La transposition aux animaux de la définition de la douleur et des concepts associés
La complexité de la sensation douloureuse chez le sujet humain peut s’analyser selon trois grandes composantes : sensorielle, émotionnelle et cognitive (cf Paragraphe 3.2. et Figure 2). A partir de ces données il est possible de cerner le phénomène douloureux chez les espèces animales élevées par l’homme.
La transposition de la composante sensori-discriminative à certaines espèces animales ne semble pas poser de problème particulier car de nombreuses opérations d’analyse sensorielle sont partagées avec l’homme (localisation corporelle, intensité, durée, mémorisation contextuelle…). La transposition des concepts liés aux composantes émotionnelle, cognitive et comportementale n’est sans doute pas aussi. Encore aujourd’hui, les équivalents adaptés à la diversité des espèces animales n’ont pas encore été pleinement développés.
La douleur pour les animaux
Les termes même de la définition de la douleur par l’IASP, par exemple « désagréable », « émotion », « décrite en termes évoquant », ne sont pas applicables aux animaux qui, ne pouvant communiquer verbalement, sont dans l’incapacité de faire part par le langage à un « récepteur humain » des caractéristiques de leur expérience sensorielle.
C’est ainsi que la définition de l’IASP a été modifiée dans une formulation plus adaptée aux animaux : « la douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle aversive, représentée par la ‘conscience’ que l’animal a de la rupture ou de la menace de rupture de l’intégrité de ses tissus » (Molony & Kent, 1997).
Chez l’homme comme chez de nombreux animaux, essentiellement vertébrés, l’expérience sensorielle douloureuse déclenche (Molony & Kent, 1997; Zimmerman, 1986) :
– des réactions motrices de protection (i.e. retrait d’un membre) ;
– des réponses neuro-végétatives (i.e. accélération du rythme cardiaque, augmentation de la pression artérielle, vasoconstriction périphérique, modification transitoire du rythme respiratoire,…);
– des réponses d’évitement apprises (i.e. aversion durable vis-à-vis d’un congénère, d’un prédateur ou d’un lieu associé à l’expérience aversive, typologie comportementale modifiée : animal craintif, diminution de l’exploration d’un lieu nouveau,…).
Les connaissances concernant les mécanismes génériques de la douleur proviennent essentiellement d’études réalisées sur des modèles mammaliens (rongeurs, primates). Elles sont pour la plupart déjà décrites et relativement bien identifiées chez les animaux de ferme, pour l’essentiel également des mammifères. C’est l’extension de ces connaissances aux vertébrés non mammaliens (oiseaux, poissons) et à fortiori aux non vertébrés, qui s’avère délicate à réaliser, et qui sera traitée dans ce chapitre sous l’angle de la phylogénèse et de l’ontogénèse.
Dès 1979, les neurophysiologistes reconnaissaient que la douleur possède des attributs qui en font une modalité sensorielle particulière. Ainsi, le neurobiologiste Patrick D. Wall écrivait dans son ouvrage « De la relation entre blessure et douleur » (“On the Relation of Injury to Pain”) (Wall, 1979) :
• Pain is better classified as an awareness of a need-state rather than as a sensation (la douleur est mieux caractérisée comme un état d’attention à un besoin plutôt qu’une sensation) ;
ESCo Douleurs animales – Chapitre 2 – version 2 – 15/03/2010 107
• It has more in common with the phenomena of hunger and thirst than it has with seeing or hearing (elle a plus en commun avec le phénomène de faim ou de soif qu’avec la vision ou l’audition) ;
• It serves more to promote healing than to avoid injury (sa fonction consiste plus à promouvoir la cicatrisation que d’éviter des blessures ultérieures) ;
• The period after injury is divided into the immediate, acute and chronic stages. In each stage it is shown that pain has only a weak connection to injury, but a strong connection to the body state.(la période de temps après une blessure se divise en un état immédiat, aigü et chronique. Pour chacun de ces stades il est établi que la douleur a seulement des rapports ténus avec la blessure, mais possède d’étroites relations avec l’état général du corps).
