Le laboratoire souterrain de Meuse/Haute-Marne
Parmi les différentes options considérées par la loi de 1991 (argile, granite ou sel), l’ANDRA a identifié à l’est du bassin parisien une formation argileuse susceptible d’accueillir à terme un site de stockage. Cette formation appelée Callovo-Oxfordien (COX) est située entre 420 et 550 m de profondeur3 (voir la figure 1.1). Elle est vieille de 155 millions d’années, et est homogène sur une zone d’environ 200 km2 . Pour en étudier les propriétés in-situ, un laboratoire souterrain y a été construit, à la limite entre la Meuse et la Haute-Marne.
Les argiles dans le concept de stockage
Les argiles tiennent une place importante dans le concept de stockage en formation géologique profonde. En effet, la couche d’argilite du Callovo-Oxfordien permet, par sa faible perméabilité et ses capacités de rétention, de participer au confinement. Les argiles gonflantes sont également envisagées dans les barrières ouvragées comme bouchons d’alvéole ou pour le scellement des galeries après la phase d’exploitation initiale du site de stockage. La figure 1.2 représente à titre d’illustration une alvéole de stockage de déchets C scellée.
Sûreté et transport dans l’argile
Puisque les argiles participent au confinement déchets, il est important de bien comprendre les phénomènes de transport et de rétention des radionucléides dans l’argile, afin de faire des prévisions fiables concernant la date à laquelle ils atteindront la biosphère et les doses radioactives correspondantes. On doit alors identifier les éléments les plus problématiques, c’est-à-dire ceux qui contribuent le plus à la radioactivité dans la biosphère après avoir traversé toutes les barrières. On peut en particulier citer les isotopes suivants : 135Cs, 129I, 36Cl, 79Se. Toutes ces éléments se trouvent sous forme ionique en solution (Cs+ , I− , Cl− ), et leur spéciation peut dépendre du pH et du potentiel rédox du milieu (dans le cas du sélénium par exemple).
Les propriétés de transport de ces espèces chargées sont fortement influencées par la présence d’eau et par la force ionique de la solution saturant la porosité du milieu, définie par :
Les argiles
Argiles et minéraux argileux
Le mot argile peut avoir plusieurs significations, mais désigne en principe les matériaux naturels qui sont composés essentiellement de minéraux finement divisés, plastiques après hydratation avec une quantité d’eau appropriée, et qui durcissent au séchage ou à la cuisson [4]. Cette définition correspond en pratique à des sols4 ou des roches5 d’origine sédimentaire contenant essentiellement des minérauxtels que des phyllosilicates (ou silicates en feuillets6 ), des silices (silice colloïdale, quartz) et des oxy-hydroxydes de fer et d’aluminium.
Un critère souvent évoqué pour définir les minéraux argileux est celui de la taille : ils correspondent aux minéraux de taille inférieure à 2 µm. Cependant ce critère est assez ambigu. Une définition proposée par Bailey [5] propose d’identifier les minéraux argileux et la famille des phyllosilicates. Par souci de cohérence avec la définition des argiles, Guggenheim et Martin [4] ont étendu la définition des minéraux argileux à tous ceux qui confèrent aux argiles leurs propriétés de plasticité et de durcissement au séchage ou à la cuisson. Les minéraux argileux sont l’un des principaux composants de la croûte terrestre.
Structures
Les phyllosilicates sont pour la plupart des aluminosilicates (oxydes de silicium et d’aluminium), comme le sont également les zéolithes, et sont classés en fonction de leur structure microscopique, obtenue par diffraction de rayons X [6]. Nous présentons d’abord cette classification pour situer en particulier la famille des smectites, dont fait partie la montmorillonite que nous avons étudiée. Cette dernière est le principal constituant de la bentonite naturelle du Wyoming (MX80) qui sert de référence pour l’étude des bentonites comme barrières ouvragées dans un stockage de déchets nucléaires en formation géologique profonde7 . Les smectites constituent également une part importante de la fractionargileuse de l’argilite du Callovo-Oxfordien.
La structure en feuillets des smectites, ainsi que les propriétés des cations compensateurs (voir ci-dessous), sont à l’origine d’une structure multi-échelles complexe issue de l’assemblage des feuillets, que nous décrivons ensuite, avant de présenter les propriétés physico-chimiques des smectites.
Une structure multi-échelles
L’épaisseur d’un feuillet de phyllosilicate 2/1 est d’environ 1 nm, et ses dimensions latérales peuvent atteindre 100 nm voire quelques µm. Cette très forte anisotropie, ainsi que la présence éventuelle de contre-ions, conduit à la formation de particules d’argile, aussi appelés tactoïdes, empilements quasi-cristallins de quelques feuillets à quelques dizaines de feuillets dont la périodicité est visible par diffraction des rayons X. La stabilité de ces structures vient des interactions de van der Waals, favorisées par la très grande surface de contact entre feuillets, et surtout le cas échéant par les interactions coulombiennes avec les cations situés dans l’espace interfoliaire émergeant de l’empilement des feuillets. Ce dernier est schématisé sur la figure 1.5. Les micas et les kaolinites forment les tactoïdes les plus épais, les smectites forment en suspension dans l’eau des particules d’une dizaine de feuillets environ [8].
