Modalités d’existence de dispositifs urbains
Enquêter en Inde en tant que femme européenne
Le fait que j’étais une femme, jeune, étrangère, blanche et donc a priori chrétienne, interrogeant quasi exclusivement des hommes hindous55 sur un sujet relatif au sacré présageait de difficultés. Aussi, je mis en œuvre des stratégies et tactiques en vue de les limiter. Tout d’abord, le port systématique du penjabi s’avéra confortable et précieux : du premier coup d’œil, mes interlocuteurs percevaient une certaine familiarisation avec la société indienne. Pour autant, cet habit n’avait pas vocation à me « fondre » dans la société indienne. Non seulement cet objectif n’était de toute manière pas réalisable, étant donnée ma couleur de peau, mais il n’était d’autre part pas souhaitable : une femme indienne aurait difficilement pu se permettre ou être permise dans certaines situations, comme par exemple lors des entretiens dans les stations d’épuration auprès d’hommes de castes basses ou dans la tannerie à Kanpur. Il s’agissait plutôt d’assumer mon étrangeté tout en me distinguant des touristes56 . Lors des premiers échanges verbaux avec mes interlocuteurs, je commençais bien évidemment par la présentation de ma qualité de doctorante et le sujet de ma thèse. Rapidement, mes interlocuteurs me demandaient si j’étais déjà venue en Inde auparavant et je précisais les raisons de mes séjours précédents (1.2). J’évoquais alors ma formation d’ingénieure et l’année d’échange académique passée à l’IIT de Delhi. Cette mention me conférait dans tous les cas une sérieuse crédibilité, notamment de par le caractère prestigieux de cet établissement pour les Indiens. En outre, comme une part significative de ces interlocuteurs étaient des ingénieurs, l’appartenance à un 55 Concernant les acteurs du GAP en Inde, sur un total de 53 personnes interrogées, 45 étaient des hommes hindous. 56 Dans le cas de Varanasi en particulier, les touristes étaient mal perçus : du fait de la possibilité de consommer légalement de la marijuana, cette ville sainte était particulièrement en vue par des touristes jeunes venus pour passer du bon temps. Bien qu’ils constituent une ressource économique significative, ils représentent par leur attitude consommatrice et négligée, les vices de l’Occident. même corps professionnel participait à instaurer une certaine complicité, voire une familiarité : malgré mon statut d’étrangère et le fait que j’étais une femme, ils percevaient en cela un lieu commun – un jargon, un mode de raisonnement. La mention de la pratique musicale avait l’avantage de marquer une connaissance sérieuse de la culture indienne et un intérêt pour l’Inde indépendamment de la recherche. En particulier, elle introduisait une distinction qui permettait d’échapper à l’opinion répandue parmi les Indiens selon laquelle les Occidentaux ne s’intéressent qu’aux affaires et à l’argent57 . L’évocation de la pratique musicale fut par exemple décisive dans la constitution d’un crédit de confiance auprès de Rakesh Jaiswal, secrétaire général de l’ONG Ecofriends à Kanpur. Le contact avait été établi avant mon premier séjour par e-mail et lorsqu’il eut cette information, il me répondit « you’ll receive all the possible support from Ecofriends ». Aussi, sans aller jusqu’à affirmer une relation de cause à effet entre ces deux évènements, je ne fus pas déçue. En effet, lors de la première mission, il se rendit disponible à plein temps durant les trois semaines de ma présence à Kanpur : il m’expliquait les acteurs en présence, demandait chaque jour qui je souhaitais rencontrer, obtenait des rendez-vous immédiatement, m’emmenait en voiture avec son chauffeur sur place et restait lors du premier entretien. Ainsi, outre l’apport de son témoignage en tant qu’acteur, il s’avéra être un facilitateur essentiel à la réussite de l’enquête de terrain à Kanpur. Toutefois, cette attitude particulièrement dévouée n’allait pas sans susciter quelques inquiétudes : quelles étaient ses attentes en retour ? La lecture de M. Mauss [e2002b] m’avait alertée sur l’importance du contre-don, et je m’attelais à trouver les termes d’une réciprocité, sans pour autant aller au-delà des limites que j’estimais acceptables. Finalement, il s’établit sur une temporalité longue et régulière : lors de mes séjours à Kanpur, je consacrais du temps à discuter informellement autour d’un café en ville après les enquêtes de la journée, je l’accompagnais à des repas ou soirées avec ses amis tout en posant des limites en terme d’horaire et de fréquence. En fin de première mission, je fis un don financier à son association, lequel permettait de couvrir au minimum les frais d’essence