L’auteur insiste ici sur la notion selon laquelle la douleur diffère des autres modalités sensorielles en ce sens qu’elle avertit ou alerte avant tout sur un certain état du corps (une « auscultation »), et qu’elle s’accompagne donc nécessairement d’un « besoin », celui qui va permettre ou tendre d’assurer une forme de protection et de récupération.
La santé et la souffrance pour les animaux
Si l’on cherche à étendre les définitions de la santé à l’animal, on constate qu’à l’instar de la règle dite des « five freedoms » (Brambell, 1965), improprement traduite par « cinq libertés » (il serait préférable d’en rendre le sens par les « cinq principes » à respecter pour l’atteindre : l’absence de faim et de soif ; le confort physique ; la bonne santé et l’absence de blessure ou de douleur ; la possibilité d’exprimer le comportement normal de l’espèce.
En effet l’évolution des mentalités et des législations qui aboutit à la notion contemporaine de « bien-être animal » présente des analogies avec le processus qui a abouti à définir la santé pour l’homme ; comme si les concepts développés pour l’homme avaient ensuite été transposés aux animaux (voir également paragraphe 2.3.4).
Il est frappant de constater que les mêmes termes ont pu être employés lorsqu’il s’agit de la question du « bien-être des animaux », générant ainsi des situations dans lesquelles les débateurs se retrouvent comme « enfermés » par des mots utilisés le plus souvent dans leur sens courant car les mécanismes impliqués peuvent être de complexités différentes, selon que le discours concerne en première intention l’homme ou les animaux, ou que l’approche est celle d’un utilisateur ou d’un « défenseur » des animaux (Burgat, 1997; Fraser, 2008; Rollin, 1998; Vilmer, 2008).
Cette section met ainsi l’accent sur les liens entre douleur et souffrance, en effet :
i) de nombreux auteurs utilisent les deux termes de manière interchangeable, y compris dans des ouvrages dont le but est de traiter spécifiquement de la souffrance des animaux ; c’est le cas du spécialiste américain d’éthique animale, B. Rollin dans son livre « The Unheeded cry » (Des pleurs non entendues), dont le sous titre est « conscience animale, douleur animale et science » (Rollin, 1998),
ii ) les préoccupations concernant la question de savoir si la douleur est déclenchée ou non par une pratique donnée dominent les discussions relatives au bien être animal ; ces questions s’appliquant tout aussi bien au cas de l’élevage qu’à celui de l’expérimentation animale. Cependant, hormis des philosophes comme P. Ricœur (1994) qui s’est avant tout attaché à l’homme, assez peu d’auteurs venus des disciplines scientifiques se sont intéressés à la condition des animaux d’élevage tout en s’efforçant de cerner les différences pratiques entre douleur et souffrance (Fraser, 2008; Harrison, 1964).
Ceci souligne combien le sens des mots utilisés pour décrire ces deux ordres de sensations peut amener à des contresens si l’on ne prend pas précisément en compte le contexte dans lequel ils peuvent être utilisés.
