrons, par ailleurs, dans la Troisième partie (cf : I., 1., 1.3, Radicants et nomades : voyages et traductions). Les scènes inscrites dans les processus de la Mondialité iraient ainsi vers une hybridation et une créolisation d’éléments culturels. Dans ce processus, il n’y a donc pas de retour aux origines, ni de recherche de pureté, de racine, mais un renvoi perpétuel à une hybridation des genres ou des pratiques. Se joue ainsi une accumulation d’éléments culturels et esthétiques sans hiérarchie de valeur, rendant multiples les signes et les récits. Nous l’avions remarqué plus haut avec l’énonciation des concepts de rhizome chez Deleuze et Guattari puis chez Glissant. A contrario, les scènes interculturelles opposeraient ou composeraient avec au moins deux cultures afin de les mettre en lien. Elles ne chercheraient pas ainsi à traduire en brouillant les frontières, elles rechercheraient le dialogue. Elles se construisent ainsi dans une structure dialogique, de soi vers l’autre, en maintenant la source, l’origine de chaque interlocuteur, inscrit dans sa culture. Les scènes inscrites dans une pensée de la Mondialité produiraient, elles, plutôt une traduction composée de plusieurs apports (culturels, artistiques, langagiers) et créeraient de la sorte de nouvelles écritures, de nouvelles esthétiques qui n’auraient pas de source unique mais une ramification de sources. Par ces illustrations, nous comprenons que le processus n’est pas le même et ne vise pas les mêmes objectifs. D’un côté l’inter-, vise le dialogue des cultures dans des rapports plus ou moins hiérarchisées ou valorisées, de l’autre le trans- vise la transformation, la traduction, dans une absence de hiérarchie, disparue par le fait même 54 de traduire plusieurs données, influences culturels ou artistiques, leur enlevant toute racine (source) première. Nous reviendrons sur le concept de Mondialité que nous développerons au sein de la Troisième partie de la recherche en créant une mise en réseau avec d’autres concepts, d’autres apports théoriques et des illustrations scéniques des œuvres de notre corpus.

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