MODELISATION DE LA PROPAGATION QUASI-STATIQUE DE FISSURES
Critères d’amorçage
Ces critères permettent de déterminer à quel moment et à quel endroit la fissure va s’amorcer. Ils sont généralement basés sur une comparaison des paramètres de fissuration (K, G, J, …) à des valeurs critiques de ces paramètres. Pour une approche locale, et en mode I pur, il y aura amorçage lorsque le paramètre KI atteint une valeur critique KIC appelée ténacité du matériau. De même, au niveau énergétique, Griffith [Griffith 1920] a proposé une valeur limite du taux de restitution d’énergie, appelée résistance à la fissuration et notée GC. Il y aura alors propagation lorsque G atteint la valeur critique GC qui représente l’énergie nécessaire à la création de nouvelles surfaces libres en fond de fissure. Remarquons que pour un matériau élastique fragile, GC ne dépend que de l’énergie superficielle intrinsèque 2γ du matériau : GC=2γ. De même que pour G ou K, il existe une caractéristique intrinsèque du matériau δC, qui représente l’ouverture de fissure critique (CTOD) que peut subir le matériau avant qu’il n’y ait propagation. De son côté, Sih [Sih 1974] a introduit un critère basé sur la densité d’énergie de déformation N minimale. Après avoir déterminé l’angle θ0 de bifurcation, il suppose que la propagation a lieu dans cette direction lorsque Nmin atteint une valeur critique NC caractéristique du matériau. NC peut être reliée à KIC en se plaçant en mode d’ouverture pur et en identifiant N=NC à KI=KIC. Yehia [Yehia et al. 1988] pour sa part, a exprimé le rayon rp de la zone plastique confinée en fond de fissure. Puis, il a considéré que la propagation s’effectuait lorsque rp atteignait une valeur critique caractéristique du matériau rpc, appelée rayon critique. Enfin, il est également possible de localiser l’amorçage à l’aide d’une approche basée sur l’endommagement. Lors d’un chargement, les lois d’endommagement permettent de modéliser la dégradation du matériau et de déterminer le lieu d’endommagement maximal. Il est alors possible de déterminer un endommagement critique, caractéristique au matériau étudié, et au-delà duquel une macro-fissure s’amorce.
Critères de bifurcation
Lorsque le chargement ou la géométrie d’une structure n’est pas symétrique par rapport à l’axe de la fissure, la rupture se présente en mode mixte, et la fissure ne se propage pas de façon rectiligne. Il est alors nécessaire d’utiliser des critères de bifurcation, afin de déterminer la nouvelle direction de propagation. • Critère de la contrainte normale maximale : Proposé par Erdogan et Sih [Erdogan et al. 1963], ce critère est basé sur les hypothèses suivantes : ➥ la fissure se propage dans la direction pour laquelle la contrainte de traction circonférentielle σθθ est maximale. ➥ l’accroissement de fissure se produit lorsque σθ KIC 2πr θ = . Figure III. 1. Fond de fissure Finalement, l’angle de bifurcation de la fissure est solution du système : () () ( ) ( ) ] [ > ∈ − < + − = 0 sin 2 0 sin 3cos 1 0 sousles conditions I II I II K θ π;π K θ/ K θ K θ Ce critère permet également de montrer qu’il existe un angle limite, correspondant au cas du mode de cisaillement pur, au-delà duquel la fissure ne peut se propager : θ0=±70.54°. Cette technique a été étendue aux matériaux anisotropes par Saouma et al. [Saouma et al. 1987]. Sa facilité de mise en œuvre, entièrement basée sur la notion de facteurs d’intensité de contraintes, le rend très utilisé. Il peut cependant paraître discutable dans la mesure où le champ de contraintes locales en fond de fissure est seulement un champ approché. De plus, l’existence d’une zone non élastique en fond de fissure modifie également la répartition de contraintes. Sa précision est donc fortement liée à la finesse du maillage en pointe de fissure, ainsi qu’à la plus ou moins bonne r θ x y σrr O σθθ modélisation de la zone élastoplastique par le code. C’est pourquoi les critères énergétiques, faisant intervenir des grandeurs globales au niveau de la structure, peuvent paraître plus appropriés. Remarque : Il existe également un critère basé sur la déformation maximale [Maiti et al. 1984]. La propagation de la fissure se manifeste lorsque la déformation εθ atteint une valeur critique εθc (déterminée en mode d’ouverture pure et reliée à KIc). • Critère de la densité d’énergie de déformation minimale : Dans ce critère énergétique, Sih [Sih et al. 1974] considère que l’énergie de déformation s’oppose à la croissance de la fissuration. Celle-ci cherchera donc à se propager dans la direction où la densité d’énergie de déformation N est minimale. L’angle de déviation θ0 est alors défini par : 0 sousla condition 0 0 0 2 