S’inscrivant dans une perspective évolutionniste, G. Aitken (2008) a développé un argumentaire destiné à différencier douleur et souffrance. Après d’autres auteurs, Aitken constate que la souffrance est toujours associée à des états émotionnels hautement déplaisants (Broom & Johnston, 1993; Dawkins, 1990; de Grazia, 1996), mais que cela ne renseigne pas sur la nature précise de la relation entre la globalité du vécu de souffrance et les sensations associées. En fait, les sensations et les émotions associées résultent d’une interprétation de la situation (Dantzer, 2002a; Dantzer, 2002b; Désiré et al., 2002; Scherer, 2001). Cette évaluation est fonction des capacités d’analyse et diffère en fonction du niveau de complexité du système nerveux de l’individu (la dimension phylogénétique) et de l’individu particulier qui perçoit la situation (la dimension individuelle résultant de l’humeur, du tempérament, des expériences sensorielles et des apprentissages antérieurs). Aussi le paramètre central qui détermine s’il y a souffrance ou non est lié à l’interprétation active d’une situation donnée, globalement vécue au présent (Mendl & Paul, 2008) . Dans une perspective appliquée à l’homme, un tel énoncé peut être traduit par « ce que le sujet fait de cette situation là, s’il peut l’inscrire ou non dans une perspective d’action ayant un sens… » ; cette conception rejoint indirectement celle de la souffrance décrite par Ricoeur. Ayant posé comme préliminaire que pour un être humain, souffrir correspond au constat impuissant que « sa propre vie va mal », Aitken oriente le questionnement dans une perspective plus phylogénétique qui consiste à savoir si certaines espèces animales peuvent « faire l’expérience d’une vie qui va mal, instaurant un vécu global à tonalité dépressive avec la signification que l’axe central de vie est contrarié (thwarted) ». L’auteur répond que certaines espèces peuvent effectivement vivre une telle expérience ; il ajoute que le scepticisme vis-à-vis de la capacité de ces espèces à effectuer un tel constat tient à notre propre difficulté à identifier « ce qui importe fondamentalement à un animal », à décrire comment ils ressentent l’équivalent d’une « attente », d’une « crainte », plus qu’à une limitation d’élaboration de leurs systèmes nerveux. Ainsi, s’interroger sur la capacité des animaux à ressentir des émotions relevant d’une « souffrance » serait déplacé car propice à dresser d’inutiles obstacles vers la compréhension ce que peuvent être leurs représentations. Partant d’observations comportementales, il serait plus fructueux de prendre en compte ce qu’un animal donné est à même de ressentir, de tenter d’évaluer si son « projet d’expression comportementale primordiale est contrarié » en sachant que cela « lui importe ».
Ainsi la notion de « souffrance » prendrait un sens plus pertinent face à l’élaboration de conduites d’élevages plus respectueuses des besoins de l’animal. La souffrance, définie comme la perte de toute possibilité d’expression d’un projet comportemental primordial serait la conséquence d’une incapacité « à composer, à s’adapter, à faire avec » une situation imposée durablement ; ce type de situation peut également être décrit en termes de stress.
Aitken conclut son raisonnement sur des perspectives appliquées à la question du bien-être des animaux détenus par l’homme. Afin d’éviter leur souffrance, l’homme doit s’assurer que les animaux restent en lien avec leur « projet primordial » et « l’intention de l’exprimer ». Mais en captivité les comportements de survie ont perdu leur utilité, et lorsque le stimulus déclencheur d’une séquence motrice est absent, le comportement correspondant ne s’exprimera pas et il sera impossible de déterminer si cette absence est plus liée au stimulus déclencheur qu’à la perte d’importance du comportement lui même. Il est donc important de concevoir l’environnement des animaux de manière à favoriser l’expression du mode de vie propre à une espèce, et ceci implique d’apporter les stimulations qui ont pu modeler l’évolution comportementale d’une espèce et de connaître son histoire évolutive. Cette démarche, intéressante au plan de théorique, est parallèle à celle de l’éthologiste M. Dawkins qui propose une attitude très pragmatique pour développer les bases d’une « science de la souffrance animale » (Dawkins, 2008). Sa démarche, très comportementaliste, implique d’observer « ce que les animaux préfèrent », donc d’identifier les renforcements positifs ou négatifs associés à des situations précises, sans pour autant devoir connaître la tonalité des états émotionnels ni découvrir quelle forme d’expérience consciente accompagne ces émotions. Il semblerait plus efficace de déterminer si les conditions de vie d’un animal i) lui permettent d’améliorer sa santé et ii) lui apportent ce qu’il recherche au plan comportemental. Ce positionnement zoocentré ne prend pas en compte toutes les contraintes inhérentes à l’élevage et, tout comme pour Aitken, évacue le questionnement relatif aux capacités cognitives d’une espèce donnée.
