Mise en œuvre d’une réécriture
Dans l’ambivalence permanente de l’écriture mythologique entre création et recréation, les diférents degrés d’élaboration et de reconstruction d’un mythe ne pourront être estimés que par rapport aux œuvres préexistantes. Autrement dit, il faudra soustraire à la question de la fidélité à un mythe celle de l’innovation dans sa variation : qu’apporte un roman de nouveau pour la représentation et la connaissance d’un mythe ? Et de quelle manière rappelle-t-il les éléments « traditionnels » du mythe transmis de diverses manières en littérature, dans les diférents arts, en philosophie, etc. ? De l’importance accordée à ces deux dimensions va dépendre l’équilibre du récit entre création et recréation. Observer la composition des romans mythologiques renseigne dans une large mesure sur l’agencement de ces deux termes : la résurgence d’un mythe peut être conçue comme une recomposition, une intégration au sein d’une fiction nouvelle, une osmose. Il en va non seulement du devenir du mythe mais aussi des facultés du roman à le mettre en forme. Construction et reconstruction La mythologie antique fournit aux auteurs un matériau extrêmement ambigu à partir duquel ils développent une fiction plus ou moins singulière selon la manière d’en aborder les sources. Le centre de gravité du roman dépendra de l’importance respective accordée au mythe (tel qu’il est transmis) ou à la fiction (éléments étrangers aux formes traditionnelles) : la construction de la fiction participe à la reconstruction du mythe et réciproquement. Toutefois les notions de construction ou de reconstruction atteignent leurs limites dès lors qu’elles prennent le Mise en œuvre d’une réécriture 66 mythe pour objet. Dans quelle mesure un mythe antique peut-il en efet être reconstruit ? Il n’est pas rare de trouver dans la littérature critique des rapprochements allusifs entre la réécriture de mythes antiques et la pensée constructiviste1 . Il est tentant de considérer dans un même élan le recours à la mythologie dans le roman contemporain comme une reconstruction pure et simple d’un matériau préexistant. Chaque auteur s’appuie sur des textes et des références précises, en conserve, transforme et écarte des éléments, afin de construire un mythe qui corresponde à une intention déterminée, que celle-ci soit motivée par le désir de renouer avec une version authentique du mythe ou non. Le recours à la mythologie ne peut être rapporté à une thèse constructiviste dans son ensemble, ce phénomène de réécriture n’étant pas tributaire d’une réflexion théorique qu’il se contenterait de mettre en œuvre. Cependant, une notion particulière mérite de retenir l’attention. Dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss place le terme de « bricolage » au centre de sa réflexion sur le mythe, y compris de sa réécriture. Cette désignation qui a de quoi surprendre permet assez bien de rendre compte tout d’abord de la composition hétéroclite du mythe : « […] les mythes à la manière du bricolage […] décomposent et recomposent des ensembles événementiels […] et s’en servent comme autant de pièces indestructibles, en vue d’arrangements structuraux tenant alternativement lieu de fins et de moyens.2 » Peut-on dire pour autant de l’écriture de mythes antiques dans les romans contemporains qu’elle connaît des aspects analogues ? Du moins en retrouve-t-on un certain nombre de caractéristiques importantes : considérer un ensemble de connaissances, construire et assembler des éléments issus de sources diférentes, les permuter, reconstruire des séquences d’œuvres précises, le mythe étant soit l’objet de reconstruction, soit un instrument au service d’un projet précis.On retrouve dans les romans mythologiques cette même prédétermination des éléments mythiques, que Lévi-Strauss qualifie de « précontraints3 », l’idée d’une création à la fois libre mais toujours en lien avec une trame précise. Le terme est donc ambivalent. Certes, à partir d’une liste finie d’éléments mythiques, les combinaisons sont possibles à l’infini. Mais la création s’avère par définition restreinte : limitation de la matière dont les auteurs disposent, contraintes qui prédéterminent et réfrènent le travail autour du mythe. La réécriture de mythes antiques, telle qu’elle est mise en œuvre dans le roman contemporain, paraît difcilement réductible à une simple variation dans la composition des éléments, si riche soit-elle. Elle est plus qu’un « bricolage ». Il semble au contraire que le choix de réécrire un mythe précis est loin d’endiguer la créativité littéraire, l’inventivité. Le mythe n’est pas seulement agencé diféremment, désarticulé puis ré-articulé, il est déplacé, confronté à d’autres espaces. Réinvesti dans une nouvelle fiction, il connaît variations et métamorphoses. La mythologie est travaillée en échange permanent avec des éléments autres. Récrire un