Mise en Evidence de l’évènement anoxique océanique
Réponse microfaunistique à l’installation de l’EAO2
La succession verticale des dépôts cénomaniens des deux coupes attestent d’une évolution depuis un milieu de type plate-forme externe pour les deux unités IA, et IB, intermédiaire pour l’unité IC, puis plate-forme interne pour la partie inférieure de l’unité ID. Dans les derniers termes de l’unité ID et la base de l’unité IIA, les sédiments évoluent graduellement vers la zone de transition plate-forme/bassin avec l’abondance des foraminifères planctoniques, une diminution drastique en ostracodes et l’apparition des filaments qui témoignent de l’approfondissement et de l’ouverture du milieu de dépôt. Les conditions à l’interface eau/sédiment, au cours de la transgression du Cénomanien supérieur-Turonien inférieur, paraissent marquer par une anoxie globale et un manque relatif en oxygène. En Tunisie méridionale, Abdellah (1995) suggère que cette transgression a limité l’extension des groupes néritiques aux domaines intertidaux et a favorisé l’étalement de faciès à cachet bathyal en domaine de plate-forme. Notons que la base des calcaires marneux de l’unité IIA de la coupe de Thénièt El Manchar, qui correspondent à la limite Cénomanien supérieur-Turonien inférieur, montrent des faciès semblables à ceux des calcaires marneux gris feuilletés en fines plaquettes de la Formation ″Bahloul″ dans l’Atlas saharien oriental (Monts de Mellègue), qui sont riches en foraminifères planctoniques, glauconie et grains de phosphates et pauvres en matière organique (Salmi-Laouar et al., 2018). D’autres part, dans la région de Batna (domaine préatlasique et atlasique), comme dans plusieurs régions en Algérie, le Turonien est représenté par une barre de calcaire massif, déposée dans un milieu peu profond (Bellion, 1972). A cette période, les conditions de stress écologique s’atténuent avec un retour progressif aux conditions normales d’oxygénation, validé par l’apparition des Helvetoglobotruncana. La succession standard des événements déjà reconnus en Afrique du nord, à savoir : l’abondance de foraminifères planctoniques, la présence de ‘filaments’ et une réduction drastique de la faune d’ostracodes est bien marquée dans les deux domaines et indique que l’influence de l’EAO2 aurait une incidence globale. Les différentes biozones identifiées coïncident absolument avec celle proposées par Robaszynski et al., (1993).
Géochimie
Les marqueurs géochimiques sont communément utilisés pour caractériser l’extension spatiale et temporelle des évènements paléoenvironnementaux d’une part, et effectuer des corrélations entre différents domaines paléogéographiques d’autres part (Soua, 2011). De différents signaux géochimiques indiquent les périodes de déficit en oxygène. Ils apportent des données complémentaires sur le taux de la sédimentation, le climat, et l’eustatisme. L’importance de leur variation est favorable à l’expression de bons repères pour soutenir solidement une interprétation synthétique en termes de l’EAO2. Elle envisage aussi des corrélations précises afin de montrer l’enregistrement de cet évènement paléogéographique entre les différentes régions au passage Cénomanien supérieur-Turonien inférieur. Géochimiquement, le passage Cénomanien-Turonien, soit l’évènement anoxique océanique 2 (EAO2) est attesté par (1) l’enrichissement en matière organique, (2) la pauvreté en CaCO3, (3) l’excursion négative de Δ 18O et (4) l’excursion positive de Δ 13Ccarb coïncident parfaitement avec le comportement des marqueurs biologiques et en particulier des foraminifères planctoniques et l’apparition d’une sédimentation laminée (des calcaires marneux grisâtres feuilletés) qui corresponde à la surface transgressive (ST). L’évènement anoxique océanique 2 implique des conséquences économiques majeures grâce à ses faciès laminés sombres riches en matière organique marine planctonique (COT de 1 à 27%) et aux minéralisations polymétalliques associées (ex : Bechtel et al., 1998 ; Southam et Saunders, 2005). Le présent travail porte sur les empreintes géochimiques de l’EAO 2 dans la région de Batna. Les prélèvements serrés pris le long de deux coupes Thénièt El Manchar et Firmet Riche « Dj Bou Arif » dans des faciès cénomaniens à turoniens ont fait l’objet d’analyses géochimiques multidisciplinaires : calcimétrie, isotopes stables (carbone et l’oxygène) et carnone organique total (COT). I. Résultats L’évolution des données isotopiques du carbone et de celles de l’oxygène, est calibrée grâce aux données calcimétriques et aux teneurs en COT (Figure 15 et 16). Les courbes isotopiques du signal Δ 13Ccarb comportent des excursions positives (enrichissement des valeurs) coïncidant avec le passage Cénomanien-Turonien.
