MIGRATION INTERNATIONALE, REDYNAMISATION
SPATIALE ET ECONOMIQUE DANS LE LITTORAL
NORD
MIGRATION INTERNATIONALE
La migration internationale résulte le plus souvent d’un déplacement de personnes d’une localité vers une autre. Elles vont à la recherche de meilleures opportunités, aussi est-elle considérée par Pierre George8 comme un correctif à la pauvreté de l’individu et du groupe. « Dans cette perspective, on convient aisément que les inégalités dans la répartition géographique des richesses et du travail sont parmi les déterminants essentiels de l’émigration des populations les plus défavorisées. » (Lalou, 1996 :47)9 Mais la migration a connu une évolution dans ses causes et ses formes ; Abdelkrim Belguendouz se demande comment interpréter les différentes formes de migrations externes depuis l’apparition de l’Etat-Nation, car ce n’est qu’à partir de là, que l’on peut véritablement parler de migration internationale ?Ainsi, elle peut prendre une double connotation celle forcée ou économique mais nous nous intéressons au dernier puisque expliquant mieux les mobilités spatiales entre pays riches et pays pauvres. « La théorie de Lee part du postulat que la migration est le résultat d’un calcul individuel fondé sur les facteurs d’attraction (lieu de destination) et les facteurs de répulsion (lieu d’origine), cette évaluation des facteurs s’apparente grandement à l’analyse coût-bénéfice suggérée par Sjaastad (1962), même si lui-même n’utilise pas ce vocable ». En fait, la définition de la mobilité internationale ne fait pas l’objet d’un consensus entre les chercheurs en raison de la complexité de ce phénomène et de son importance en termes d’enjeux sociopolitiques. L’explication du phénomène migratoire fait appel donc à un ensemble de théorie mais pour Piché (2013), « une théorie migratoire doit accomplir essentiellement deux choses : (1) expliquer pourquoi les gens migrent (les causes) ; (2) démontrer dans quelle mesure la migration atteint ses objectifs (les effets). » parmi celle-ci, nous avons les facteurs attractifs et les facteurs répulsifs. Les premiers renvoient à la situation du milieu de départ qui est souvent caractérisée par un sous-emploi, un faible niveau de vie, une absence ou une disparition des ressources un manque de disponibilité de terre cultivable. Les seconds constituent l’attraction de la possibilité éventuelle de trouver non seulement un emploi plus rémunérateur dans les pays d’accueil mais aussi la possibilité de mieux y gagner sa vie. Pour ces populations, c’est un rêve d’atteindre « l’Eldorado » avec l’idée de faire vite fortune dans les pays occidentaux. Ce double jeu de facteurs est un élément fondamental pour l’explication du phénomène migratoire, car faisant appel à une différenciation économique entre deux pays. Les populations préfèrent se rendre dans les zones à plus forte opportunité afin de mieux gagner leur vie. Pour Amin S, (1995 : 32) « il est évident que les migrants sont des êtres rationnels qui vont vers les régions où il existe une chance de mieux gagner leur vie ». Ainsi les économistes néo classiques se sont attachés à l’hypothèse que les migrations résultent de différences de niveau de revenu entre pays de provenance et pays d’origine. La situation d’amont renvoie à un faible niveau de vie de la personne dans sa localité d’origine, ce qui la poussant à préférer partir que de rester sur place. « Le facteur… le plus important tient cependant aux motivations économiques des acteurs (Ravenstein, 1889 : 286). Selon l’approche néoclassique issue de ces prémisses, la migration est une action rationnelle qui amène à maximiser l’« utilité ». Les acteurs comparent la satisfaction qu’ils retirent de leur localisation actuelle avec celle qu’ils pourraient retirer d’un déplacement et une insatisfaction résidentielle engendre un mouvement (Rossi, 1955). » La situation du milieu de départ est marquée par un ensemble de facteurs répulsifs qui ont trait à la raréfaction des ressources halieutiques et une faible diversification des activités ; trouver du travail autre que la pêche est très difficile. Ces éléments poussent certains habitants à tenter l’émigration par moyen de pirogues. Ce départ est d’autant individuel que collectif mais il faut signaler que la famille a joué un rôle important dans la décision de partir puisque ces collectivités rurales privilégient la vie en groupe. Cette situation explique la raison de rechercher des moyens pour le bien-être de la famille. La décision de départ de l’individu est de ce fait collectif car concernant l’ensemble des membres du ménage. « La probabilité de migration peut ainsi différer en fonction du rang dans la fratrie, l’aîné pouvant par exemple être appelé à rester au pays pour se marier et assumer le rôle de chef de famille tandis que son cadet entreprendra une migration. »14 Le départ en migration répond dans nos sociétés à une volonté de résoudre les problèmes du ménage. Ce qui implique une motivation traduite par les travaux d’Eugene Tartakovsky et Shalom H. Schwartz (2001)15 qui « distinguent ainsi trois types de motivations pour émigrer : la préservation (recherche de sécurité), le développement personnel et le matérialisme (amélioration financière). Ils montrent que ces motivations varient et s’articulent avec les valeurs et la personnalité de chaque individu dans un contexte socio-historique donné. » Les Etats d’accueil jouent également un rôle dans les mobilités Selon Pierre George (1976), la décision n’appartient plus aux migrants, mais aux gouvernements et aux organisations internationales qui fixent des « quotas », orientent les flux suivant les besoins de l’économie. Dans tous les cas d’analyse, le départ répond à une volonté de résoudre les problèmes de l’individu et du ménage.