mythe, c’est non seulement recomposer des éléments connus mais les faire évoluer dans d’autres lieux, les confronter à d’autres aspects. C’est aussi ce que suggère quelques années auparavant un roman de Ernst Schnabel dans la confrontation des formes hétéroclites « bricolées » du mythe d’Ulysse. Der sechste Gesang, premier roman mythologique de Ernst Schnabel paru en 1956, exploite cette question de la construction d’un mythe. L’auteur renvoie tout d’abord directement à ses sources. En intitulant son texte « Le sixième chant », il annonce d’emblée la reformulation d’un épisode homérique, en l’occurrence le passage de l’Odyssée où Ulysse, naufragé échoué chez les Phéaciens, est découvert et accueilli par la fille du roi, Nausicaa. Ernst Schnabel choisit judicieusement ce moment si significatif tant au niveau de l’évolution d’Ulysse que dans le mouvement général de l’Odyssée. Dernière étape avant le retour à Ithaque, le séjour chez les Phéaciens représente un long 3 Ibid. p. 29. 68 moment d’arrêt dont le sixième chant retrace le début4 . Les chants six à treize de l’Odyssée témoignent d’une extrême construction, le cadre du séjour chez Alcinoos permet l’intégration de nombreux récits des aventures passées d’Ulysse auxquels s’ajoutent les paroles d’autres narrateurs. Ernst Schnabel reprend cette même conception et appréhende manifestement l’écriture d’un mythe comme une composition. Du chant concerné le roman ne conserve pas seulement la trame, il la prolonge jusqu’au treizième chant de l’Odyssée, et englobe ainsi l’épisode du séjour d’Ulysse chez les Phéaciens dans toute son étendue. On peut lire en efet dans Der sechste Gesang l’aventure chez les Lotophages (issue du 9ème chant de l’Odyssée), les chants de Démodocos (8ème chant), des allusions au Cyclope (9ème chant), un long passage sur Circé (10ème et 12ème chant). Ces passages auxquels s’ajoutent des épisodes de l’Iliade (le cheval de Troie, par exemple dès le deuxième chapitre) ou des récits étrangers à l’épopée homérique (trois courtes pièces de théâtre sur Phèdre constituent le 20ème chapitre), permettent pour les uns de reconstituer l’arrière-plan nécessaire à la compréhension de l’extrait isolé de l’Odyssée, pour les autres d’éclairer ou d’approfondir une thématique précise. Ils suggèrent surtout que du début à la fin le récit n’est autre que reconstruction. Au quinzième chapitre, alors qu’Ulysse fait la rencontre d’un poète sous les traits duquel on reconnaît Homère, le mythe, comme sa version narrative, est donné comme un assemblage d’éléments. Après avoir énuméré les nombreuses étapes de son parcours sur les traces d’Ulysse, Homère, personnage fictif, conclut : « J’assemble mon histoire morceau par morceau.5 » Le roman Der sechste Gesang est construit selon un principe analogue, et suit quant à lui les aventures de son héros en parcourant l’Odyssée. À considérer la structure de son roman, on peut dire de Ernst Schnabel qu’il recompose et décompose simultanément l’épopée homérique comme un ensemble d’éléments dont il est, semble-t-il, possible de disposer.
Une réécriture contemporaine : fragments, perspective plurielle et expérience des limites
La réécriture d’un mythe, déterminée par les intérêts conjugués d’une reprise et des caractéristiques de la littérature contemporaine, motive une réflexion approfondie sur sa mise en forme. Comment un mythe antique est-il récrit aujourd’hui ? La question présuppose non seulement la mise en œuvre de procédés modernes, mais elle émet aussi l’hypothèse d’une écriture spécifique, adaptée en quelque sorte aux exigences d’une réécriture. Qu’en est-il ? L’histoire du roman, à l’inverse de l’épopée ou de la tragédie, n’est pas étroitement liée à celle de la mythologie. Parce qu’il aborde un terrain qui ne lui est pas familier, on peut supposer que le roman mythologique donne lieu à un certain nombre d’expériences formelles. Le retour à des mythes antiques interroge le roman et ses limites. Des stratégies et procédés narratifs, qui conféreraient aux romans mythologiques une relative communauté, peuvent-ils être discernés parmi la pluralité des œuvres observées ? À considérer la forme de ces romans mythologiques, se posent la question de l’unité et de la cohésion du roman et celle de sa ou de ses perspectives narratives, des expériences que motive ou rend possible la réécriture d’un mythe. Recourir aujourd’hui à la mythologie antique revient à récrire un mythe ou un épisode particulier, voire à reprendre une œuvre spécifique, ou à fournir au roman un réseau de références mythologiques partielles. Ceci se traduit tout d’abord par l’isolement d’une ou de plusieurs séquences particulières. Autrement dit, l’attention qui est portée à un mythe précis dépasse momentanément l’intérêt pour le contexte dont il est extrait et auquel il se voit perpétuellement renvoyé. Il peut alors faire l’objet d’un