La crise économique et financière actuelle est aussi une crise de la science économique. Pour Solow, l’approche dominante en macroéconomie semble n’avoir vraiment rien à dire d’utile face à la récession prolongée et au chômage massif. «Here we are, still near the bottom of a deep and prolonged recession, with the immediate future uncertain, desperately short of jobs, and the approach to macroeconomics that dominates serious thinking, certainly in our elite universities and in many central banks and other influential policy circles, seems to have absolutely nothing to say about the problem. Not only does it offer no guidance or insight, it really seems to have nothing useful to say. » (Solow 2010, p. 1) .
Solow concentre alors sa critique sur les modèles dynamiques stochastiques d’équilibre général (« dynamic stochastic general equilibrium models » ou modèles DSGE) utilisés en particulier dans les banques centrales comme modèles de décision et de prévision. Dans ces modèles, l’économie est considérée comme une personne unique, poursuivant rationnellement un objectif de long terme, occasionnellement perturbée par des chocs inattendus mais capable de s’y adapter de façon rationnelle et cohérente. Pour Solow, des modèles bâtis sur de telles hypothèses ne peuvent être pris au sérieux.
« [. . . ] a mainstream economist like me insists that every proposition must pass the smell test: does this really make sense? I do not think that the currently popular DSGE models pass the smell test. » (Solow 2010, p. 2) .
Nous présentons dans cette thèse un modèle numérique d’économie de marché construit sur de toutes autres bases. Notre démarche est originale dans la mesure où nous n’introduisons pas le moindre rapport causal entre variables macroéconomiques dans le modèle. Plutôt que de postuler de tels rapports, nous voulons tenter de les comprendre par la reconstruction méthodique des conditions de leur formation, en partant des causes les plus élémentaires. De façon classique, nous situons les causes économiques élémentaires au niveau des interactions entre agents individuels. « To build up a causal model, we must start not from equilibrium relations but from the rules and motives governing human behavior. We therefore have to specify to what kind of economy the model applies, for various kinds of economies have different rules [. . . ] Our present purpose is to find the simplest kind of model that will reflect conditions in the modern capitalist world. [. . . ] Our model, therefore, depicts a system in which production is organized by individual firms and consumption by individual households, interacting with each other without any overriding control. » (Robinson 1962, p. 34) .
Prenant Robinson au pied de la lettre, nous pouvons donner une description plus précise du modèle que nous devons construire : c’est le modèle d’une économie dynamique (hors de l’équilibre) composée de deux grands groupes d’agents (entreprises et ménages) auxquels sont respectivement associées deux fonctions économiques principales (production et consommation) ; ces fonctions s’exercent dans le cadre imposé par les règles des économies capitalistes (propriété privée des moyens de production, échanges monétaires, salariat) ; les agents sont des individus autonomes en interaction directe et indirecte (et non des agents représentatifs ou des agrégats), chacun poursuivant son propre but, agissant en fonction de son état individuel et de l’environnement proche, sans se préoccuper du tout de l’équilibre général du système et sans contrôle supérieur (ni de la part d’un planificateur, ni d’un commissaire-priseur). Parce qu’elle est la caractéristique première des économies de marché, cette décentralisation radicale est la caractéristique première du modèle que nous voulons construire. Or, il n’y a pas de façon triviale d’expliquer comment le comportement macroéconomique apparemment coordonné d’une économie de marché décentralisée résulte des activités désordonnées et concurrentes des agents multiples qui la peuplent. « Il s’agit d’abord de décrire les comportements d’agents décentralisés, en déséquilibre, possédant une information limitée, ne connaissant ni le vrai modèle de l’économie, ni les lois de distribution des variables aléatoires, ni les caractéristiques des autres agents, dans un environnement en perpétuelle mutation et largement imprévisible, c’est à dire placés dans une situation qu’il est convenu d’appeler d’incertitude radicale. Il faut ensuite comprendre sur cette base les mécanismes qui assurent la coordination des actions de ces agents, en dépit de ces limites (à moins que ce ne soit grâce à elles). » (Duménil et Lévy 1996, p. 122) .
Si nous voulons reproduire dans un modèle les mécanismes assurant la coordination macroscopique d’interactions économiques élémentaires, l’utilisation des abstractions habituellement mobilisées pour construire des modèles macroéconomiques — un agent représentatif à la place de la multitude d’agents hétérogènes et autonomes, un commissaire-priseur à la place des marchés décentralisés, un équilibre général à la place de l’enchevêtrement de processus réels et monétaires, un avenir probabilisable à la place de l’incertitude radicale, etc — doit être écartée. Suivant Delli Gatti, Gaffeo, Gallegati, Giulioni, et Palestrini (2008, p. iv), nous pensons que « l’interaction directe et/ou indirecte entre des agents hétérogènes est une condition suffisante à l’émergence de régularités macroéconomiques » et que par conséquent, il doit être possible de construire des modèles macroéconomiques sur ce principe. Selon cette approche, que l’on peut qualifier de « générative » (Epstein 1999) ou de « constructiviste » (Tesfatsion 2006), la compréhension des phénomènes macroéconomiques émergents passe par leur reconstruction à partir des interactions élémentaires qui en sont à l’origine. Cette approche, en tirant parti des capacités de calcul croissantes des ordinateurs et de la puissance des langages de programmation les plus récents, est à l’origine d’une nouvelle classe de modèles : les modèles multi-agents. Cependant, même dans une économie radicalement décentralisée, l’activité des agents s’inscrit nécessairement dans une structure d’interactions qui leur est extérieure et qui caractérise l’économie modélisée. Dans une économie de marché, la structure des interactions entre les agents est à la fois réelle et monétaire. Dans la sphère réelle, les interactions entre agents ne se limitent pas à l’échange des marchandises mais intègrent la production et la consommation de ces marchandises. De même dans la sphère monétaire, les interactions ne peuvent être réduites à la circulation de la monnaie mais doivent intégrer aussi la création et la destruction de cette monnaie. L’enjeu est de construire un modèle macroéconomique capable de rendre compte de ce dualisme du réel et du monétaire. Pour cela nous nous tournons vers l’approche post-keynésienne qui a développé, avec la théorie monétaire de la production, une pensée articulée centrée sur les interactions monétaires entre secteurs économiques. C’est cette théorie qui va nous fournir les éléments dont nous avons besoin pour la construction de la structure réelle et monétaire du modèle.
1 Introduction |