Il reste que indépendamment du point de vue anthropo – ou zoo- centré, des recouvrements possibles existent indiscutablement entre la douleur, considérée comme une atteinte exclusivement physique ou fonctionnelle, et la souffrance, appréhendée exclusivement dans la dimension d’atteinte d’un « projet central de vie » et qui relèverait exclusivement du domaine émotionnel. Les superpositions de sens existantes sont telles qu’il importe toujours de préciser le sens et le contexte dans lequel ces deux termes sont utilisés.
La composante émotionnelle de la douleur chez les animaux
La douleur combine à la fois l’expérience d’une sensation physique et l’expérience d’une émotion désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle. Cette double expérience associée à la douleur est nécessaire à l’équilibre homéostatique et à la survie de l’individu. La douleur permet en effet à l’individu de percevoir un danger et de l’inciter à le fuir ou à l’éviter. Ainsi Fiorito (1986) énonce : « lorsqu’elle est abordée sur un mode opérationnel, la douleur chez un animal peut être considérée comme la réponse physiologique induite par toute stimulation qui serait perçue comme douloureuse par un humain et qui aurait pour conséquence de déclencher une réaction de protection destinée à éviter le stimulus nociceptif; c’est ainsi que la douleur peut être testée chez des animaux non humains ». En 2003, A.D. Craig a proposé de considérer la douleur comme une « émotion homéostatique », qui relève de la régulation des grandes fonctions comme la faim et la soif (Craig, 2003b). Les techniques d’imagerie fonctionnelle cérébrale chez l’homme et l’analyse de situations cliniques consécutives à des lésions cérébrales s’avèrent précieuses pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’intégration émotionnelle de l’expérience douloureuse. Elles révèlent des réseaux neuronaux qui ne sont pas seulement impliqués dans le traitement de stimuli nociceptifs mais plus généralement qui participent à la détection et à la réaction attentionnelle aux stimuli saillants négatifs. Chez l’homme, ces processus attentionnels sont à la base du vécu émotionnel (Danziger, 2006). Chez l’animal, plusieurs études montrent que la dimension émotionnelle de la douleur corporelle se définit par un substrat anatomique et fonctionnel commun à l’état affectif de détresse lié à la séparation. Le fait qu’une faible dose de morphine réduise nettement les vocalisations des nouveaux-nés séparés de leur mère suggère que la détresse de séparation et la douleur corporelle dépendent de mécanismes neurochimiques similaires (Panksepp, 2003). Selon cet auteur (Panksepp, 1998), le système d’attachement social des mammifères se serait ainsi greffé au cours de l’évolution sur le réseau neuronal de la douleur corporelle. En plus de contribuer à la survie de l’individu, l’expression de la douleur procurerait ainsi un autre avantage adaptatif : elle jouerait le rôle d’un signal social qui peut, dans certains contextes, et selon les relations interpersonnelles, motiver des comportements sociaux, favorisant ainsi la survie de l’espèce.
L’existence chez les animaux d’une composante émotionnelle de la douleur n’est cependant pas communément acceptée. Pour plusieurs auteurs, à l’instar de Bateson (1991), « les critères permettant de statuer sur le fait qu’un humain éprouve de la douleur peuvent être généralisés avec un degré certain de validité aux autres animaux ». Par contre, d’autres auteurs considèrent que l’existence d’états mentaux ne peut pas être démontrée chez les animaux car aucun lien ne peut être clairement établi entre leurs réponses et un éventuel état émotionnel (Volpato et al., 2007). Néanmoins, de plus en plus de travaux tendent à montrer que la composante émotionnelle n’est pas l’apanage de l’espèce humaine, notamment dans le cas de la perception d’une douleur corporelle. Le système cortico-limbique et son rôle dans la perception de la douleur et les réactions émotionnelles aux événements nociceptifs offrent de nombreux arguments anatomo-fonctionnels pour revendiquer l’existence d’expériences émotionnelles dans le cas de douleur corporelle chez les animaux infra-humains (Le Doux, 1995). En outre, le rapprochement avec la dimension sociale qui est à l’origine du succès de leur domestication (Boissy et al., 2001) et le lien étroit existant ainsi entre douleur et attachement social (Panksepp, 2003) renforcent l’intérêt de prendre en compte la dimension émotionnelle dans l’étude de la douleur chez les animaux d’élevage. Il devient donc indispensable de mieux comprendre la nature même des émotions que l’animal peut ressentir.
