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Deux conceptions de l’écologie mises à l’épreuve
Revenons légèrement en arrière. La première expérimentation de vélos publics apparaît pendant les années 1960 à Amsterdam, menée par le mouvement étudiant des « provos »35 qui met à la disposition du public des vélos distribués dans différents lieux de la ville, sans stations ni normes de régulation. Contemporain du groupe des situationnistes à Paris, et fortement influencé par les idées d’Herbert Marcuse et sa critique du capitalisme, ce mouvement a lancé les White Plans, qui consistaient en des actions publiques d’inspiration dadaïste orientées vers la promotion de formes alternatives et plus poétiques de vie. Ce mouvement précurseur de l’écologie en Europe a choisi la couleur blanche pour la réalisation de son programme politique, en signe de pureté et de rejet de l’orange, symbole de la famille royale de Hollande. Parmi leurs « plans blancs », on trouve le « plan cheminées blanches » (consistant à peindre en blanc les lieux émettant trop de fumée), le « plan femmes blanches » (assistance médicale et pharmaceutique gratuite pour les femmes), ou encore le « plan maisons blanches » (lieux de squat) (Yves, 1988). Mais le plus célèbre des « plans blancs » fut celui des White Bikes, conçu comme la dernière solution face au « trafic terroriste d’une minorité motorisée ». Le plan se proposait d’expulser les voitures, nocives pour l’environnement, de l’intérieur de la ville, et de les remplacer par des vélos qui seraient mis à disposition gratuitement. C’est ainsi qu’est né le premier concept de vélos publics : à travers une action anti-establishment de dénonciation de l’usage du véhicule individuel privé et une proposition alternative d’organisation de la vie de la ville. Cependant, après une courte période de fonctionnement, le projet fut rapidement interdit par la police, qui dénonçait une incitation au vol36. Le plan utopique et contestataire a échoué lors de son premier essai. Cependant, l’idée n’est pas morte, et actuellement ce concept planet friendly connaît un nouvel essor sous la gestion de grandes entreprises multinationales expertes dans l’exploitation d’infrastructures de vélos en libre-service. Aujourd’hui, le VLS constitue un marché immense, sophistiqué et compétitif, auquel participent des sociétés multinationales, des consultants spécialisés, des gouvernements régionaux, des techniciens et des milliers d’usagers. D’une idée rebelle et radicale, les vélos publics sont devenus une structure transnationale de production et circulation. Les Verts, pourrait-on affirmer, ont essayé de se positionner dans l’esprit libertaire des promoteurs des White Bikes, des vélos qui roulent libres de tout « intérêt » politique et économique. Pourtant, ce sont JCDecaux et la Ville de Paris qui ont fini par représenter le mieux cet esprit libertaire, mobile et écologique, à travers la dispositif du Vélib’, pour « vélo » et « libre », « liberté » ou « libération ». L’analyse des origines du dispositif que nous venons de proposer illustre la capacité de récupération de la critique (Boltanski et Chiapello, 1999) écologique de JCDecaux, ainsi que sa puissante capacité de persuasion et l’adhésion que le projet a obtenue grâce à un laborieux travail de justification. De leur côté, les opposants au projet n’ont pas réussi à articuler leur critique et ses justifications. Boltanski et Chiapello (1999) signalent pour qu’une critique devienne valide – et cesse de constituer une simple indignation – celle-ci doit être en mesure de se justifier, de clarifier ses points normatifs face à l’opinion publique. JCDecaux comptait ainsi avec un dispositif de démonstration clair : les vélos en libre-service. Ce furent ces non-humains (les vélos) qui ont permis en grande partie de légitimer et renforcer politiquement le projet. Le