2 ≥ ∂ ∂ = ∂ ∂ θ θ θ N θ N • Critère du Taux de restitution d’énergie maximal : Parmi tous les accroissements virtuels et cinématiquement admissibles, l’accroissement réel est celui qui maximise le taux de restitution d’énergie. En calculant le taux de restitution d’énergie pour différentes directions de propagation éventuelles de fissure, on détermine celle pour laquelle G est maximal. • Comparaison : Plusieurs études comparatives ont été effectuées sur ces différents critères [Maiti et al. 1984], [Elouard 1993]. Elles montrent une bonne corrélation au niveau de l’angle de déviation et du chargement critique. Maiti montre cependant que les chemins de fissuration instables peuvent différer pour des fissures inclinées et pour des chargements en cisaillement pur. III.1.3. Critères de stabilité Il existe deux types de propagation : • La propagation stable : après son amorçage, la fissure s’arrête, nécessitant plus d’énergie pour reprendre sa propagation1 . Ce mode de propagation n’est a priori pas dangereux ; • La propagation instable : après son amorçage, la fissure poursuit sa progression en l’absence de toute modification des paramètres de la sollicitation. Cette instabilité conduit alors à la ruine de la structure. L’analyse de la stabilité de propagation est fondée sur le bilan énergétique : 1 La stabilité de la propagation dépend essentiellement du type de sollicitation. Ainsi, le problème de stabilité sous chargement quasi statique ne se pose, en pratique, que dans le cas d’un chargement imposé ; en déplacement imposé, la propagation de fissure est presque toujours stable. est l’énergie dissipée lors d’une extension de fissure est l’énergie de déformation représente le travail desforces extérieures est l’énergie interne du système où W W W I I W W W d e ext ext e d Alors, pour une fissure de longueur a donnée, et un incrément de propagation da, la propagation sera instable si ( ) 0 stable si . Pour étudier la stabilité d’une propagation de fissures, plusieurs méthodes ont été proposées. Parmi ces méthodes, la notion de courbe de résistance revient souvent. La courbe de résistance, ou encore courbe-R, traduit l’évolution du taux critique de restitution de l’énergie (ou de J) en fonction de la longueur de la fissure. Elle est déterminée de façon expérimentale, et permet de caractériser la propagation stable d’une fissure dans un matériau donné. Pour des matériaux fragiles, cette courbe (peu ou pas utilisée) est réduite à une droite (en déformation plane) puisque dans ce cas le taux de restitution d’énergie critique Gc, ou plus précisément la ténacité KIc, ne dépend pas de la longueur de fissure (Cf. Annexe C). La courbe-R, introduite plus particulièrement pour les matériaux ductiles, est une caractéristique intrinsèque du matériau. La condition de rupture fragile G≥2γ doit être remplacée par une condition de rupture ductile, prenant en compte le fait que la résistance du milieu fissuré est ici une fonction de la longueur de fissure a : ∂ ∂ ≥ ∂ ∂ = ∂ ∂ < ∂ ∂ = < et propagation instable et propagation stable pas de propagation a G a G G G a G a G G G G G c c c c c De même, Paris et al. [Paris et al. 1979] ont proposés d’étudier la stabilité de la propagation à travers un paramètre T, appelé module de déchirement, qui est la dérivée de l’intégrale J par rapport à la longueur de la fissure a (Cf. Annexe C). III.1.4. Méthodes numériques utilisées De nombreuses méthodes ont été proposées et développées pour étudier la propagation d’une fissure : méthode des différences finies, équations intégrales (méthode des éléments frontière [Bush 1999]), puis méthode des éléments finis. Récemment, quelques auteurs ont proposé des méthodes novatrices. On peut citer par exemple la méthode sans maillage (meshless) « Element-Free Galerkin Method » proposée par Belytschko et al. en 1994, et appliquée à la mécanique de la rupture par la suite [Belytschko et al. 1994]. Dans ces méthodes, l’interpolation est réalisée uniquement à l’aide de nœuds et de la surface de la pièce, ce qui offre l’avantage de propager des fissures sans nécessiter de remaillage. Rashid a également proposé une approche intéressante (Arbitrary Local Mesh Replacement Method [Rashid 1998]), basée sur la méthode des éléments finis, et consistant à superposer deux maillages. Un maillage de la pièce, qui ne prend pas en compte la fissuration, et un maillage circulaire centré sur la pointe de fissure, et qui va se déplacer en même tant qu’elle. Cette méthode s’avère être assez rapide, mais reste pour l’instant confinée aux matériaux élastiques, et pose des problèmes pour l’étude de plusieurs fissures. La méthode des éléments finis reste finalement