S’il est habituel d’obtenir des rapports verbaux chez l’homme traduisant les émotions ressenties, les animaux sont démunis de langage verbal. Seules les modifications comportementales et physiologiques permettent d’inférer l’état émotionnel. Ces modifications ne permettent néanmoins pas de conclure sur la nature même des émotions que ressentent les animaux (Dantzer, 2002b; Désiré et al., 2002). Afin de faciliter l’étude objective des émotions chez les animaux, un cadre conceptuel a été élaboré à partir des théories de l’évaluation développées chez l’homme en psychologie cognitive. Selon ces théories, l’émotion ressentie par l’individu est déterminée par la manière dont il évalue la situation, et cette évaluation est basée sur un nombre limité de caractéristiques visant à apprécier à la fois les caractéristiques de la situation au regard du bien-être de l’individu et les moyens dont ce dernier dispose pour contrôler la situation (Scherer, 1999). Une approche expérimentale a été réalisée chez les ovins (Boissy et al., 2007b) . Elle consiste : i) à identifier les caractéristiques élémentaires d’évaluation accessibles aux agneaux, et ii) à explorer leur répertoire émotionnel à partir de certaines combinaisons entre ces caractéristiques. La première étape montre sans ambiguïté que les moutons évaluent bien leur environnement selon son caractère soudain, familier et prévisible (Greiveldinger et al., 2007). Par exemple, la présentation soudaine d’un objet déclenche un sursaut associé à une tachycardie, et l’introduction d’un objet non-familier se traduit par une orientation de la tête et des oreilles de l’animal vers cet objet, et également par une augmentation de la variabilité de la fréquence cardiaque (Désiré et al., 2004) . En plus des caractéristiques intrinsèques de l’environnement, les moutons sont également capables d’apprécier l’écart de correspondance entre leurs propres attentes et l’événement déclenchant : un contraste négatif entre la situation et les attentes de l’agneau se traduit par un ralentissement des déplacements et une bradycardie. En outre, l’absence ou la perte d’un contrôle préalablement acquis pour obtenir une récompense entraîne des réponses émotionnelles (Greiveldinger et al., 2009). L’amorce de la seconde étape de cette approche montre que la combinaison entre soudaineté et absence de familiarité a un effet synergique sur les réponses émotionnelles des moutons : la tachycardie liée à la soudaineté est accentuée si l’objet est inconnu ; de même, la posture d’orientation vers l’objet inconnu persiste plus longtemps lorsqu’il est apparu soudainement (Désiré et al., 2006). Ainsi, les caractéristiques élémentaires, auxquelles l’homme se réfère pour évaluer son environnement, sont également pertinentes chez les animaux d’élevage comme le mouton. Ce dernier évalue chaque événement auquel il est confronté, en fonction de son caractère soudain, connu et prévisible, de son adéquation à ses propres attentes, de la possibilité qu’il a de le contrôler ou tout du moins d’agir sur, et voire même du contexte social dans lequel l’événement déclenchant apparaît. Sur la base des travaux conduits chez l’homme (Scherer, 1999), l’exploration des combinaisons entre ces caractéristiques suggère que les moutons sont en mesure de ressentir des émotions tant négatives (peur, colère…) que positives (plaisir).