Les conséquences d’une intégration forcée
Des facteurs exogènes ont toutefois bouleversés ces modes d’organisation sociales communes aux sociétés diolas. L’introduction des religions révélées, la colonisation puis les indépendances corrélées à la modernisation ont eu de fortes incidences sur les modes de vie. D’abord, l’introduction de l’Islam (par les mandingues et les maures dès le 18è siècle) puis du Christianisme (19ème siècle) aura des répercussions directes sur les formes de croyance, même si le syncrétisme religieux diola laisse apparaître une forme de conservation des croyances animistes malgré les conversions aux religions monothéistes. Ensuite, la colonisation, qui s’est tardivement et péniblement imposée à ces populations réfractaires à toute forme de soumission249 a sensiblement transformé les relations de genre et les dynamiques économiques notamment avec l’introduction de la culture de l’arachide. Enfin, les sociétés diolas n’ont pendant longtemps pas connu la monétarisation, vendant peu et basant leurs échanges sur le système de troc250. La colonisation puis la période post coloniale inaugurent une ère de modernité qui voit le développement de la monétarisation et l’accélération des migrations, qui ont eu un impact direct sur l’organisation sociale : « L’obtention de revenus monétaires se réalise par l’émigration et par la culture de l’arachide (…) avec la culture de l’arachide, les jeunes ont acquis leur indépendance financière, mais se sont trouvés bloqués dans leur aspiration sociale […] Qui plus est, l’extension de l’arachide et de l’émigration provoquent l’abandon des rizières et des techniques spécifiques de production diola, c’est-à-dire de la base de la culture de ce groupe »251 . En prenant en compte toutes ces transformations, Louis-Vincent Thomas et Paul Pelissier dressent ainsi une typologie des sociétés diolas, sujette cependant à des brouillages252 : – Les diola de la rive sud, évoluant dans des paysages de forêt dense de type sub-guinéen, sont restés essentiellement riziculteurs (riz inondé), animistes et dans une moindre mesure christianisés. Ils sont perçus comme plus conservateurs et sont identifiés à la symbolique « du vrai diola ». – Les diola rive nord, évoluant dans des terres moins inondées, pratiquent la riziculture (riz de montagne) mais ont diversifié leurs pratiques agricoles (culture de l’arachide, cultures maraîchères, cultures céréalières), mènent parfois des activités non agricoles (commerce) et sont majoritairement islamisés – Les diola de la zone ouest mandinguisés, c’est-à-dire sous influence mandingue La diversité de ces sociétés de Basse Casamance explique la difficulté des colonisateurs puis de l’État post colonial sénégalais à asseoir un contrôle et une administration directe sur ces populations. En effet dès le XVe siècle où les européens (Portugais) font la découverte de ces côtes, les archives insistent sur le refus de ces populations de Basse Casamance (Flup en particulier, un des groupes socio-culturels diolas) de commercer avec qui que ce soit, notamment en matière de traite, car ils se suffisent de leurs richesses « Les deux côtés de cette Rivière (Casamance) sont habités par des Floupes braves, c’est-à-dire sauvages en termes portugais ; ces gens ne veulent avoir aucune communication avec les blancs et sont continuellement en guerre avec leurs voisins, quels qu’ils puissent être ; ils sont hardis et entreprenants ». C’est à partir du XIXe siècle que de timides échanges vont être amorcés avec les Blancs, notamment avec l’installation française (1886). Ces derniers se heurtèrent cependant, lors de leurs tentatives d’asseoir une administration directe, à des faits de résistance. Face aux troupes coloniales, hors l’affrontement direct et l’embuscade, les formes de résistance des villageois passent par le refus de l’impôt, le pillage des pirogues et installations, le rapt d’habitants traités de « collaborateurs », les mauvais traitements infligés aux traitants et, pour échapper aux expéditions punitives, la fuite dans la forêt après avoir démonté les toitures et déménagé du bétail et des provisions de riz254. L’exécution du lieutenant Truche à Seleki en 1886 occasionnée par la blessure d’une sagaie empoisonnée s’inscrit dans la lignée de ces affrontements directs motivés par un refus de soumission (idem). En outre, les colons n’ont pas pu mettre en œuvre en Basse Casamance la méthode faidherbienne qui avait aussi bien marché pour le Nord et selon laquelle « Il n’y a pas de commandement territorial sans chefs indigènes qui servent de rouages entre l’autorité et la population » 255. En Haute