pouvoir d’enrôlement du projet ne s’explique pas uniquement par les bonnes intentions » ou compétences rhétoriques de ses promoteurs, mais surtout par leur capacité à articuler dans leur défense discours et technique, valeurs et objets, politique et matérialité. Autrement dit, la justification du projet Vélib’ s’est renforcée grâce à un travail de démonstration fondée sur une « heterogeneous engineering » (Law, 1987), parvenant à entremêler de multiples registres dans le processus de justification de l’expérimentation. La récupération des préoccupations morales sur l’écologie par l’entreprise privée a constitué l’un des éléments qui ont le plus indigné les Verts. C’est cette articulation entre économie (JCDecaux) et écologie que les opposants ont tenté de démystifier, en lançant des accusations d’instrumentalisation de l’écologie à des fins commerciales. On pourrait avancer que, pour les éco-critiques, le problème de l’opération Vélib’ tenait au fait de « quantifier » (dans le sens de commercialiser) une dimension morale (l’écologie) qui n’est ni réductible ni commensurable. Mais la symétrie « vélos = ville durable » établie par le projet était trop solide pour être moralement démontée par les écologistes. Pour arriver à monter l’opinion publique contre la réalisation du nouveau projet de transport, il aurait fallu déconstruire le couple vélo/ville durable, ce qui impliquait un travail argumentatif et articulation qui n’a pas pu aboutir. D’une certaine manière, le dispositif Vélib’ a trouvé une issue heureuse grâce à ce travail de traduction de la « ville durable », en faisant naître une infrastructure hybride qui rend matériellement visible (des milliers de vélos répartis dans la ville à un euro la demi-heure) le rêve d’un développement urbain durable pour la Ville de Paris. Cette controverse autour du Vélib’ illustre la manière dont les catégories d’« écologie » ou ville durable » sont redéfinies et recomposées localement à travers un travail de justification mené par les acteurs mobilisés dans le débat eux-mêmes. La définition de la ville durable » impulsée par les écologistes, fondée sur une vision morale qui insiste sur la domestication » du marché privé dans la ville, finit par céder face à celle proposée par l’entreprise privée et la Ville de Paris, qui établit une traduction « biologiste » de l’écologie, dans le sens où l’accent est mis sur des questions comme la qualité de l’air, la santé des personnes, la mobilité et des interactions nouvelles. La « vision morale » de l’écologie défendue par les Verts dans cette affaire a essayé de rendre visible le risque d’associer l’intérêt privé à des préoccupations écologiques. Si le développement durable » constitue bien aujourd’hui d’une des tentatives les plus claires de moraliser l’économie », dans le sens d’un marché plus responsable ou commerce moral (Hache, 2011), les Verts défendaient une position de « purification »37 (Latour, 1997) de la notion d’écologie, c’est-à-dire une conception qui prenne en compte non seulement la finalité (l’écologie), mais aussi les moyens moralement légitimes pour atteindre ce but, alors que la conception « biologiste » de l’écologie qui a prédominé chez les promoteurs du projet s’articule autour des conséquences pratiques de l’écologie. Ici, l’important n’est pas tant les moyens nécessaires que les effets escomptés. Selon cette vision, la légitimité et la véracité d’une action écologique proviennent donc de ses résultats pratiques. Or, la conception de l’écologie défendue par les promoteurs du Vélib’ s’est configurée au fur et à mesure des débats. De plus, ce furent ces mêmes critiques adressées au projet qui ont permis de le renforcer et de mieux définir ses valeurs et principes, en intégrant les mêmes valeurs au nom desquelles il était remis en question. Boltanski et Chiapello décrivent ce processus