L’analyse des relations entre émotions et capacités cognitives ouvre de nouvelles perspectives pour mieux appréhender les conséquences affectives des événements nociceptifs auxquels l’animal est confronté, notamment l’animal en élevage ; certains corrélats neurobiologiques des manifestations émotionnelles ont été identifiés chez l’humain (Akitsuki & Decety, 2009; Decety & Michalska, 2009 ) . Grâce à ce nouveau cadre conceptuel issu de la psychologie cognitive et basé sur les capacités cognitives et sociales des animaux, il est désormais permis d’envisager d’accéder de manière objective aux liens entre expériences émotionnelles et douleur, dans le but ultime d’améliorer la qualité de vie des animaux en élevage et en expérimentation. De par sa composante affective, la douleur devrait être facilement modulable par les émotions, comme c’est le cas chez l’homme. L’influence des émotions sur la douleur pourra être explorée chez l’animal en tenant compte du contexte psychosocial dans lequel l’événement nociceptif intervient. Des vaches exposées momentanément à la séparation d’avec leurs congénères, et par conséquent exprimant des réactions de détresse réagissent moins à une stimulation thermique par laser que des vaches maintenues dans leur groupe (Rushen et al., 1999). Outre les émotions négatives (Forkman et al., 2007), les travaux récents conduits sur les moutons suggèrent que les animaux sont en mesure de ressentir également des émotions positives (Boissy et al., 2007a). L’induction d’émotions positives en élevage pourrait donc contribuer à améliorer la qualité de vie des animaux, notamment en réduisant la perception de la douleur, comme cela est montré chez l’homme exposé à des contextes agréables. De plus, au-delà des émotions, par définition éphémères, il sera également important de s’interroger sur les conséquences d’un état affectif persistant, appelé communément humeur ou état émotionnel d’arrière plan (Boissy et al., 2007b), consécutif à l’accumulation d’expériences émotionnelles, sur la perception douloureuse d’un événement nociceptif. Des travaux menés chez l’homme, sur la base du repérage des zones cérébrales activées dans des affects douloureux, montrent clairement qu’il existe, outre les réactions affectives immédiates liées à la douleur, une dimension plus persistante de souffrance liée à la signification de l’expérience douloureuse, appelée affect de second ordre (Price, 2000).
Modulation des seuils de perception de la douleur par les signaux issus du milieu social
Modulations par la relation entre congénères d’une même espèce
Le paragraphe précédent a exposé les conséquences induites au plan émotionnel par certaines stimulations nociceptives auxquelles des espèces d’élevage peuvent être soumises (voire paragraphe 4.2 : La composante émotionnelle de la douleur chez les animaux). Le cadre conceptuel qui a permis d’interpréter les observations comportementales en termes d’émotions est issu de la psychologie cognitive. Ce cadre théorique repose sur la connaissance des capacités cognitives et sociales des sujets étudiés à savoir initialement des sujets humains. C’est dans une seconde étape qu’un cadre conceptuel explicatif a été étendu aux primates non humains. Enfin, plus récemment, d’autres études se sont attachées à mettre en évidence les conséquences d’interactions sociales entre congénères d’espèces non primates, par exemple chez des rongeurs ; le plus souvent il s’agit de repérer l’influence d’une interaction sociale sur l’expression d’une émotion dont l’objectivation repose sur l’observation de manifestations comportementales.
Dans le cas précis de réactions aux stimulations nociceptives et à leur intégration sous forme de manifestation de douleur, les effets du contexte psychosocial peuvent se traduire par une modification du seuil de réponse à la douleur. Si les données sont étayées expérimentalement chez les rongeurs, il n’en est pas encore de même pour toutes les espèces d’élevage. L’étude de leurs capacités cognitives et de l’expression de leurs émotions ayant débuté plus tardivement, les connaissances sont pour ces animaux encore lacunaires.