Propriétés
La structure des argiles est donc par nature multi-échelles, et la compréhension du transport au sein d’un tel matériau nécessite de prendre en compte cette caractéristique. Un des aspects fondamentaux dans cet objectif, sur lequel nous reviendrons, est celui de la connectivité entre les différents types de porosité. Avant de présenter les phénomènes de transport dans les argiles compactées saturées en eau, nous introduisons trois propriétés fondamentales des argiles gonflantes que sont les smectites : le gonflement, l’échange ionique, et la présence de sites réactifs en bordure de feuillet. Ces trois caractéristiques sont à l’origine de l’utilisation des smectites pour diverses applications, que nous mentionnerons plus loin.
Gonflement
Certaines argiles, dont les smectites, on la particularité de gonfler lorsqu’on les met en équilibre avec un réservoir d’eau liquide, ou atmosphère d’humidité relative contrôlée.
Échange ionique
Une autre propriété des argiles est la possibilité de substituer un cation interfoliaire par un autre de nature différente. L’échange cationique peut avoir lieu entre ions de même valence (par exemple Cs+ pour Na+ ) ou de valences différentes (par exemple un Ca2+ pour deux Na+ ). La quantité d’ions échangeables pour une argile donnée est appelée capacité d’échange cationique (CEC) et se mesure en milli-équivalents (mmol de charge) par 100 grammes d’argile (meq/100 g). Une montmorillonite sodique a une CEC de l’ordre de 100 meq/100 g, soit environ 1 mole de Na+ par kg d’argile. La MX80 a une CEC d’environ 85 meq/100 g. Au cours de la réaction d’échange, les cations initialement présents dans l’espace interfoliaires sont remplacés par des cations en solution, et sont relâchés dans la phase aqueuse. On peut symboliser l’échange total (dans le cas Na+ → Cs+ ) par la réaction :
Conséquences et applications
Le gonflement des argiles peut avoir des conséquences dramatiques : en cas d’inondation en surface, il peut causer des glissements de terrain ; dans l’industrie pétrolière, le gonflement de l’argile au contact d’eau salée présente dans les fluides de forage [46] peut conduire à la formation de bouchons ce qui rend la récupération du pétrole plus difficile.
Outre leur utilisation pour le stockage des déchets nucléaires en formation géologique profonde, les argiles sont utilisées dans des domaines industriels variés, en particulier comme agent de texture dans les peintures, le papier ou les matières plastiques, ou après cuisson pour la formation de porcelaine, de céramique, de briques ou de tuiles. On peut également noter des applications dans le domaine cosmétique. Enfin, des applications plus récentes sont liées à la formation de nano-composites polymére/argile qui présentent en particulier de bonnes propriétés mécaniques et thermiques [47].
D’un point de vue plus fondamental, il semblerait que les argiles aient également pu être impliquées dans la formation des premières molécules d’Acide Ribonucléique (ARN) en catalysant l’oligomérisation des nucléotides [48], ainsi que dans l’apparition des premières cellulesen catalysant la formation de vésicules [49].
Transport et rétention
Dans la perspective du stockage géologique des déchets nucléaires, il est important d’avoir une bonne compréhension des phénomènes de transport et de rétention dans une argile compactée. Nous faisons ici une revue des concepts et modèles utilisés couramment pour en rendre compte. Nous emploierons parfois le terme de traceur pour désigner une particule traversant le milieu, d’une part car les radionucléides traversant les barrières ouvragées et naturelles sont en quantités faibles par rapport aux autres espèces présentes dans le milieu10, d’autre part car lamesure des coefficients de transport est souvent faite avec des traceurs radioactifs, même pour l’eau ou les ions qui sont présents en grandes quantités dans le milieu (eau tritiée HTO, 22Na+ , 36Cl− ). Le transfert d’eau et d’ions à travers le milieu poreux et chargé qu’est l’argile se fait a priori dans tout le volume que n’occupent pas les feuillets, c’est-à-dire la porosité interfoliaire commeles porosités plus larges (micro-, méso- et macroporosité). Les modèles de transport se placent :
– soit à l’échelle macroscopique, en introduisant des paramètres de transport empiriques, en particulier le coefficient de diffusion effectif De , – soit à l’échelle « microscopique », ce terme désignant à la fois la nanoporosité interfoliaire et les pores plus larges.
Les méthodes permettant de faire le lien entre le comportement microscopique et les propriétés macroscopiques observées sont appelées méthodes d’homogénéisation. Dans cette partie, nous introduisons les grandeurs utilisées de façon empirique pour décrire le transport et la rétention dans l’argile, tandis que la partie 1.4 sera consacrée aux modèles mécanistiques (c’est-à-dire reposant sur une base microscopique) de ces phénomènes.