la méthode la plus utilisée, car son domaine d’application est beaucoup plus étendu : matériaux à comportement non-linéaire, problèmes de contact, grandes déformations, couplages thermo-mécaniques, etc… De nombreux auteurs l’ont utilisé dans le cadre de la mécanique de la rupture, et on peut distinguer trois catégories principales [Jirásek 1999] : • Pour les modèles continus, le comportement du matériau est décrit par une relation contraintedéformation. Les méthodes basées sur la notion d’endommagement [Gurson 1977], [Rousselier 1987] appartiennent à ces modèles. Des lois, basées sur des paramètres micro-mécaniques du matériau, sont liées a son comportement et permettent de modéliser la fissuration en faisant chuter les propriétés mécaniques dans la zone endommagée. Cependant, cette approche peut conduire à des dégénérescences importantes du maillage en grandes déformations. Les modèles « smeared crack », développés spécifiquement pour l’étude de pièces en béton sous tension, sont également basés sur une décomposition de la déformation totale en une partie élastique, et une partie inélastique [Rashid 1968]. Ces deux parties correspondent respectivement à la déformation élastique du matériau non fissuré, et à la déformation inélastique due à la fissuration. La partie élastique est gouvernée par une loi reliant contrainte et déformation élastique, comme la loi de Hooke. La partie inélastique correspond à la déformation due à l’ouverture de micro-fissures, ces dernières étant amorcées lorsque les contraintes atteignent une valeur critique. Ces modèles sont cependant affectés par un blocage en contrainte car une fois la micro-fissure introduite, son orientation est fixée. Les « rotating crack model », introduits par Gupta [Gupta et al. 1984], remédient à ce problème en autorisant un réajustement permanent de l’orientation de la fissure en fonction des sollicitations. On peut également citer les « microplane models » [Bazant et al. 1988], basés non pas sur des paramètres tensoriels, mais sur les projections des tenseurs (contrainte et déformation) sur des plans définis. • Dans les modèles mixtes, on enrichit la description mécanique des milieux continus par des discontinuités de déplacement correspondant aux fissures macroscopiques. La partie continue du solide est décrite par une loi reliant le tenseur des contraintes au tenseur des déformations, tandis que les discontinuités sont introduites à partir de critères d’amorçage et de propagation de fissures, propres à la mécanique de la rupture. Le « fictitious crack model » proposé par Hillerborg et al. [Hillerborg et al. 1976] définit une loi de traction-séparation qui traduit la décohésion progressive le long de la fissure. L’approche discrète, quant à elle, consiste à modéliser les discontinuités en Chapitre III – MODELISATION DE LA PROPAGATION QUASI-STATIQUE DE FISSURES 93 propageant des fissures réelles à l’intérieur du maillage [Elouard 1993], [Červenka 1994], [Bouchard et al. 2000a]. Une telle approche permet de modéliser finement la propagation des fissures, mais nécessite plusieurs remaillages. Certains auteurs ont proposé récemment l’«embedded crack approach », consistant à introduire ces discontinuités à l’intérieur même des éléments [Dvorkin et al. 1990]. • Les modèles discrets (à ne pas confondre avec l’approche discrète présentée ci-dessus) ne sont pas basés sur une description continue du solide, mais sont plutôt constitués d’assemblages de barres, poutres ou ressorts. Ces entités élémentaires peuvent permettre de modéliser des structures complexes à partir d’éléments simplifiés, ou encore de représenter les liaisons à l’échelle microstructurale du matériau. La rupture est alors prise en compte par la rupture d’une de ces entités élémentaires. Les outils développés à partir du mailleur de Forge2 Multimatériaux nous ont tout de suite orientés vers l’approche discrète, consistant à modéliser la propagation de la fissure concrètement à l’intérieur du maillage. Cette approche nécessite plusieurs remaillages, mais présente les avantages suivants : • elle permet de modéliser le chemin de propagation d’une ou de plusieurs fissures même en grandes déformations ; • le fait de remailler souvent la pièce nous permet de conserver des éléments de bonne qualité et de ne pas être bloqués par la dégénérescence du maillage comme pour l’approche endommagement ; • les outils numériques développés autour du remailleur permettent de conserver une grande précision en pointe de fissure et donc sur les champs mécaniques calculés à cet endroit, quel que soit le chemin de propagation ; • elle ne présente pas les problèmes liés au blocage en contrainte.