et Moyenne Casamance, des résistances dirigées par des guerriers sont à noter (Fodé Kaba ou Moussa Molo sont de grandes figures de la résistance) mais comparativement il y a eu peu de résistances populaires. Les français ont eu moins de mal à s’imposer dans cette partie de la Casamance car une fois le chef éliminé ou coopté, les populations se soumettent. Cependant en Basse Casamance, l’absence d’autorité centrale a rendu impossible cette approche et les tentatives de passer par des marabouts (dont l’autorité se limitait à la sphère religieuse), d’imposer des agents administratifs issus du Nord ou promus localement se sont soldées par un échec. Le territoire ne sera vraiment pacifié qu’à partir de 1920, notamment avec l’aide de tirailleurs sénégalais dépêchés occasionnellement pour mener les offensives. Les divisions fratricides entre villages seront également exploitées : « Courageux et braves au combat, les Joola ont souvent perdu des batailles à cause de leur refus de cohésion et d’union devant l’adversaire. Du fait de leur indépendance et des luttes pour la conserver, des villages voisins étaient constamment querellés, et les alliés d’aujourd’hui peuvent devenir les ennemis de demain, et vice versa (Roche p35). Ce sont certainement les survivances de ces luttes qu’on retrouve aujourd’hui au sein même du MFDC, avec un manque d’unité ainsi que la persistance des fractures malgré l’organisation d’assises internes pour dialoguer d’une seule voix face à l’État.
La fabrique d’un nationalisme casamançais
Il est ici bienvenu de faire un rappel de la genèse du MFDC : le mouvement politique né au début des années 1980 est une réactualisation d’un ancien MFDC créé par des députés et intellectuels casamançais dans les années 1950 comme parti politique représentatif de la région casamançaise dans le Sénégal. La revendication indépendantiste de 1982 s’appuiera sur les différences culturelles, ethno linguistiques et religieuses démontrées précédemment dans l’introduction262 . Pourtant, l’idée indépendantiste elle-même pose problème tant « il n’existe en aucun cas un sentiment « casamançais », ne serait-ce parce qu’il n’existe pas de culture casamançaise »263 . Nous avons vu toute la diversité des groupes sociaux existant dans la Casamance naturelle, et au sein de la Basse Casamance même. Aussi en Basse Casamance, « toutes les sociétés locales ont en commun une absence de pouvoir fortement structuré et la concentration de la vie politique dans le cadre du lignage, de telle sorte que les notions d’État ou de Nation sont largement étrangères à leur conception » (idem, ibidem). De ce fait, l’hétérogénéité du peuplement de cette entité géographique est antinomique avec l’idée d’un État-Nation « Parler d’unité politique ou religieuse dans le milieu joola de Basse Casamance, c’est reconnaitre l’existence d’un pouvoir central qui déterminerait différents villages. Or chaque village est indépendant ». sur 408 Dominique Darbon, Jean Claude Marut, Paul Diédhiou et Séverine Awenengo-Dalberto265 théorisent la fabrique du nationalisme casamançais qui émerge d’une part (et paradoxalement) de l’État sénégalais lui-même, et d’autre part de l’appropriation stratégique de l’exoperception diola. À l’origine, le sentiment « d’être casamançais » n’a jamais existé chez ces populations « La conscience d’être joola semble être née, comme celle d’être casamançais et sénégalais, dans le cadre de l’expérience coloniale » . En conséquence, l’idée d’une Nation casamançaise qui a historiquement toujours existé et dont il faut reconquérir l’indépendance est erroné : « La volonté indépendantiste semble avoir été créée et nourrie par le Sénégal post indépendant à travers la politique de modernisation forcée qui a conduit à l’exaspération des spécificités. Les politiques a-sociales du gouvernement ont mis en exergue et creusé les particularismes de cette région, créant le sentiment d’une identité casamançaise commune, une identité qui se construit dans l’altérité et le rejet de l’autre parce qu’on est soi-même rejeté »268. De là est né le sentiment d’un régionalisme qui repose sur le sentiment d’une population non unie par des liens sociaux spécifiques mais seulement par une commune marginalisation. S’il existe donc un « esprit casamançais », c’est en tant que produit de cette situation géographique marginale commune et de ses conséquences géopolitiques, et non en tant qu’expression d’une cohésion sociale spécifique. « Pour les diola, la notion de nation est non conceptualisable et donc non mobilisatrice. Par contre, les abus de l’administration, l’isolement et l’insouciance de l’autorité à