Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenobl
HYACINTHE CAMILLE TEISSEIRE A DIX-SEPT ANS : QUEL PROJET POUR L’AVENIR ?
Hyacinthe-Camille se retrouve donc à dix-sept ans à la tête de l’entreprise et des charges que lui a léguées son père. Avec l’aide de sa mère, il se retrouve à gérer dans des temps de troubles le patrimoine familial. Etant l’héritier universel de la fabrique, on peut facilement penser qu’il s’y investit pleinement avant sa majorité. L’ascension de ses aïeux et la tentative d’anoblissement vont pousser le jeune Hyacinthe-Camille à faire prospérer la politique familiale, à dépasser ce statut d’artisan au profit de fonctions plus nobles et reconnues, mais la gestion de l’entreprise, garante du succès de la famille, reste pour Hyacinthe-Camille une priorité. C’est elle qui a porté la famille à cette ascension.
UNE EDUCATION CONQUERANTE ET UN CARACTERE AMBITIEUX
Au vu de la rapidité de l’ascension de la famille de Hyacinthe-Camille et des choix politiques et sociaux mis en place, il semblerait que la famille Teisseire soit de nature conquérante et ambitieuse. Il se pourrait que Hyacinthe-Camille soit le plus proche des idéaux de son père puisqu’il est choisi comme héritier alors qu’il n’est pas l’aîné mais le second. Comme le rappelle une étude alsacienne de 1985, ce n’est pas systématiquement l’aîné qui est Hyacinthe Camille TEISSEIRE (1764 – 1842) : Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenoble 39 nommé à la tête d’une entreprise, mais souvent le fils le plus doué est désigné par le père et formé dès son plus jeune âge à ses fonctions futures.La question de son éducation qui pourrait jouer sur ses valeurs et idéaux de vie reste en suspens bien que nous apportons plusieurs éléments de réponses. L’ouvrage de Dominique Julia présente et fait état du collège de Grenoble à l’époque où Hyacinthe-Camille Teisseire aurait pu le fréquenter50. Seulement elle nous oriente vers deux sources dans lesquelles il n’apparaît pas : Celle de 1763 51 où il n’est pas encore né et celle de 1791 et 1792 52 où il a 27 ans et est déjà impliqué dans la politique municipale. Les autres sources n’ont apparemment pas été conservées. Il est cependant possible qu’il ait été scolarisé dans ce collège dans l’intervalle de ces trente années bien que cela soit peu probable. Moins d’une centaine d’enfants grenoblois fréquentait le collège à la fin de l’Ancien Régime et les hauts revenus de la famille Teisseire ont peut-être poussé le père à engager un précepteur à même de prodiguer au futur entrepreneur les bases de la comptabilité et de l’écriture afin qu’il sache passer commande et tenir ses comptes. C’est également le choix que fait la famille de négociants, les Perier, qui ont choisi pour leurs enfants l’abbé Raillanne qui entre autres, s’occupe du jeune Henri Beyle, le futur Stendhal. On peut déjà constater par cet exemple que les enfants bourgeois fréquentent les mêmes enseignants et sont donc formés aux mêmes apprentissages et sensibilisés aux mêmes valeurs. Il est, malgré nos incertitudes à propos de l’éducation de notre personnage, certain qu’il a reçu une éducation sérieuse et approfondie. L’instruction et l’érudition sont à la base de la distinction bourgeoise et avant ses trente ans, il a acquis les connaissances et l’éducation nécessaires pour rejoindre l’Académie delphinale, la société savante de Grenoble, et y prononcer des discours. Education faite et désireux d’ascension, Hyacinthe-Camille prend une place importante dans la société et le pouvoir royal facilite ce cheminement. Comme l’explique Mathieu Marraud dans son ouvrage De la Ville à l’Etat, la bourgeoisie parisienne XVIIXVIIIe siècle54 , l’intégration de la haute bourgeoisie à l’appareil d’état bénéficie à la fois à MARRAUD Mathieu, De la ville a l’Etat, la bourgeoisie parisienne XVII-XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 2009. Hyacinthe Camille TEISSEIRE (1764 – 1842) : Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenoble 40 l’élite bourgeoise et à la monarchie. Les postes de conseiller du roy et référendaire en la chancellerie qu’il aurait dus occuper à ses trente ans et l’accession à la charge municipale se font sous condition d’allégeance à la monarchie. Le tissu particulier de la société bourgeoise est un terrain particulièrement propice à cette manœuvre : L’obtention d’une charge municipale ou parlementaire permet des bénéfices de taille en termes d’image et de pouvoir sur sa ville. Hyacinthe-Camille pourrait alors espérer faciliter ses affaires et favoriser sa famille par des mariages qu’il n’aurait pu obtenir autrement. Le cumul des rentrées d’argent et des sources de reconnaissance permettent aux bourgeois de tisser leur réseau d’influences dans plusieurs directions et d’élargir leurs champs d’actions. Les charges parlementaires dont ils jouissent leur confèrent dès lors un statut honorable mais surtout une étape nécessaire vers la reconnaissance et l’anoblissement. Participer à la vie locale permet en effet de s’intégrer au sein d’une élite dirigeante et de découvrir, par un certain cursus honorum, les rouages de l’anoblissement.
