Mise en catégorie d’une population dans l’école et contexte socio-historique de l’échec scolaire
Si nous voulons étudier l’évolution des rapports entre les Gens du voyage et l’école, il est nécessaire d’étudier ces relations au regard des changements vécus par l’école dans un contexte de redistribution des valeurs économiques et linguistiques. Monica Heller met l’accent sur le fait que « les changements sociaux contemporains sont linguistiquement infléchis de manière profonde et complexe » et soutient que « nous vivons à une époque où le rôle de la langue est élargi et intensifié » (« contemporary social changes are linguistically inflected in profound and complex ways. We argue that we are living in times in which the role of language is both extended and intensified ? ») (Heller, Pietikäinen & Pujolar, 2017 : 19). L’école prend part à ces changements sociaux, sa place et son utilité ont évolué. Replacer l’école dans son historicité nous amène à comprendre et à situer son importance dans le monde social contemporain et à réfléchir sur les effets que cela produit sur les relations que le monde scolaire et les Voyageurs entretiennent. Les questions de scolarisation et d’échec scolaire des enfants appelés EFIV124 dans le système scolaire actuel, est à la croisée, à la rencontre de deux historicités : celle des Tsiganes devenus dans les textes Gens du voyage et celle de l’école, du collège unique depuis les années cinquante. La prise en charge des Gens du voyage dans les dispositifs de politiques publiques actuels se fait sous l’égide du principe d’égalité. Dans un système républicain, comme s’en réclame le système français, il s’agit de ne pas indiquer ou prendre en compte les différences entre les citoyens français mais bien de signifier une égalité de traitement pour tous. Ainsi ce sont bien les valeurs issues de la Révolution, valeurs d’égalité républicaine, qui n’autorisent aucune discrimination, qui vont empêcher les législateurs de nommer les Tsiganes ou romanichels dans les textes. De là l’apparition d’une notion juridique et politique nouvelle : la résidence fixe ou le sans domicile fixe. La mobilité va servir à ne pas nommer directement les personnes visées. En reflet du traitement républicain d’une population marginalisée dans les faits, je m’attacherai à faire apparaître que l’école de la République qui n’est pas égalitaire par nature 124 Enfants issus de familles itinérantes et de Voyageurs Mise en catégorie d’une population dans l’école et contexte socio-historique de l’échec scolaire 118 (Terrail, 2003 : 136), participe de l’héritage d’une société jacobine sacralisant l’unité, issue d’une Révolution incapable d’« exprimer sous une forme positive le caractère conflictuel de la société » (Sadoun, 2000 : 436). Ainsi, nous verrons que la logique scolaire, miroir du système social à plus grande échelle, va reproduire la nécessité théorique d’égalité de tous ces élèves et connaître des paradoxes similaires dans ses effets. Sans entreprendre une sociologie de l’école, je relèverai divers éléments (historiques, terminologiques et conceptuels) qui aideront et soutiendront la réflexion générale de ce travail pour saisir le contexte scolaire actuel dans lequel sont pris les élèves rencontrés tout au long de mon terrain. Dans un premier temps j’aborderai, dans une présentation non-exhaustive, les transformations de l’institution scolaire à partir des valeurs républicaines d’égalité de tous les citoyens issues de la Révolution et portées par les politiques de la troisième République. Je donnerai les repères historiques qui me paraissent nécessaires à la compréhension des enjeux contemporains de l’accueil des élèves issus de familles itinérantes et de Voyageurs, et ce, plus particulièrement dans l’enseignement secondaire. J’aborderai ensuite la critique de la démocratisation scolaire dans les années soixante et mettrai en discussion les questions d’égalité/inégalité, équivoque majeure de l’école depuis sa naissance.
Éduquer en masse, un idéal républicain
Dans les premières sections de ce chapitre je m’attacherai à décrire les phénomènes de massification ou démocratisation scolaire quantitative et de démocratisation scolaire qualitative (Lapostolle, 2005 ; Merle, 2002 ; Prost, 1986) qui ont profondément transformé l’institution scolaire française. Je définirai la massification scolaire comme étant liée à la croissance démographique et permettant un accès massif des enfants des classes populaires à l’enseignement secondaire et supérieur. Ce phénomène de massification scolaire renvoie à l’augmentation globale de la durée de la scolarité des élèves et à « l’ouverture de l’accès aux études longues aux enfants de milieu populaire » (Beaud, 2008 :149). Nous considérons le la démocratisation scolaire comme issue des discours de politiques souhaitant faire passer l’idée qu’il y a, dans l’école, moins d’inégalités entre les classes sociales et une volonté de « mettre un terme à toute corrélation entre l’origine sociale des élèves et la voie vers laquelle ils s’orientent » (Lapostolle, 2005 : 416). L’accès à l’éducation a longtemps été réservé aux enfants de milieux favorisés. Le développement de l’école publique, la mise en place de l’instruction obligatoire et le choix plus important de filières ont engendré une forte augmentation des enfants scolarisés tout au long du XXème siècle.
