LE REGARD DE L’AUTRE: Méthodes et éthique de la critique extérieure pendant l’élaboration d’œuvres d’art
PROLOGUE
Il est certes possible pour un artiste de créer une œuvre d’art dans son coin, sans la montrer à qui que ce soit, jusqu’à un beau jour décider qu’elle est achevée et, alors, la dévoiler aux autres. Contrairement à l’idée qu’on se fait des artistes, forcément géniaux et solitaires, peu d’entre eux agissent de cette manière. A un moment ou l’autre de leur processus de création, avant que l’œuvre ne soit terminée, pendant qu’elle est encore en chantier, en pleine élaboration, ils la montrent à quelqu’un pour avoir un avis extérieur, une critique constructive, un regard. Un avis extérieur est un outil nécessaire pour l’artiste mais c’est un outil difficile à manier, qui peut autant le desservir que l’aider. Le but de ce texte est de décrire cet outil, d’en dégager les avantages et désavantages, de déterminer comment l’utiliser le plus efficacement possible (il s’agira alors de méthodes) et, quand on est de l’autre côté, quand on est cette personne extérieure qui critique l’œuvre en devenir d’un artiste, de déterminer comment le faire de manière juste et adéquate (et il s’agira encore de méthode, mais d’abord d’éthique).A ma connaissance, peu de gens ont décrit cet outil, ni n’ont dégagé une éthique de son emploi. Cela, peut-être, parce que la plupart des artistes emploient rarement cet outil. Un écrivain, par exemple, va faire lire son manuscrit à un ou deux amis, son conjoint et son lecteur à la maison d’édition. Il a donc, par roman en gestation, cinq, six avis à gérer ; fréquence trop faible pour que s’en dégagent des méthodes, trop faible même pour que l’écrivain décèle l’existence du processus. La plupart des artistes ne critiquent jamais ou rarement le travail de leurs confrères pendant qu’il est encore en cours d’élaboration ; inversement, beaucoup de ceux qui critiquent, conjoints et amis, ne sont pas toujours eux-mêmes artistes et, donc, ne sont jamais eux-mêmes critiqués ; or, ce n’est que quand on s’est trouvé dans les deux situations, critiqueur et critiqué, qu’on peut pleinement déceler l’existence du processus de la critique extérieure. Mais si prodiguer une critique extérieure sur une œuvre d’art en cours de création est le lot des conjoints et amis des artistes , c’est aussi, parfois, un métier : par exemple, les monteurs de cinéma et les lecteurs des maisons d’édition ; ces deux métiers portent, d’ailleurs, en anglais, le même nom : « editors ».
Le rôle d’un monteur de cinéma ne se limite pas à couper et à recoller des morceaux du film, ni même à rythmer ce film ou à le structurer ; d’abord, avant tout, il commente la matière qui a été filmée, les « rushes ». Il explique au réalisateur ce que, pour lui, raconte chaque prise de chaque plan, avant même de poser une hypothèse quant à la façon dont pourraient se combiner ces plans. Un monteur est un avis extérieur, dégagé de tout souvenir du plateau. Il ne connaît pas les aléas du filmage, n’a pas une vision tridimensionelle de la topographie des décors, ne lit pas nécessairement le scénario, ou vaguement, et tente ensuite de l’oublier : ce qu’il doit déterminer à la vision des rushes, c’est ce que la matière filmée raconte, pas ce qu’elle est censée raconter ; non pas les intentions a priori du scénario ou du réalisateur mais les intentions a posteriori qui se dégagent de ce qui a été filmé. Le travail de montage proprement dit, rythme, structure, raccords, n’interviendra qu’après cette critique. Les lecteurs des maisons d’édition, quant à eux, ne sélectionnent pas seulement les livres selon une certaine ligne éditoriale. D’abord, avant tout, ils lisent et critiquent les manuscrits qui vont être publiés ; ils conseillent les auteurs et leur proposent, très diplomatiquement, coupes, modifications, altérations. Les monteurs de cinéma, de par leur volonté farouche de se débarrasser le plus possible de l’abstraction pour se limiter au concret de la matière filmée, ne me semblent pas à même de théoriser leur rôle d’avis extérieur, en tous cas pas au-delà d’une observation psychologique et méthodologique directe – c’est-à-dire des anecdotes . Les lecteurs, par contre, en général écrivains eux-mêmes, évoluent dans un domaine plus abstrait ; je m’étonne qu’aucun n’ait tenté d’analyser sa pratique ; j’imagine bien un lecteur américain, qui écrirait « How to be a good editor ». Je n’ai jamais rencontré un tel ouvrage.
La douleur subsiste
J’avais cru que rédiger ce texte et qu’analyser la critique extérieure en la débusquant dans ses derniers retranchements m’aiderait personnellement quand je donne et surtout quand je reçois des critiques. C’était très naïf de ma part. J’aurais dû me rappeler ce qui se dit d’une thérapie : après un traitement, le patient est plus conscient de sa douleur, il sait mieux l’appréhender, l’analyser, la nommer mais néanmoins elle reste en lui. Depuis que j’ai écrit ce texte, je me suis rendu compte que je ne critique pas mieux ou moins bien. Je ne suis pas plus distant, moins à vif, moins blessé, quand une critique inadéquate m’est faite. Je comprends mieux ce qui se passe, j’appréhende mieux les événements mais la douleur subsiste. Autant une critique extérieure peut être une expérience enrichissante, et même heureuse, car vous sentez autour de vous les gens qui vous soutiennent, vous aident, vous poussent, autant cela peut devenir cauchemardesque. Vous avez beau analyser ce cauchemar, vous avez beau vouloir le contrecarrer, le faire fléchir, vous avez beau nommer tous les sentiments parasites qui vous agitent, ces sentiments, néanmoins, vous les ressentez.
Impossibilité de parler de l’ineffable
Dans ce texte, je considère parfois que la création artistique comme un processus purement conscient. Je fais mine de croire à l’imposture de « Genèse d’un poème », tel qu’y ont cru Mallarmé et Valéry. Je me range du côté des ateliers d’écriture américains, des manuels « How to write … » En faisant cela, j’ignore sciemment la part de l’ineffable, la part de ce qui n’est pas dit et ne peut pas être dit, de ce qui ne peut pas être perçu, ou à peine, de ce qui est juste deviné ; ce par quoi, aussi, une œuvre est artistique et non artisanale. Mais justement, il est très malaisé de parler de cette part d’informulable et d’inconscient. Je n’ai ni la formation pour en parler, ni les croyances nécessaires pour croire pouvoir en parler. Je fais néanmoins le pari que tous les processus conscients décrits dans ce texte se retrouvent dans l’inconscient mais avec des variantes : il existe peut-être une critique inconsciente, qui est la caricature, la métaphore ou la copie conforme de la critique consciente. Mais je dois vous avouer que je n’en sais fichtrement rien.
Point de départ
Je souhaiterais que ce texte essuie la critique. Le lecteur peut être en désaccord avec ce que j’ai écrit, dans le détail comme dans la globalité. Mon but n’est pas d’écrire un mode d’emploi ou de fonder un dogme mais de tenter de décrire ce phénomène étrange et fascinant qu’est la critique extérieure, et cela afin de déclencher la réflexion chez d’autres : ce texte n’est qu’un point de départ. J’espère de tout cœur que d’autres le poursuivront, le corrigeront, l’enrichiront et, un jour, le rendront obsolète.