UNE VOLONTE D’ETRE ANOBLI
« Le bourgeois de 1788 est un refoulé social »55 . Voilà ce qu’annoncent Camille Ernest Labrousse et Rolland Mousnier quand ils parlent du XVIIIe siècle français, voyant la reconnaissance des bourgeois bloquée par la prééminence de l’honneur noble, première de toutes les formes de supériorité, dépassant très largement l’avoir. La volonté d’être anobli semble pour ces deux historiens la base de toute ascension sociale. La distinction par l’argent et la renommée ne compenseraient pas le fait d’appartenir à la roture. Stendhal dans sa Vie d’Henri Brulard, œuvre non terminée proche de l’autobiographie, définit Hyacinthe-Camille Teisseire comme un homme portant une grande honte du fait de son statut de manufacturier et dont l’enrichissement n’a pu effacer cette infamie. « Camille Teisseire s’était enrichi, ou plutôt son père s’était enrichi, en fabriquant du ratafia de cerises, ce dont il avait une grande honte. » 56 55 LABROUSSE Camille-Ernest, MOUSNIER Rolland, Le XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1953, p. 353. 56STENDHAL, Vie de Henri Brulard, Gallimard, 1976 (Première édition : Henri Debraye, 1913) p.98-99. Hyacinthe Camille TEISSEIRE (1764 – 1842) : Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenoble 41 Même si la « grande honte » dont parle Stendhal est exagérée il est certain que le statut des artisans et commerçants n’était pas mis à l’honneur durant l’Ancien Régime même s’il existe de nombreux contre exemples quand ceux-ci fabriquent et vendent des produits de qualités. Cependant, certains historiens refusent une distinction nette entre bourgeoisie et noblesse. Par exemple, Heinz-Gerhard Haupt dans son ouvrage Histoire sociale de la France depuis 1789, ne fait pas de différence, même avant la révolution, entre haute bourgeoisie et noblesse. Il les place, grâce à l’avoir, dans la même classe sociale. Selon lui, les notables sont alors à michemin entre la société d’ordres et la société de classes et sont unis car ils ont des valeurs communes : celles de l’argent et une volonté de distinction sociale face aux couches les plus populaires.57 Même si cela est en partie vrai, la promesse d’un anoblissement reste toujours attractive. Bien qu’il fût reconnu grâce à son entreprise et que cette dernière lui permit de devenir l’une des familles les plus riches de la ville, le père de Hyacinthe-Camille a acheté, rappelons-le, des charges lui permettant d’accéder au privilège de la noblesse. La famille bourgeoise se construit dans le but d’accéder à cette élite bien que matériellement, comme le souligne plusieurs historiens comme Heinz – Gerhard Haupt, elle en fasse déjà partie. Il manque à la famille Teisseire, bien qu’elle soit extrêmement riche, une marche non négligeable pour atteindre le statut le plus élevé de la société. Elle est consciente que l’immensité de son patrimoine économique et foncier ne peut contrebalancer son statut de roturier. Malgré ses ambitions, Hyacinthe-Camille ne se détachera pas de l’entreprise paternelle. Bien qu’il prétende à l’anoblissement grâce aux charges achetées par son père dans ce but. Il ne renie en aucun cas l’entreprise, source de l’enrichissement de sa famille, entreprise dont il est la troisième génération de propriétaire. Sa mission est alors comme celle de ses aïeux : la faire fructifier afin qu’elle conserve son statut honorable et sa réputation.