L’instruction laïque et obligatoire
La Révolution et « la remise en cause des privilèges et des inégalités « de naissance » (c’est-à-dire de milieu social) débouche inévitablement sur la nécessité de l’instruction pour tous ». La France veut un Peuple « éclairé ». Pour cela les dirigeants, menés par l’idéal républicain et la nécessité de « revitaliser la nation humiliée par la déroute de 1870 » (Merle, 2016 : 81), reconfigurent et généralisent l’instruction. À fin du XIXème siècle les lois Ferry instituent un tournant de l’enseignement primaire et ouvrent l’école à un plus grand nombre. L’objectif des pères fondateurs de la troisième République a été d’édifier un sentiment national et de poursuivre les changements à l’œuvre depuis la Révolution en rendant l’enseignement primaire public et gratuit (loi du 16 juin 1881). L’école sera partie prenante du passage entre la société traditionnelle et la société moderne. Si « la monarchie n’avait pas besoin d’école [car elle] associait un destin au berceau […] La république est rupture : les individus sont promus égaux et libres. Encore faut-il que l’accès à l’école soit égal. » (Merle, 2016 : 75). Jules Ferry veut une École républicaine qui mettra un terme aux divisions entre les Français. Dans l’introduction de sa conférence du 10 avril 1870 intitulée « De l’égalité d’éducation », il pose les jalons de « l’œuvre pacifique, […] généreuse » qu’il souhaite réaliser en faisant : « disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation »125 (Ferry, 1893 : 287). Ce modèle scolaire républicain universaliste pose les bases de l’école française et d’un système où l’éducation du Peuple devrait assurer l’égalité des citoyens. Dans ses fondements l’école, avec la séparation primaire/ secondaire, marque dès ses débuts le processus de hiérarchisation sociale. En effet, si la volonté d’égalité est présente dans les discours, le primaire est pour le peuple et le secondaire pour l’élite sociale (Prost, 1968 ; Merle, 2016). La loi du 28 mars 1882, sur l’enseignement primaire obligatoire qui vise les enfants des deux sexes, de six à treize ans, allonge la durée d’obligation scolaire et en change les modalités126. Elle a principalement deux objectifs. Celui de rendre l’instruction laïque, en supprimant l’enseignement de la morale religieuse au profit d’une « instruction morale et civique »127, et celui de rendre l’instruction obligatoire. Pour le sujet qui m’intéresse je retiendrai que c’est bien l’enseignement des savoirs (l’instruction) et non pas l’école en tant qu’établissement qui est obligatoire. Dans les textes de loi, l’obligation concerne bien le fait d’instruire les enfants et non de les scolariser, c’est-à-dire de les contraindre à fréquenter un établissement scolaire128. Concernant la fréquentation scolaire, la hausse des taux de scolarisation au cours du XIXe siècle masque des progrès effectifs en demi-teinte. Ainsi en 1935, 50 % des élèves sortent de l’école sans avoir obtenu le certificat d’études primaires. Suite aux lois fondatrices de Jules Ferry, la gratuité de l’enseignement a été étendue à l’enseignement secondaire par la loi du 31 mai 1933 et l’obligation scolaire prolongée jusqu’à l’âge de quatorze ans « pour les enfants des deux sexes, français et étrangers »129 par la loi du 9 août 1936. Cependant le taux de scolarisation des enfants en âge d’être en sixième n’arrive pas encore à 50 % à la fin de années cinquante. Plus tard, des réformes changeront le système éducatif en l’engageant sur la voie du collège unique. Cette idée du collège unique n’est pourtant pas neuve. Elle date principalement du manifeste des Compagnons de l’Université nouvelle édité en 1918. Ce groupe d’officiers ayant connu les tranchées de la première guerre mondiale et son mélange social, propose un véritable changement en soutenant l’idée d’intégration nationale par l’École. Ces « enfants de chaque classe sociale s’étaient retrouvés dans les mêmes tranchées […] mais ne devaient pas se retrouver sur les mêmes bancs » (Merle, 2016 : 81). La conception même d’école unique est donc née de l’expérience de la grande Guerre et de ses conséquences. Au seuil d’une intense période de reconstruction post-guerre pour la France, les Compagnons de l’Université nouvelle voulaient, en s’attaquant au système de l’école, reconstituer le capital humain du pays et promouvoir des valeurs d’égalité entre les citoyens.
La volonté politique d’un collège unique
À partir de 1958, la structure du système éducatif est profondément modifiée par plusieurs mesures politiques permettant la massification du second degré. C’est sous la présidence du général de Gaulle que les réformes essentielles du collège unique vont avoir lieu. Revenu au pouvoir, ce dernier va en faire une « affaire d’état », pour reprendre une expression de Christian Nique (1990). En effet, De Gaulle va s’attacher à l’idée que la classe ouvrière doit, sous son mandat, intégrer la communauté nationale. L’École est pour lui un moyen d’atteindre cet objectif. Un des buts de la massification scolaire est donc bien de rendre tous les citoyens sensibles à l’idée de Nation et d’appartenance à celle-ci. Cela permettra également d’élargir le recrutement des élites pour faire face à une économie en évolution. Ainsi, l’ordonnance du 6 janvier 1959 ou réforme Berthoin, voit le jour et reprend les dispositions de la loi de 1882 en les aménageant quelque peu, puisque son article 3 précise que l’instruction obligatoire « peut être donnée soit dans les établissements ou écoles publiques ou libres, soit dans les familles par les parents, ou l’un d’entre eux, ou toute personne de leur choix ». Elle complète les lois sur l’instruction obligatoire et généralise l’entrée en sixième. Elle prolonge également la scolarité obligatoire de quatorze à seize ans et réforme le système éducatif. L’ordonnance crée des enseignements généraux et techniques court et longs, ainsi que des collèges d’enseignement général qui permettent de décrocher le certificat d’aptitude professionnel (CAP). Après un cycle d’observation (équivalent d’un « tronc commun »), composé des classes de sixième et cinquième, trois filières sont proposées pour l’orientation. L’enseignement général long va amener les élèves à la prolongation des études en lycée avec, comme finalité, l’obtention du baccalauréat. L’enseignement général court, instauré par décret du 6 janvier 1959, va créer les collèges d’enseignement général (CEG) et scolariser les élèves de la sixième à la troisième. Enfin l’enseignement professionnel se déroulera dans les collèges d’enseignement technique.