et du chauffeur. Entre les missions, je veillais à donner et demander des nouvelles par e-mail environ tous les deux ou trois mois, notamment à l’occasion des fêtes religieuses, conformément aux normes de politesse et de bienséance. Dans la mesure où les difficultés relatives au fait d’être une Européenne étaient – au moins partiellement – dépassées, ce statut pouvait devenir un atout précieux. Mes interlocuteurs faisaient preuve de bienveillance et d’attention, par rapport à la compréhension des informations qu’ils me transmettaient. Ils étaient attentifs aux conditions d’accueil dans le cadre de la recherche mais aussi plus largement (ils demandaient souvent où je logeais, comment je me déplaçais etc.). Cette attitude fait partie des normes, relatives à des 57 Cette distinction était d’autant la bienvenue que ma thèse portant initialement sur les « transferts de technologie », une certaine ambiguïté quant à la finalité de mon travail pouvait persister malgré l’affichage clair de mon statut de doctorante. Cette confusion entre travail opérationnel et recherche s’est certainement retrouvée lors de ma demande de visa : tandis que je sollicitais, par le biais du service des relations internationales de l’INSA, un visa étudiant, les autorités m’accordèrent un visa business. Modes d’existence de dispositifs urbains 91 prescriptions religieuses : à plusieurs reprises, des enquêtés ont mentionné le fait que pour les Hindous, les invités sont considérés comme des dieux. Mon interprète Sarvendra Yadav confirmait cet investissement important de la part de mes interlocuteurs en comparant avec sa propre expérience d’enquêtes de terrain. Il ajoutait que cet investissement pouvait également être lié à des attentes en termes de changements de leurs conditions de travail : « May be, they have a great expectation and they expect that these interview consequences would make differences in their life. They were often asking ‘is it going to make any big policy change ?’ » 58. En effet, le statut d’étranger blanc pouvait susciter des attentes ou espoirs de support en termes opérationnels ou financiers, en particulier de la part des ONG. Par ailleurs, il est probable que le fait de n’être ni du pays colonisateur ni du pays impliqué dans le projet à Kanpur, jouait en ma faveur.
Enquêter sur le Gange sacré en tant que non hindoue
Étant Européenne, il était clair que je n’étais pas hindoue, et donc que j’étais hors castes. Or ces entretiens concernaient dans la majeure partie des hommes hindous55. Cette exclusion de la hiérarchie des castes n’était pas neutre. Elle a pu présenter des atouts, mais aussi susciter des difficultés, notamment lorsque les enquêtés appartenaient à la caste des brahmans. Cette exclusion de la hiérarchie hindoue permettait une certaine souplesse et liberté dans l’appréciation de mon positionnement dans la hiérarchie sociale par l’enquêté et donc dans les relations qui pouvaient émerger. À nouveau, le témoignage de Sarvendra m’éclairait sur l’avantage d’être « hors caste » : s’il me faisait part de la sympathie marquée par les enquêtés appartenant à sa caste, les yadavs59, et de leur enthousiasme à lui communiquer des informations et témoignages, il n’en demeure pas moins que dans les cas où il y avait divergence de caste, l’accès à l’information pouvait être difficile. Cette difficulté était d’autant plus incontournable qu’au sein d’une région, le nom de famille définit la caste d’appartenance, rendant quasiment inévitable la connaissance mutuelle de la caste entre enquêteur et enquêté. Mon enquête portant à la fois sur le Gange et les eaux usées, les individus interrogés pouvaient présenter des profils sociaux variés – classe sociale, âge, niveau d’éducation – et se situer aux extrémités de la hiérarchie de castes : des brahmans, prêtres religieux, soucieux de la qualité de l’eau du Gange sacré, jusqu’aux dhanuk et balmiki, des castes de balayeurs, en charge du nettoyage des canalisations et des filtres des stations d’épuration. Aussi, l’importance relative entre tradition et modernité variait d’un individu à l’autre, selon la caste, l’éducation, le métier, le lieu de vie, etc. Pour les acteurs dans les ministères ou les agences de développement, les aspects traditionnels étaient vécus comme archaïques, comme en témoignent certains discours péjoratifs relatifs aux rituels sur le Gange, perçus comme des sources de pollutions. Pour d’autres interlocuteurs, les discours et attitudes témoignaient du double processus d’occidentalisation et de sanskritisation (Chapitre 1 – 3.2). 