Modèles de la rationalité des acteurs sociaux
Des exemples de modélisation d’organisations réelles
Dans cette section, nous présentons trois modèles d’organisations réelles qui permettent d’illustrer l’expressivité du méta-modèle. Tout d’abord, nous présentons le cas Bolet, ensuite nous présentons le cas Seita, et nous terminons par le cas Touch.
Le cas Bolet
Le cas Bolet est un cas d’étude de l’ouvrage universitaire « Sociologie des Organisation » [Bernoux 1985] [Mailliard, 2008]. Il décrit la tentative d’introduire davantage de rationalisation dans une entreprise jusqu’alors organisée selon un mode paternaliste. Le passage vers un mode de gestion « moderne » se traduit par la volonté d’introduire une nouvelle machine plus performante, quantitativement et qualitativement, afin de répondre aux exigences des clients et d’anticiper l’exploitation des possibilités de ce nouvel équipement par la concurrence. En terme de réorganisation du travail, les ouvriers de l’atelier de montage seraient amenés à perdre la maitrise de leurs compétences et surtout à se reconvertir vers un travail beaucoup plus standardisé. L’entreprise Bolet illustre les difficultés du changement organisationnel toujours soumis à des stratégies de freinages. La SAO permet d’expliquer assez facilement ce type de phénomène. En général, le changement organisationnel induit une redistribution des zones d’incertitude. Les relations évoluent, certains acteurs seront alors amenés à perdre de leur pouvoir au profit de certains autres. Les acteurs capables de cette anticipation vont bien sûr se mobiliser afin de maintenir leur maîtrise sur les relations qu’ils contrôlaient jusqu’alors. Plus concrètement, le cas Bolet peut être analysé par un modèle contenant quatre acteurs : • CA : le Chef d’Atelier est un acteur historique, un ancien compagnon du fondateur de l’entreprise et un ancien ouvrier qui est écouté par le Père. Respecté par les ouvriers, il semble bien représenter les enjeux du personnel de production. Il est de plus en mesure de diriger effectivement les ateliers. Il n’y a donc pas lieu de le distinguer du personnel de production. Son autonomie réside dans la possibilité de déterminer l’investissement de l’atelier dans l’activité de production, et de plus ou moins bien appliquer les prescriptions du bureau d’étude. • Jean-BE : Jean, le fils du patron, est le commercial de l’entreprise. Il est l’initiateur de la proposition d’introduire une nouvelle machine. Ses relations avec le bureau d’étude (BE) sont fonctionnelles. Elles consistent à adapter la production aux exigences qualitatives et quantitatives des clients. Les membres du bureau d’étude, tout comme Jean, ont fait des études supérieures. Ils sont fonctionnellement à des places différentes dans l’entreprise, mais sont solidaires par leurs intérêts commun à rationaliser les méthodes de production et leur même culture professionnelle. l’initiative de Jean relève plutôt des fonctions du BE et nous pouvons faire de Jean et du BE un seul et même acteur collectif. Jean détermine, à partir de ses relations avec les clients, les impératifs commerciaux et veut qu’ils soient pris en compte. Le BE établit la tâche de production prescrite, le type de cette production, son autonomie réside donc dans sa capacité à déterminer des normes et méthode de production. • André : André est le fils aîné du patron et il est le responsable de la production. De par sa position institutionnelle, il est une sorte de « marginal sécant » situé dans les deux soussystèmes qui s’affrontent (BE et CA). Il est à l’origine d’une réorganisation de l’entreprise et de la mise en place du BE. Fonctionnellement, c’est de lui que dépend la mise en place de la machine. Il est en position d’arbitre entre le BE et la Production. Il peut dans une certaine mesure contrôler les prescriptions proposées par le BE, c’est à dire les accepter ou non selon qu’elles sont plus ou moins contraignantes pour la production. De plus, il contrôle l’application de ces prescriptions par la production. • Père : Le père Bolet préside l’entreprise dont il est le fondateur. Il maîtrise la décision Modèles de la rationalité des acteurs sociaux 34 finale de d’introduire ou non la machine. Il ne semble pas avoir d’enjeux propres dans cet achat, si ce n’est le bon fonctionnement de l’entreprise qui passe par l’investissement et la « satisfaction » de chacun. D’autre part, on considère que ses intérêts sont essentiellement placés sur la satisfaction des autres.