Les possibilités de survie dépendent de la capacité d’intégration du contexte social, ce qui est fonction des possibilités d’interprétation des signaux émis par les congénères. En ce qui concerne la douleur des animaux, quelques données d’observation et d’expérimentation démontrent la réalité des effets du contexte social sur le seuil de réponse à la douleur, essentiellement chez des rongeurs. Cette capacité a été qualifiée « d’empathie » chez l’homme. Le terme, dérivé d’un concept psychologique conçu pour l’homme, a été crée au début du 20ème siècle à partir de sympathie, avec em- « dedans » et -pathie, du grec pathos :
« ce qu’on éprouve ». Il a ensuite été repris par les primatologues, avec la signification de capacité de représentation de l’état mental d’un congénère, spécificité qui relève de la théorie de l’esprit » (Premack & Woodruff, 1978). Cette forme « d’empathie » correspond plutôt à la capacité de comprendre ce que ressent un congénère, que ce soit une émotion ou une sensation. Mais ce n’est que dans la dernière décennie que l’approche de l’empathie par les neurosciences a complété les démarches des philosophes, des socio-anthropologues ou des éthologistes. Chez le sujet humain, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a révélé que le substrat neuronal de l’empathie à la douleur implique le recrutement d’ensembles neuronaux codant la dimension émotionnelle de la douleur vécue (Singer et al., 2004). Seules deux zones du cortex télencéphalique, connues pour être associées à la dimension affective de la douleur (l’Insula antérieure ou AI et la portion caudale du cortex cingulaire antérieur ou ACC), sont activées à la fois chez le sujet à qui est appliqué la stimulation génératrice de douleur et chez celui qui voit un autre sujet éprouver une douleur déclenchée par la même stimulation. Les ensembles neuronaux impliqués dans l’analyse des composantes sensorielles de la douleur (c’est à dire la « matrice neuronale de la douleur » avec l’aire corticale AI, le cortex sensorimoteur, SI/MI, la partie caudale du cortex cingulaire antérieur, ACC, les noyaux du tronc cérébral et le cervelet) ne sont activés que si le sujet reçoit effectivement une stimulation nociceptive. Ainsi, le Cortex Cingulaire rostral antérieur et le lobe antérieur bilatéral de l’Insula semblent refléter l’expérience émotionnelle de la douleur, ils constitueraient le substrat neuronal de la compréhension des émotions ressenties par un autre sujet (empathie).
En ce qui concerne la transposition du concept d’empathie aux animaux, ce sont des exemples de détection de situations d’inconfort ou d’alerte chez les congénères (Baack & Switzer, 2000; Mateo, 1996) ou de réaction aux appels de détresse des progénitures (D’Amato et al., 2005; Ehret & Bernecker, 1986) qui ont en partie validé une conception étendue de l’empathie dans laquelle la perception des états émotionnels entre congénères s’inscrit dans la perspective initiale d’un « ressentir chez l’autre » (« feeling into » : Lipps, 1903). Cette conception contemporaine de l’empathie, théorisée dans le modèle de perception-action, initialement appliquée aux primates (Preston & de Waal, 2002), met l’accent sur le rôle de la réactivité émotionnelle entre congénères. Elle a été utilisée pour interpréter les manifestations de perception de la douleur entre souris de la souche albinos CD-1. Une étude récente a montré que le niveau de sensibilité à des stimulations nociceptives chimiques (test de contraction abdominale après injection de solution d’acide acétique à 0,9%) ou thermiques est modulé par la présence d’un partenaire familier alors qu’aucun effet identique n’est relevé en présence d’un congénère neutre ou nouveau (Langford et al., 2006). Dans ces expériences, la détection des signaux de détresse émis par la souris après injection passait par la perception visuelle des mouvements ou de la posture du congénère et non par l’audition (indices sonores = cris) ou par l’olfaction (émission de phéromones). Cette capacité de détection est en partie modulée par des composantes génétiques (Chen et al., 2009).
Dans une étude récente utilisant la peur conditionnée à un stimulus prédictif d’un stress exprimé par des congénères (Gioiosa et al., 2009), il a été démontré que la réponse de stress chez la souris (modification du rythme cardiaque et signaux sonores de détresse) varie avec la souche génétique, la souche C57BL/6J (B6) ayant un comportement social très grégaire et des souches BALB/cJ l’étant beaucoup moins. Les auteurs concluent que certaines souris sont sensibles aux signaux de l’environnement prédictifs d’un stress social (vocalisations de détresse émis par des congénères) et que le fond génétique peut moduler l’évolution de ces réponses, selon des évolutions temporelles similaires à celles de sujets humains capables d’empathie.