approfondissement spécifique, suggérant sans cesse l’immensité et la totalité de son domaine d’origine. À l’instar des tragédies grecques, l’intérêt du récit se concentre sur un des personnages mythiques (le nombre de figures éponymes des romans est révélateur : Kassandra, Medea, Medusa, Telemach, Kalypso…) ou un de ses épisodes (Der sechste Gesang, le sixième chant, annonce la reprise d’un extrait de l’Odyssée). Walter Jens justifie le choix d’une focalisation sur une figure précise ou d’une délimitation du récit à une situation exemplaire par la nécessité de renoncer à accéder au niveau d’interprétation du monde atteint par les auteurs épiques. Évoquant Homère, il déclare : « Il semble impossible de l’atteindre, ni même de l’approcher. Même l’œuvre la plus gigantesque n’est qu’un morceau du festin.36 » Walter Jens suggère ainsi que toute notion de totalité est devenue irreprésentable. Le tout désormais impensable laisse la place à la partie, au particulier. Aspect tout à fait caractéristique hérité des modernes, les romans mythologiques contemporains fonctionnent dans une large majorité sur le mode de la fragmentation et ce, sur diférents points. Que le fragment soit retenu comme principe de narration ne signifie pas pour autant forcer le mythe ou le contraindre. La mythologie antique a beau représenter ou symboliser une totalité, la signification en soi de chacun de ses épisodes particuliers fait qu’elle se prête à la fragmentation. Lorsque Hans Blumenberg écrit « Dans le mythe, il n’y a pas de chronologie, seulement des séquences37 », il admet en mythologie l’égale importance de la partie et du tout. La mythologie est totalité et fragment. Récrire un mythe, c’est faire le choix du fragment : d’une totalité toujours suggérée soustraire une unité. La narration discontinue ofre la possibilité de figurer les échanges permanents et réciproques entre totalité et fragment propres à la mythologie antique. Jusqu’à quel point ce principe est-il poussé ? Bien que quelques romans, notamment de l’après-guerre, respectent la linéarité d’une biographie ou d’un voyage, c’est la narration discontinue qui prédomine indubitablement dans les deux périodes observées. Ainsi, l’élaboration « morceau par morceau » d’un récit mythologique telle qu’elle est énoncée dans Der sechste Gesang met en œuvre de manière de plus en plus visible discontinuités et fragments. Alors que la première moitié du texte propose une suite thématique et chronologique, la seconde s’avère plus complexe. Des fragments y sont intégrés et donnés comme tels. Par exemple, la dernière des trois courtes pièces de théâtre rapportées dans le roman demeure inachevée : « La transcription de la troisième pièce de Circé en reste là. À cet instant, la scène a dû s’obscurcir […].38 » La rupture aurait peut-être gagné à ne pas être soulignée, le fragment est intéressant pour les interrogations qu’il engendre, non pour sa mise en évidence. Avec plus de finesse cette fois, il est suggéré à la fin du roman qu’Ulysse ne perçoit plus la réalité que par bribes. Alors que le récit rapporte son voyage vers Ithaque, la voix d’Ulysse plongé dans un sommeil apparenté à la mort, se fait entendre.J’ai l’impression de m’être réveillé une fois. La mer était noire et grondait. […] C’était dans le noir et je comptai : …neuf… …dix… …onze… …douze…– Lorsque l’étoile du matin se leva, Ithaque était en vue.39 Ce passage inséré dans le récit de la traversée retrace les quelques secondes de voyage perçues par Ulysse, bref moment de conscience, expression de la passivité du personnage, emporté par un bateau, sans plus aucun contrôle sur une réalité qu’il ne saisit que par bribes, à travers quelques détails vus ou simplement perçus. Cette intrusion rapide de la voix d’Ulysse brise la linéarité installée du chapitre, le mouvement est suspendu l’espace d’un instant. Le lecteur, tel Ulysse, prend conscience des fragments qui, tout au long du roman, lui sont donnés à voir et qu’il tâche d’assembler, ignorant encore ce vers quoi le récit l’entraîne. Il en va autrement des romans dont la mythologie n’est pas le sujet principal : c’est le récit qui apporte les mythes antiques bribe par bribe. Wolfgang Koeppen fait du fragment le principe même de sa trilogie d’après-guerre. Tauben im Gras, premier pan du triptyque40, exploite ce procédé du début à la fin. La représentation discontinue de la réalité, la succession de séquences isolées, la structure éclatée du roman et de chacune de ses parties contribuent à exclure toute linéarité. À en juger par le nombre considérable de références mythologiques réparties dans le roman tout entier, la narration fragmentaire est traduite et accentuée par une conception particulière de la mythologie : le mythe ne se donne jamais que par fragment, morcellement, rupture. Les figures mythologiques présentent une grande diversité : dieux, héros, muses,