Le cas Seita
Le « monopole industriel » est une grande entreprise industrielle française qui détient, dans les années 1960, le monopole de l’état dans le secteur du tabac. Dans le phénomène bureaucratique, M. Crozier analyse de façon très approfondie à la fois la gestion des usines et le fonctionnement des ateliers de productions ([Crozier, 1963], pages 67-174, et 186-214]). Toutes les usines sont organisées selon le même schéma, et elles rencontrent les mêmes problèmes, et il en est de même au niveau des ateliers. Chaque atelier réunit un chef d’atelier, des ouvriers de production et des ouvriers d’entretien. Le chef d’atelier supervise l’atelier : il s’occupe de la comptabilité de la production de l’atelier et de chaque ouvrier de production, de l’approvisionnement et de l’utilisation des matières premières. Il veille au bon fonctionnement de l’atelier et décide de redéploiement des ouvriers de production en cas de vacances de postes. Les ouvriers de production (entre 60 et 120 dans chaque atelier) sont surtout des femmes, peu qualifiés, et sous le commandement du chef d’atelier. Les ouvriers de maintenances sont des travailleurs bien qualifiés, ils dépendent d’un ingénieur technique qui ne fait pas partie de l’atelier, et chacun par eux est responsables de l’installation et la maintenance de trois machines. L’organisation de l’atelier et la répartition des emplois des ouvriers de production sont régis par des règles très claires et impersonnelles : tout le monde sait ce qu’il faut faire et comment, et rien n’est laissé à la discrétion des individus. L’étude détaillée de M. Crozier a montré, dans les ateliers des 30 usines de la société, le même type de relations dysfonctionnelles entre les trois acteurs : • Entre le chef d’atelier et les ouvriers de production : il y a peu de relations, et elles sont en général assez bonnes relations, même si (ou parce que) les ouvriers de production ne reconnaissent pas au chef son rôle de direction. • Entre les ouvriers de production et ceux de maintenance : les relations sont conflictuelles, mais ne s’expriment pas franchement : les ouvriers de production accusent ceux de maintenance de ne pas faire le nécessaire pour réparer les machines rapidement, mais ils sont plutôt soumis. Les ouvriers de maintenance considère ceux de production comme leurs subordonnés, et se permettent d’interférer dans leur travail ; ils disent que les ouvriers de production sont négligents et ne travaillent pas assez. • Entre le chef d’atelier et les ouvriers de maintenance : les relations sont clairement hostiles ; les ouvriers de maintenance critiquent les compétences du chef d’atelier d’une façon très agressive et ils lui dénient toute importance. Les chefs d’ateliers sont plus réservés dans leurs critiques des ouvriers de maintenance, tout en dénonçant qu’ils abusent de leur pouvoir sur l’entretien des machines. En résumé, le cas Seita est un modèle contenant trois acteurs – le chef d’atelier « CA », le groupe des ouvriers de production « ProdE », et le groupe des ouvriers de maintenance « MainE » – et quatre relations – CA contrôle l’application des règles formelles « règles », ProdE contrôle son investissement dans les activités productives « production », et MainE contrôle d’une part la Modèles de la rationalité des acteurs sociaux 37 maintenance des machines « maintenance » et d’autre part son agressivité envers CA « pressions ». L’interprétation de l’espace des comportements des relations est donnée dans le tableau 2.8.
Le cas Touch
Dans cette section, nous présentons le système d’action organisée en charge de la gestion d’une rivière, le « Touch », qui est précisément documenté dans [Baldet, 2012]. Le Touch est une rivière du sud-Ouest de la France qui coule dans le département de la Haute-Garonne en Midipyrénées. C’est un affluent de la rive gauche de la Garonne dans laquelle elle se jette au nord de Toulouse, ville d’un million d’habitants. Son parcours traverse 29 communes et Son bassin versant Modèles de la rationalité des acteurs sociaux 39 englobe le territoire de 60 communes. Trois quarts de ces municipalités sont situées en amont et sont essentiellement des villages d’agricoles ou des petites villes. Le quart aval de ce cours d’eau pénètre dans un paysage urbain à proximité de l’agglomération toulousaine. Les municipalités en aval ont été atteintes par plusieurs épisodes d’inondations au cours des dernières décennies. Elles considèrent que les municipalités en amont ne coopèrent pas assez, et elles ont essayé de se protéger en construisant des digues qui, même si elles sont coûteuses, ne sont pas suffisantes pour éliminer le risque d’inondation. Au contraire, les municipalités en amont, fortement sous l’influence des agriculteurs, considèrent qu’elles ont pris leurs responsabilités dans la prévention des inondations en laissant certaines terres agricoles en friche en vue d’absorber l’excès d’eau en cas d’inondation. Le modèle de ce système d’acteur a été conçu à l’occasion du renouvellement du plan de prévention des risques