l’égard des populations, l’inertie des hommes politiques « représentatifs » sont des thèmes d’autant plus efficaces qu’ils interviennent dans un système de valeurs anti étatique et au moment où la coercition sociale traditionnelle a fait la preuve de son efficacité […] il n’y a donc pas de casamançais encore moins un régionalisme casamançais, mais des populations d’origine différentes vivants en Casamance soumises aux inconvénients de la situation géographique et sociale de leur région » . Ainsi, étudiant les usages discursifs et matériels de l’histoire et de la mémoire coloniale dans la narration indépendantiste, Séverine Awenengo-Dalberto déclare que « l’identité joola/casamançaise nationaliste n’a pas été la cause de la revendication mais la forme et le langage de l’expression de la crise et de sa résolution. C’est dans cette opération de mise en sens de la crise que le MFDC recomposa l’histoire, exhuma et interpréta des archives sélectives et chercha à s’inscrire dans des héritages choisis ». Ainsi, Awenengo analyse la réévaluation et la réécriture de l’Histoire de la Casamance par l’aile politique du MFDC, en particulier par son leader l’Abbé Diamacoune Senghor270. Un double discours sera mobilisé pour fonder l’idée d’une indépendance casamançaise à reconquérir : d’une part, un récit qui s’adresse au casamançais « lambda » en s’appuyant sur les discriminations subies ; d’autre part, un discours destiné aux « évolués » issus de la migration271, discours qui fait appel à la colonisation différenciée, aux cultures singulières, à la tradition de résistance et à l’idée d’un « contrat de compagnonnage » signé entre le député casamançais Émile Badiane et le premier Président sénégalais Léopold Senghor. En 1960, lors de l’indépendance du Sénégal, les deux hommes politiques auraient convenu d’un « compagnonnage de 20ans » entre le Sénégal et la Casamance, compagnonnage qui devait donc s’achever en 1980 (d’où le déclenchement des hostilités à cette période). Jusqu’à nos jours, l’existence de ce document est à prouver. L’on remarque également les limites du discours exaltant les valeurs casamançaises par opposition aux valeurs sénégalaises. Le vocabulaire indépendantiste est en réalité ethnocentré sur la culture dite diola, et plus spécifiquement sur celle des diolas de la rive sud (courage, dignité, fierté, exaltation des croyances animistes, refus de la domination etc), faisant l’impasse sur celle des Mandingues ou des peulhs. Aussi, le nom même de Casamance, qui signifiait « la maison du roi » (« Kasa di Mansa », repris comme tel en mandingue) devient pour les leaders de l’aile politique du MFDC « le pays des eaux » (« Kasa Mu Aku ») en diola Kasa. Il est vrai que le MFDC est composé majoritairement de diolas, mais il ne s’y résume pas pour autant car d’autres groupes sociaux dits ethniques vivant en Basse Casamance ont subi ces discriminations ou ont tout simplement été solidaires à la cause de leurs parents et amis diola. Cependant, tout le discours politique du MFDC sera ethnocentré sur les valeurs, principes et modes de vie des diolas de la Basse Casamance, en particulier de la rive sud ; par-là, le MFDC a participé à la perception ethnocentriste du conflit. À cela s’ajoute l’absence de programme politique post indépendance ainsi que de preuves historico-juridiques des arguments avancés. soulignent qu’en réalité, les populations casamançaises n’ont jamais refusé la modernité et ses changements. Ce qu’elles ont dénoncé, c’est leur exclusion et leur marginalisation de cette modernité à cause de leur différence (culturelle). Il s’agissait donc de mieux intégrer la Casamance, trop marginalisée à leur goût, dans le Sénégal, et non d’opérer une scission. Comprendre la diversité des sociétés humaines en Casamance nous permet de mieux cerner les enjeux d’une étude corrélant le conflit casamançais et les rapports de genre. Il permet de comprendre d’abord le choix de notre zone géographique porté non sur « la Casamance » mais plutôt sur la Basse Casamance, qui est encore à ce jour l’épicentre du conflit (même si ce dernier a connu des débordements en Moyenne et Haute Casamance). Ensuite, conséquemment, il explique la difficulté du pouvoir colonial puis de l’État sénégalais indépendant d’administrer ces populations, d’où une crispation identitaire ayant conduit la « fabrique » d’une nation casamançaise à défendre. Nous allons à présent nous intéresser spécifiquement aux formes d’arrangement de genre en Basse Casamance et à ses évolutions sous l’influence des religions monothéistes, de la colonisation, de l’indépendance et du conflit.
INTRODUCTION GENERALE |