58 Commentaire écrit de Sarvendra Yadav concernant [entretien 080315c].La caste des yadavs a pour activité traditionnelle l’élevage de vaches et le commerce de lait. Par exemple, le chimiste de la station d’épuration de Kanpur était d’une caste relativement basse dont l’occupation traditionnelle correspondait à l’agriculture, mais ayant suivi des études supérieures, il avait eu accès à ce poste à responsabilité. D’un côté, il adoptait des usages brahmaniques, d’un autre il revendiquait une certaine modernité. Alors qu’il était devenu végétarien et se servait exclusivement de sa main droite, il insistait régulièrement pour m’emmener boire un café dans un centre commercial climatisé, récent et luxueux. Pour d’autres enfin, en particulier à Varanasi, les normes brahmaniques étaient essentielles. Dans ce dernier cas, il était délicat, en tant que non hindoue, de traiter un sujet portant sur le Gange, considéré comme une divinité sacrée. Lors d’un entretien, Mahantji, le président de l’ONG SMF, qualifiait par exemple le titre du chapitre 3 « The rape of Ganga » de l’ouvrage de Crandall Julian Hollick [2007] comme étant inacceptable pour les Hindous. Cette critique constituait un avertissement concernant des écrits futurs, un appel au respect du Gange dans les termes utilisés et un signe de méfiance vis-à-vis des étrangers travaillant sur le sujet. Aussi, mener des entretiens auprès de brahmans s’est avéré parfois difficile, comme en témoignent les deux entretiens avec le Professeur Udai Kant Choudhary du Ganga Laboratory du département Génie civil de la Benaras Hindu University – BHU (Encadré 1). Vécus sur le moment comme un échec puisqu’ils ne me permettaient pas de renseigner ce qui avait été envisagé, ces entretiens ont finalement apporté des éléments intéressants quant à la mobilisation de registres de valeurs distincts concernant un même objet technique. Encadré 1 – conseils du Professeur U.K. Choudhary concernant mon travail de terrain « Ensuite, il me donne des conseils sur ce que je dois faire pour la suite : m’asseoir près du Gange, « your mother », l’observer sans rien lui demander et alors elle me donnera toute les réponses dont j’ai besoin. Si je lui demande, elle ne me donnera rien. Il me dit de l’observer, d’observer ce qu’elle dit à sa source, à Haridwar, Kanpur, Varanasi, dans la baie du Bengale, d’observer comment sa couleur, son débit changent… et d’ensuite revenir lui poser des questions. J’objecte que pour observer, il faudrait que je sache un minimum où aller (ayant en tête une observation des dispositifs techniques présents dans la ville), il me dit de prendre un guide, que j’en trouverai facilement dans la ville. Je reste très perplexe par rapport à ses propos : s’agit-il d’une forme d’initiation nécessaire à la suite de ma recherche, de la même manière qu’un gourou l’indiquerait à son disciple ? Est-ce une manière de me dire que ne connaissant rien au Gange (ou en ne reconnaissant pas en elle une mère ou une déesse), il ne sert à rien de chercher à comprendre le problème ? Une manière polie de dire qu’en tant qu’étrangère, je dois avant tout l’aborder de la sorte ? Le fait qu’il m’indique d’aller demander à un guide mitige beaucoup cette manière de voir : en quelque sorte, en tant qu’étrangère, je suis une touriste et ne mérite qu’un guide de touriste. Cela peut vouloir dire qu’en tant qu’étrangère, je ne peux avoir accès qu’à l’extérieur du problème. Enfin, comme Jean-Yves vous me l’avez déjà dit, rien ne sert d’essayer de comprendre ce que mon interlocuteur pense. » Extrait de journal de bord, [entretien 070813] D’autres chercheurs, étrangers ou non ont rencontré cette même difficulté. Ainsi, l’anthropologue américaine D.K. Alley [2002] fait état de la méfiance des religieux hindous vis-à-vis de la démarche d’une non croyante relative à Ma Ganga : « On one occasion, while I interviewed an important Hindu religious leader, a world renouncer, a devotee asked me, ‘Have you bathed [in Ganga] today ?’ (Apne snan kiya?). His message was: how can you, a nonbeliever or nastik, begin a quest for truth without embracing Ganga’s sacreed purity through snan? » [ibid., p. 6]. Pour sa part, lors des entretiens pour son enquête de terrain de doctorat à Varanasi, l’Indienne musulmane S. Ahmed [1994] cachait son identité religieuse : les conflits entre Hindous et Musulmans dans la région du Cachemire ayant un retentissement Modes d’existence de dispositifs urbains 93 dans le quotidien des Indiens et pouvant susciter dans le cadre de ses entretiens une défiance, ou tout au moins une méfiance. 