d’inondation du Touch (PPRI), une obligation française depuis 1987 qui a été renforcée par la directive cadre Européenne sur l’eau (European Water Framework Directive, WFD 2000/60/EC). Plus concrètement, le système d’action comprend dix acteurs qui sont impliqués dans la gestion de la rivière et ont un intérêt dans l’élaboration et dans les résultats : • DDT : la direction départementale du territoire agit en tant que représentant de l’état et doit promulguer la nouvelle. • ONEMA : l’office national de l’eau et des milieux aquatiques est l’organisme de référence pour les études et le suivi des questions regardant l’eau et les milieux aquatique. • AEAG : l’agence de l’eau Adour-Garonne est l’autorité opérationnelle chargée des plans stratégiques. En tenant compte des exigences des différents usages de l’eau et de la protection des milieux aquatiques, il définit, supervise et finance la politique de l’eau au niveau du bassin. • ARTESA : une association citoyenne d’agriculteurs riverains dans la zone amont. Ils sont propriétaires de terres inondables et, comme les riverains du Touch, ont le droit d’utiliser le fleuve et doivent maintenir ses rives. • Municipalités_Amont : le groupe des 25 municipalités en amont dont la population est de 21 000 habitants. • Municipalités_Aval : le groupe des 4 municipalités aval (75 000 habitants) qui sont concernés par chaque occurrence d’une catastrophe naturelle. En raison de des menaces d’inondation, ces municipalités doivent interdire toute construction sur une partie de leur territoire. • SIAH : l’association intercommunale d’aménagement hydrolique est en charge de la gestion du Touch. Elle doit, avant tout, entretenir le lit et les rives de la rivière. Elle comprend des représentants des 29 municipalités riveraines et son responsable favorise la coopération entre les municipalités tout en se souciant du bon état écologique de la rivière. • CR : le conseil régional peut apporter un soutien financier supplémentaire aux mesures de génie civil. • CG : le conseil départemental peut aussi apporter un soutien financier supplémentaire. • SOGREAH : un bureau d’étude spécialisé dans l’eau, l’énergie, et l’environnement, chargé des études techniques. Les acteurs qui sont les plus engagés dans la négociation sont ARTESA, Municipalités_Amont, et Municipalités_Aval du point de vue de la population, et AEAG, SIAH, et CG du point de vue institutionnel. Tous ces acteurs ont des intérêts importants dans les résultats des discussions. Les autres acteurs sont plutôt périphériques. Chacun des acteurs contrôle une relation qui résume ses moyens d’action dans la négociation : Modèles de la rationalité des acteurs sociaux 40 • Validation (entre -10 et 10) est la plus ou moins grande sévérité de la DDT pour l’approbation du plan de prévention proposé par SIAH. Cette validation se fait sur la base de critères techniques et écologiques. • Expertise (entre -8 et 8) est le résultat d’une étude dont ONEMA est en charge. Il peut donner un effet positif ou négatif sur l’évaluation des travaux d’aménagement, basé principalement sur des critères écologiques. • Financement (entre -8 et 8) est le financement provenant de l’AEAG qui peut payer jusqu’à 75% du coût total des travaux de si le projet en considéré comme écologique. • Pression (entre -10 et 10) est l’action menée par ARTESA qui représente les propriétaires des terres inondables. Bien que ARTESA ne soit pas très concernée par les questions écologiques, elle a une excellente connaissance du terrain et se trouve souvent à argumenter contre ONEMA et AEAG. • Le contrôle de flux (entre -8 et 8) est la capacité des municipalités en amont (Municipalités_Amont) à garder sur leur territoire une partie de l’eau qui inonde les communes en aval. • L’auto-financement (entre -8 et 8) est la capacité des municipalités en aval (Municipalités_Aval) de financer les travaux de génie civil. • La gestion de la rivière (entre -8 et 8) est l’activité du SIAH sur la gestion de la rivière : niveau bas signifie que l’association minimise son implication dans la maintenance de la rivière et un niveau élevé signifie que l’association est impliqué en essayant de prévenir les menaces provenant de la rivière. • Financement complémentaire du CR (entre -8 et 8) est la participation financière du CR dans les projets d’aménagement. • Financement complémentaire du CG (entre -8 et 8) est la participation financière du CG dans les projets : CG possède ses propres règles pour le soutien financier à un projet. Un niveau élevé de l’état de cette relation signifie des contraintes plus strictes (principalement écologiques) pour accorder le financement à un projet. • Études (entre -8 et 8) est une étude réalisée par SOGREAH : une valeur positive signifie un résultat hydromorphologique de cette étude (approche écologique qui utilise la forme de la rivière pour essayer de prévenir les inondations) et une valeur négative signifie un résultat hydraulique de cette étude (construction des digues, ce qui est moins écologique).
Chapitre 1 – Introduction |