HYACINTHE CAMILLE TEISSEIRE : CHEF D’ENTREPRISE
Fort de son caractère ambitieux et de son envie de rejoindre la classe noble, Hyacinthe Camille s’attache à l’héritage de son père et s’investit volontiers à gérer la production de ratafia. Les ventes se stabilisent durant les dernières années de l’Ancien régime et la 57 HEINZ GERHARD Haupt, Histoire sociale de la France depuis 1789, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1995. Hyacinthe Camille TEISSEIRE (1764 – 1842) : Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenoble 42 révolution n’est pas défavorable au commerce des liqueurs puisque la capitation se stabilise au chiffre encore élevé de soixante livres le plaçant encore dans l’élite économique de la ville. Produit exotique ayant une très bonne réputation, les citoyens des pays frontaliers se déplacent volontiers jusqu’à Grenoble et le commerce de Hyacinthe-Camille n’a pas souffert de la révolution. La rumeur lui attribuerait 50 000 livres de revenu sans compter son commerce 58 ce qui est assez considérable et qui, que ce chiffre soit exact ou non, dénote de la solide réputation d’entrepreneur dont jouit Hyacinthe-Camille. Le ratafia est un produit reconnu et vendu assez cher. D’après Emmanuel de Thorey en 1880, le litre de ratafia aux alentours de 1789 se vendait à environ trois livres alors que le salaire journalier d’un ouvrier de la fabrique atteignait tout juste les deux livres59. En plus de considérer le ratafia comme un produit de luxe, cette source imprimée nous renseigne sur l’embauche d’ouvriers dans l’entreprise ce qui donne à la fabrique Teisseire un statut tout autre qu’un atelier de production familiale. L’entreprise léguée à Hyacinthe-Camille apparaît donc comme une entreprise florissante proposant des produits assez luxueux, le prix de la bouteille étant supérieur à la journée de salaire d’un ouvrier. Les ventes sont donc directement dirigées vers une population aisée et l’on peut penser que la réputation des liqueurs Teisseire amène dans la boutique une partie de l’élite économique et sociale que le propriétaire peut rencontrer et ajouter, parfois, à son carnet d’adresses. Hyacinthe- Camille apparaît alors comme le chef d’une entreprise luxueuse s’adressant aux gens de sa condition et participant à son enrichissement économique et de fait, social. De fait, l’entreprise Teisseire qui a permis à la famille son ascension participe à cette différenciation sociale et place les Teisseire dans l’élite de la ville. L’enrichissement fulgurant de la famille et le choix de Hyacinthe-Camille comme légataire universel vont donner au jeune homme de dix-sept ans en 1781 toutes les clés pour un avenir riche et prometteur, mais surtout le défi de continuer l’œuvre de ses aïeux. Hyacinthe-Camille, sous la tutelle de sa mère doit à la fois gérer l’entreprise de liqueurs et continuer le processus d’anoblissement initié par son père. Seulement, alors que Hyacinthe-Camille cherche à suivre le chemin tracé pour lui, les combats pour la liberté nombreux depuis les années 1770 prennent de l’ampleur. A la veille 58 Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint Juste, Payan, etc. Tome second, Editions Baudoin Frères, 1828. 59 DE THOREY Emmanuel, Notes pour servir à l’histoire de Grenoble, Editions X. Drevet, Grenoble, 1880, p. 82. Hyacinthe Camille TEISSEIRE (1764 – 1842) : Modèle de la construction d’une identité bourgeoise dans la ville de Grenoble 43 de la révolution, les priorités de notre sujet d’étude semblent se modifier puisqu’il s’engage dès 1788 dans ces combats et met de côté son ambition d’anoblissement, le contexte historique n’y étant pas favorable. Il se range aux côtés d’une bourgeoisie nouvellement organisée et opposée à une noblesse toujours enviée. En 1788, il se présente comme député aux Etats de Romans. 60 L’engagement en politique est alors une facette nouvelle de Hyacinthe-Camille et de la bourgeoisie grenobloise.
Avant-propos |