3.4 Importance de la constitution d’un crédit pour les enquêtés brahmans Aussi, il s’est avéré crucial d’investir en temps et en attention à la constitution d’un crédit auprès des enquêtés. Ceci est certainement lié à la vénération du Gange, à la méfiance relative à l’attitude des touristes étrangers omniprésents dans les quartiers aux alentours du Gange, mais aussi à la situation conflictuelle entre les acteurs impliqués dans le GAP60. Selon les enquêtés rencontrés, il fallait évaluer l’importance de ce besoin de mise en confiance : pour les acteurs officiels, il pouvait s’agir d’une formalité de politesse – un thé partagé pour présenter à la fois mon expérience en Inde et les objectifs de la recherche et de l’entretien – mais dans d’autres cas cette phase prenait des proportions significatives. L’instauration de cette confiance pouvait alors nécessiter de se rapprocher d’un mode de communication quotidien, à savoir la conversation, qui permettait de gommer autant que possible l’artificialité de la situation d’entretien [Olivier De Sardan, 1995]. Outre l’exclusion du dictaphone, le principe était d’accepter les discussions sur des sujets annexes aux préoccupations de la recherche, voire parfois de consacrer la totalité de la première rencontre à des bavardages. Cette mise en confiance pouvait en outre être favorisée par le fait d’être recommandée ou accompagnée par des personnalités indiennes locales. Ce fut souvent le cas à Kanpur avec Rakesh Jaiswal, le secrétaire d’Ecofriends, et à Varanasi pour Mahantji, le président de SMF61 : je me présentai lors de la première visite avec un Indien brahman de ma connaissance tandis qu’entre les deux premiers entretiens, une rencontre informelle eut lieu avec un ami indien, le Dr Shah, cardiologue retraité de Varanasi. La discussion porta d’abord sur la musique classique, puis ils firent un long aparté en hindi où ils évoquèrent leur jeunesse en tant qu’étudiants à la BHU et où le Dr Shah souligna l’amitié de longue date que j’entretenais avec sa fille du même âge et par conséquent avec à sa famille. Avec Mahantji, il fallut non seulement respecter les normes brahmaniques mais aussi faire preuve de souplesse et d’adaptation vis-à-vis de celles-ci. Lors de ma première visite62, je le saluais spontanément en lui touchant les pieds. Au cours du deuxième entretien, il se positionna par rapport à cette norme : depuis l’âge de 14 ans, tous les Indiens le saluent en lui touchant les pieds, de sorte que finalement, il ne peut avoir de relation d’égal à égal qu’avec des Occidentaux63. Tandis que d’ordinaire, il était entouré de personnes souhaitant s’entretenir avec lui ou le saluer et demander sa bénédiction, je me trouvais ce jour-là seulement avec une Australienne investie pour plusieurs mois dans les activités de l’ONG. Après deux heures et demie, l’entretien s’était prolongé sous la forme d’une conversation sur 60 Toutefois, dans ce cas précis la non appartenance à la société (voire à la localité étudiée) a pu présenter un atout : j’étais perçue comme extérieure aux enjeux soulevés voire parfois comme naïve, de sorte que les enquêtés m’informaient et m’expliquaient souvent les enjeux. 61 Pour plus de précisions relatives à cet individu et cette ONG.
Méthodes d’observation sa vision du monde, de la vie et de Dieu durant plus d’une heure
Au moment de le quitter, j’allais pour lui toucher les pieds et il me demanda explicitement de ne plus suivre cette norme. L’adaptation de mon comportement aux normes brahmaniques était doublement reconnue. D’abord par le fait que Mahantji, régulièrement entouré d’étrangers ne l’effectuant pas, savait qu’il s’agissait d’une connaissance des normes indiennes et d’un effort pour les respecter ; ensuite, parce qu’il m’autorisait à revenir aux usages du groupe social auquel j’appartenais : les étrangers. Cette indication mène à deux interprétations possibles : soit, soulignant mon statut d’étrangère, il marquait une distance qui pouvait se retrouver dans des difficultés d’accès aux informations ; soit il témoignait d’une forme de sympathie et d’égalité allant de pair avec une facilitation d’accès aux informations. Étant donné l’investissement en temps lors de cet entretien et des suivants, la deuxième interprétation l’emporte. Cette attention particulière à l’instauration d’une confiance a été nécessaire non seulement pour mener à bien les entretiens mais aussi pour obtenir des sources écrites. En effet, ces documents ont souvent été transmis par les enquêtés, et cette communication dépendait de leur bon vouloir, donc de la qualité de l’interaction et du degré de confiance accordé à l’enquêteur. Maintenant que nous avons vu en quoi l’instauration d’une confiance était nécessaire au bon déroulement de l’enquête de terrain, nous allons en expliciter le contenu dans la prochaine section.
INTRODUCTION |