comme étant un « désarmement de la critique ». C’est précisément de cette référence permanente à la « grandeur écologique » du dispositif de VLS – qui se croyait immune à toute attaque – que les Verts ont tenté de faire une « political issue » (Marres, 2007) en mobilisant une critique fondée, avant tout, sur l’indignation morale. Cependant, ce travail de « mise en politique » (Barthe, 2006) s’est révélé insuffisant face aux efforts de démonstration matérielle, de mise en mots, d’organisation et de préparation mis en œuvre par les précurseurs de la nouvelle technologie. Si le Vélib’ circule depuis plus de 5 ans dans les rues de Paris, c’est parce que le dispositif – main dans la main avec le marché et la politique – a réussi à opérationnaliser et mettre en mouvement le souci de développement durable de la capitale38, laissant les traditionnels porte-paroles de l’écologie dans une position d’incompréhension. Les attaques portant sur le caractère néolibéral du projet urbain ont été balayées par l’efficacité du modèle « vélos contre publicité », qui s’est présenté comme une proposition « moralisante » du marché et non pas une forme de renoncement face à celui-ci. L’histoire que nous venons de rapporter montre que la catégorie « d’écologie » n’est pas un domaine stable et préexistant aux acteurs qui entrent en scène, mais que sa normalisation, provisoire, a nécessité des instances d’explicitation qui ont permis de rendre visibles les points de vue en question. Le Vélib’ n’était pas en soi l’option la plus efficace, mais il est devenu la plus « adaptée » et « écologique » à travers ce processus de justification mené face à ses détracteurs. Comme l’ont signalé certains auteurs (Latour, 1989 ; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), les moments de divergence provoqués par les controverses offrent des occasions privilégiées pour décrire la manière dont les acteurs remettent en cause et articulent certaines notions apparemment établies dans l’arène publique. L’intérêt de cette controverse ne réside donc pas tant dans la manière dont s’est clos le débat, que dans la manière dont les conceptions de la ville durable et les différentes connaissances situées nécessaires pour équiper la notion d’écologie se sont construites. Autrement dit, s’il nous a semblé pertinent de problématiser la notion d’« écologie » pour comprendre l’acceptation du dispositif, c’est car la notion même d’écologie a été mise à l’épreuve lors de cette expérimentation. C’est la raison pour laquelle avant de déterminer a priori ce qui est politique, économique et écologique, il nous a paru déterminant de proposer un récit du dispositif Vélib’ tel qu’il s’est élaboré afin d’observer la manière dont s’articulent ces catégories, et pourquoi certaines propositions se sont imposées et d’autres non.
Table des matières
Introduction générale
Prélude à la problématique : le Vélib’, de l’objet de transport à l’objet de musée Problématique Des « études de laboratoire » à la « ville comme laboratoire » Approche.
Méthode et matériaux empiriques Cinq « couches »
Chapitre I Mettre l’ecologie en mouvement. Les controverses aux origines du projet Vélib’
1.1. Introduction
1.2. Controverse et infrastructures de mobilité.
1.2. Premiers pas de l’élaboration du projet Vélib’
1.2.1. L’effet Vélo’v sur Paris..
1.2.2. La Mission vélos en libre‐service à Paris
1.3. De quoi Vélib’ est‐il le nom ?
1.3.1. Un marché expérimental pour Paris : « vélos contre publicité »
1.3.2. L’écologie comme instrument de privatisation de l’espace public
1.3.3. Le vélo comme promoteur du marché publicitaire
1.3.4. Vélib’ : un aménagement cyclable ?.
1.4. La neutralisation des éco‐critiques.
1.5. Deux conceptions de l’écologie mises à l’épreuve
Conclusion du Chapitre I : L’inscription des discours urbains dans la ville, ou penser l’écologie urbaine en termes d’assemblage