Simulations microscopiques des argiles
Principe
Un système peut être décrit à l’échelle microscopique en détaillant la position et la quantité de mouvement de tous ses constituants (noyaux et électrons décrits par une fonction d’onde pour une description quantique, atomes pour une description classique), ainsi que les interactions entre ces derniers. Nous présenterons en détail les descriptions microscopiques et les méthodes de simulations moléculaires classiques au chapitre 3 (partie 3.2.1), et rappelons seulement ici les principaux résultats obtenus jusqu’à présent par simulation moléculaire classique et quantique sur la structure et la dynamique dans les argiles.
Simulations des espaces interfoliaires
Les simulations microscopiques ont permis d’étudier les propriétés structurales [18, 57–67], thermodynamiques [46,68–79] et dynamiques [32,33,80–85] des espaces interfoliaires d’argile.
C’est sur cette partie des argiles que se concentre l’essentiel des simulations microscopiques.
Les simulations ont ainsi précisé la structure de l’eau et des ions dans les états monocouche et bicouche. Elles ont en particulier montré la formation de liaisons hydrogènes entre les molécules d’eau interfoliaire et les groupes hydroxyles des cavités siloxanes ou la différence de comportement des ions dans l’interfoliaire : les cations Na+ n’ont que des molécules d’eau dans leur première sphère de coordination et se situent au centre des espaces interfoliaires, tandis que les Cs+ (même dans une argile sodique bihydratée) forment des complexes de sphère interne avec les surfaces. Les simulations ont en outre servi à l’interprétation des données de diffraction des rayons X [18].
Par ailleurs, certaines études ont porté sur le calcul des enthalpies d’hydratation, ou même la stabilité des différents états d’hydratation, par des simulations de type Monte-Carlo grandcanonique [86] au cours desquelles le système peut échanger des molécules d’eau avec un réservoir. Une origine microscopique de l’hystérèse observée lors des cycles d’hydratation / déshydratation a pu être proposée, et liée à l’existence d’états métastables associés à des configurations particulières des liaisons hydrogène dans l’espace interfoliaire [77–79]. Il a également été montré grâce aux simulations que les oscillations observées pour la pression de gonflement en fonction de la distance interfoliaire pour les faibles états d’hydratation étaient liées à la formation des couches d’eau discrètes [72, 73].
Du point de vue dynamique, la simulation a permis d’estimer les coefficients de diffusion interfoliaires de l’eau et des cations [80–83,87], ainsi que leur évolution avec la température [84, 85]. Des quantités plus complexes, telles que la fonction intermédiaire de diffusion I(q, t) ont également été calculées, ce qui a permis de valider les modèles microscopiques utilisés par comparaison avec les mesures de diffusion quasi-élastique des neutrons [32, 33, 88].
La simulations est donc un outil idéal pour compléter les informations expérimentales sur les espaces interfoliaires des particules d’argile.
Autres simulations d’argile
La simulation microscopique de l’interface minéral / eau [89–92] sur les surfaces externes de particules d’argile a également mis en évidence une structuration de l’eau par formation de liaisons hydrogène, et confirmé les différents modes de coordination des cations (sphère interne ou externe). Il a même été proposé, pour la simulation de systèmes contenant beaucoup d’eau, d’utiliser les simulations moléculaires pour quantifier la répartition des espèces entre phases liquide et solide, c’est-à-dire pour le calcul du Kd, dans le cas de l’ion uranyle UO2+2en présence d’ions carbonates CO2−3 [93, 94].
La thermodynamique de l’échange ionique a récemment été discutée par Teppen et Miller [95] à la lumière de résultats expérimentaux et de simulations. Ils ont ainsi avancé l’idée que la sélectivité des argiles est dominée non pas par le changement d’énergie libre dans l’argile lors du remplacement d’un ion par un autre, mais par la variation correspondante dans la phase aqueuse. Nous reviendrons sur ce point au chapitre 3. Enfin, la simulation au niveau quantique a été utilisée pour la simulation des bords de feuillets, sur de courts fragments de pyrophyllite dans le vide [96, 97], afin de déterminer la structure et l’acidité des sites de bordure. Plus récemment, Churakov a effectué des simulations ab-initio d’un film d’eau confiné entre deux faces latérales de pyrophyllite et a pu observer des transferts de proton entre les sites de surface et les molécules d’eau adsorbées [98].
Modèles continus d’interfaces
Les simulations microscopiques permettent d’obtenir des informations très précises sur les propriétés thermodynamiques, la structure et la dynamique. Cependant, une telle description est limitée à la fois par la taille des systèmes (quelques centaines d’atomes pour les simulations quantiques, quelques milliers pour les simulations classiques13) et par les durées que l’on peut simuler. Elles se placent donc à l’échelle du nanomètre et de la nanoseconde (jusqu’à la centaine de nanomètres et la centaine de nanosecondes pour les simulations classiques). Pour décrire la structure et le transport sur des distances plus grandes et des temps plus longs, comme il est nécessaire dans la porosité extraparticulaire (micro-, mais surtout méso- et macroporosités), on doit donc aborder le problème de façon simplifiée.