Coupe de Thénièt El Manchar
Les Unités IA, IB et ID d’âge Cénomanien et l’Unité IIA d’âge Turonien inférieur, de nature marno-calcaires, montrent des taux moyens de CaCO3, de l’ordre de 45%. Les taux les plus élevés (>70%) sont enregistrés dans les niveaux calcaires de l’unité IC et quelques niveaux de l’unité ID, d’âge Cénomanien moyen à supérieur. Ces teneurs en CaCO3 confirment la nature carbonatée de la série étudiée de la coupe de Thénièt El Manchar. Le profil de la courbe Δ 18Ocarb relatif à la coupe étudiée (Figure 15) montre une tendance négative avec des valeurs relativement homogènes dont la moyenne est de l’ordre de -7.9‰. Les valeurs de Δ 13Ccarb sont généralement marquées par une excursion positive avec un enrichissement autour de la limite Cénomanien-Turonien et quelques pics négatifs, pouvant atteindre -7‰, marquant les niveaux calcaires des unités IB et ID. Le contenu en COT des échantillons du Cénomanien et du Turonien inférieur montre des teneurs relativement faibles, variant entre 0,037% et 0,100%, avec une teneur moyenne de l’ordre de 0,064%
Discussions et interprétation des données
L’enregistrement isotopique du carbone et de l’oxygène est représentatif des conditions paléo environnementales ; la principale difficulté reste dans les multiples fractionnements que ces isotopes peuvent subir lors des processus diagénétiques. L’interprétation de leur signal isotopique nécessite donc une approche détaillée et prudente. Ainsi, la prise en considération du milieu de formation des sédiments et le croisement de plusieurs paramètres (pétrographique, biostratigraphique et géochimique) permettent de réduire les incertitudes quant aux conditions environnementales (température, salinité et profondeur) au passage Cénomanien-Turonien. Ils permettent également de mieux comprendre les facteurs locaux qui ont contrôlé la durée de cet évènement et la quantité de la matière organique déposée. Les carbonates de Thénièt El Manchar et de Firmet riche, constituent des archives majeures de paléo environnements marins, notamment grâce à leurs enregistrements des variations isotopiques (carbone et oxygène), calcimétriques et pourcentages en COT soutenus par un découpage biostratigraphique fiable. En effet, les paléo températures seront estimés par les données de Δ 18O et les taux calcimétriques, tandis que l’estimation et le calcul de la productivité de la matière organique sont assurés par les données de Δ 13C et du COT. A l’échelle mondiale, l’intervalle du passage Cénomanien-Turonien est marqué par une élévation du niveau marin accompagné d’une productivité primaire, d’une excursion positive de Δ 13C et d’une baisse importante des valeurs de Δ 18O (Hilbrecht et Hoefs, 1986) et de CaCO3 (Keller et al., 2001 ; Soua, 2005). L’analyse du profil vertical de CaCO3 montre des valeurs assez élevées au cours du Cénomanien, qui diminuent à l’approche du Cénomanien-Turonien. En effet, L’augmentation du taux de CaCO3 traduit une diminution de la tranche d’eau tandis qu’une proportion décroissante s’explique généralement par un approfondissement du milieu de dépôt (Erba, 2004). Les crises de la production carbonatée sont généralement interprétées comme la conséquence de perturbations induites de manière plus ou moins directe par des émissions accrues de dioxyde de carbone (Soua, 2005, 2011). En fait, la précipitation des carbonates dépend et traduit tout à la fois une production élevée de la teneur en CO2 atmosphérique et la dissolution des carbonates traduit une consommation (captage) de CO2, d’où un équilibre. D’autre part, l’augmentation de la température moyenne des océans diminue la solubilité du CO2 dans l’eau, ce qui entraine une augmentation de la teneur en CO2 atmosphérique, expliquant en partie le fort taux de CO2 atmosphérique au Crétacé. Un lien intime existe entre la précipitation des carbonates et le climat du Crétacé supérieur (- 93,5 Ma). Cette période est Chapitre IV : Géochimie 72 caractérisée par une forte activité magmatique (Larson et Erba, 1999), entrainant une augmentation de chaleur et un rejet important de CO2 dans l’atmosphère. Cette élévation importante des paléotempératures des eaux bathyales est confirmée par les valeurs négatives, relativement homogènes de l’ordre de –7,9‰, de l’oxygène des carbonates effectuées seulement dans la coupe de Thénièt El Manchar. Ces valeurs témoignent d’une stabilité relative des conditions paléo-environnementales. En outre, et à l’approche de l’installation de conditions défavorables durant le Cénomanien-Turonien, l’accumulation de carbonate de calcium biogénique varie de façon significative et sa solubilité est favorisée par la présence de matière organique (Archer et Maier-Reimer, 1994). La courbe de Δ 13C révèle, quant à elle, des valeurs en majorité positives avec un enrichissement local de plus de +3‰ au Cénomanien supérieur. Cette anomalie positive, mesurée dans les carbonates, reflète donc l’enfouissement de quantités de matière organique riche en Δ 13C et l’extraction préférentielle de Δ 12C de l’eau de mer par le plancton marin (Jenkyns, 1980). Elle traduit, ainsi, une perturbation du cycle global du carbone (Scholle & Arthur, 1980). L’enrichissement en Δ 13C à l’approche du CénomanienTuronien, soit de l’évènement anoxique océanique 2, coïncide avec l’apparition des filaments, des calcisphères, de la glauconie et du phosphate, témoignant de l’approfondissement du milieu. Il indique d’importantes modifications paléoenvironnementales largement interprétées comme le résultat d’une chute en oxygène (Arthur et al., 1987 ; Jarvis et al., 1988, Soua, 2011) dans un milieu assez profond. Toutefois, des pics négatifs, accompagnés de faibles taux de COT, alternent avec ceux positifs sont à signaler tout au long de l’Unité IB et ID d’âge Cénomanien moyen et Cénomanien supérieur. Ces variations isotopiques indiquent, que dans certains cas, un apport faible de productivité biogénique ou une oxygénation continue et un recyclage régulier du carbone organique (Jenkyns, 1980, Hilbrecht et al., 1996) précède ou accompagne l’enfouissement du carbone organique dans les sédiments (Jenkyns, 2010). Le taux de COT de l’intervalle Cénomanien-Turonien montre des teneurs variantes entre 0.056% à Thénièt El Manchar et 1,5% à Firmet Riche « Dj Bou Arif ». Ces teneurs restent relativement faibles par rapport à ceux du nord. Le Tell oriental par exemple révèle l’enregistrement des dépôts confinés où les teneurs les plus élevées en carbone organique total sont montrées au Sud-est du Constantinois avec une valeur moyenne de 4% (Askri et al., 1995) avec des pics dépassant 13%. Au niveau de l’Atlas saharien oriental, et exactement Chapitre IV : Géochimie 73 dans la région de Tébessa, les taux de COT est entre 0,8 et 2% dans la coupe de Chemla (Ruault-Djerrab, 2008) et de 1, 36% dans la coupe d’Es Souabaa (Chaabane, 2015). Dans les Aurès, ce taux varie de 2,7% à moins de 1% aux abords du Djebel Chélia (Naili et al., 1995 ; Herkat, 1999, 2002). Au sud, les coupes menées dans le Hodna expriment un taux de COT de l’ordre de 2%. Plus au Sud, les argiles cénomano-turoniennes de la plate-forme saharienne illustrent des teneurs assez fortes de COT (4 à 7%, Askri et al., 1995). En Tunisie centrale (Kalaat Senan) montre un taux élevé de 1% à plus de 2% dans la formation Bahloul et plus de 1,5% dans la partie basse du Cénomanien inférieur (selon Robaszynski et al., 1994). Le taux résiduel de la matière organique est contrôlé par l’ampleur et la répartition locale de l’enregistrement de l’évènement anoxique océanique et sa conservation dépend de la profondeur et de paléomorphologie du fond. La comparaison des résultats du carbone organique total montre que la quantité est plus faible à Thénièt El Manchar appartenant aux monts de Bellezma qu’à Firmet Riche « Dj Bou Arif » représentant les monts des Aurès. Ces résultats attestent que l’’accumulation de la matière organique dans la région de Batna s’est opérée à des profondeurs différentes dans les deux domaines et que l’accumulation la plus importante est signalé au sud dans la région, réputée pour être profonde. Ces interprétations s’intègrent bien au contexte paléogéographique et géodynamique régional. Parallèlement, la distribution des indices géochimiques au cours de la période considérée, livre des indications complémentaires qui confortent l’idée que l’EAO2 a touché toute la marge sud de la Téthys et sur l’existence de relations marines entre cette dernière et la région étudiée.
CHAPITRE I : Généralités |