Chapitre II. Faire circuler des vélos et des personnes
2.1. Introduction
2.2. Politique et pratique de la maintenance
2.2.1. La maintenance du Vélib’ : « c’est le prestataire qui s’en occupe »
2.2.2. L’opération véhicule : comment gérer plus vite la maintenance ?
2.3. L’enquête sur les « pannes naturelles ».
2.3.1. Qui sont les porte‐paroles des anomalies et comment les déterminer ?
2.3.2. Comment « rendre visible » l’invisibilité des pannes ?
2.3.3. Les agents en tant qu’explorateurs.
2.3.4. Les agents de maintenance en tant qu’« oreilles des stations et des vélos ».
2.3.5. Maintenir les usagers.
2.4. L’enquête sur les pannes « sociales »
2.4.1. Observer et comprendre le comportement du vandalisme.
2.4.2. La notion de non‐utilisateur
2.4.3. Les conséquences d’une grève pour le Vélib’
2.4.4. Les petits actes de transgression et les émotions publiques
2.4.5. Quand la nuit s’empare du Vélib’
Conclusion du Chapitre II : L’écologie urbaine comme lieu d’exploration
Chapitre III La dégradation du Vélib’ : la configuration d’un problème public
3.1. Introduction
3.1.1. Expliquer l’inattendu, mettre au jour des chaînes causales du vandalisme
3.1.2. Les objets du vandalisme
3.2. Préparer et tester l’espace Vélib’
3.2.1. Technologie de démonstration
3.2.2. Détour par l’histoire des « points d’attache »
3.2.3. Déplacement de responsabilité
3.3. Débordements
3.3.1. En quoi consiste la lame ?
3.3.2. Quand la lame d’accroche n’accroche pas
3.3.3. Qu’est‐ce que la sécurité du Vélib’ ?
3.4. Explorer, représenter et reconfigurer le vandalisme
3.4.1. Le Vélib’ comme l’un des petits bijoux du mobilier urbain de Paris
3.4.2. Qu’est‐ce qu’un bon vélo ?.
3.4.3. Les objets qui résistent
3.4.4. Renégocier et renforcer les composants
3.4.5. Coproduire
3.5. Les différents modes d’existence de la lame
3.5.1. « Je l’avais rendu mon vélo ! »
3.5.2. Mettre fin à l’existence de l’idée de vandalisme
3.5.3. Constitution et résistance des lames
5.5.4. La coexistence des lames
5.5.5. Savoir/action située de la lame
Conclusion du Chapitre III : La matérialité du vandalisme
Chapitre IV Régulation et gouvernance de l’écologie urbaine du Vélib
4.1. Introduction
4.1.1. Gouverner et saisir le système sociotechnique par le bas.
4.2. Comment la régulation est‐elle devenue un problème ?
4.2.1. Où met‐on les stations ?
4.2.2. De la maintenance à l’irrégularité des stations de vélos
4.3. La régulation des stations à l’épreuve de la distance
4.3.1. La nécessité de réguler.
4.3.2. Le regard global de la supervision
4.3.3. Produire et suivre les flux.
4.3.4. L’action à distance.
4.3.4. Gouverner par l’incitation : pédaler plus pour gagner plus.
4.4. « Dé‐laboratorisation » de la régulation : coexister avec l’incertitude.
4.4.1. L’incorporation de l’incertitude
4.4.2. Comment saisir l’incertitude : retour sur le terrain
4.4.3. L’agencement de la coexistence dans l’espace urbain
4.5. L’écologie pratique de la régulation
4.5.1. Ajuster et anticiper les flux des stations
4.5.2. La régulation qui convient
4.5.3. La vie des stations
4.5.4. L’écologie dans la régulation
Conclusion du Chapitre IV : Vers une conception hybride de l’écologie urbaine
Chapitre V Les ateliers et les vélos à instaurer
5.1. Introduction
5.1.1. Ethnographie des pratiques de réparation et pragmatisme des traces
5.2. L’expertise du contrôleur : entre la définition du service et des usagers
5.2.1. Un refuge pour les vélos
5.2.2. Le contrôleur : examiner, classifier et énumérer
5.2.3. Les vélos ne sont pas apportés par les clients
5.2.4. Assurer un diagnostic correct
5.2.5. L’identification d’un cadre HS
5.2.6. Agir sur les torsions de la lame et scénariser les gestes des usagers
5.2.7. Le recyclage des vélos HS
5.2.8. Artisans de la trace
5.3. La production de connaissance de la réparation
5.3.1. L’ambiance de la réparation
5.3.2. Réparer les technologies de sécurité
5.3.3. Réutilisation des cadres HS.
5.3.4. « Faire les poubelles » comme mode de connaissance
5.3.5. La station‐simulation : tester en milieu contrôlé
5.4. Le retour sur le terrain : assurer la satisfaction des futurs utilisateurs
5.4.1. Le « cache‐misère »
5.4.2. Négocier/imaginer les clients
5.4.3. Faire du vélo comme en font les clients
Conclusion du Chapitre V : Les ateliers en tant qu’observatoires des traces
Conclusion Générale
Des laboratoires urbains pour la « ville intelligente » ?
Les expérimentations sociotechniques au prisme du pragmatisme Savoirs et pratiques de maintenance des réseaux sociotechniques
Les pratiques de réparation/maintenance comme opérations d’enquête
La stabilisation des infrastructures urbaines de mobilité Usagers et expérimentations pour la «mobilité intelligente »
Bibliographie
Table des illustrations
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