Mesure de la distance mentale

Mesure de la distance mentale : étude de cas des cuvettes de Thilène et de Ndiaye-Baridiam

 Il s’agit ici de repartir de la notion basique de terroir, unité agropédologique de base, et de soumettre un certain nombre d’indicateurs à cette échelle spatiale (sol, altitude, position par rapport à l’eau, production, etc.). L’objectif est de mettre en place une matrice de connexité spatiale à partir d’une question géographique de base : qui se trouve à côté de qui ? À côté de cette question de position spatiale, il y a celle de la distance qui peut influer sur la productivité à l’intérieur du périmètre. Il s’agit : – d’abord de la distance à vol d’oiseau entre le lieu où les gens vivent et les parcelles (distance euclidienne), – ensuite, la distance, cette fois à pied, entre l’endroit où les gens vivent et les parcelles (distance pédestre), – enfin la distance mentale (qui se calcule par rapport à une norme occidentale ou africaine en termes de production, de planage des parcelles, de règles de gestion de l’eau et des terres, des rapports avec ces ressources, etc.). Si l’aménagement de rizières se trouve très loin de là où les gens habitent (que ce loin soit un loin physique et/ou mental), en ce moment-là, les populations n’adhéreront pas aux schémas qui leur sont proposés par la SAED (le plus souvent en suivant une logique occidentale en termes d’aménagement hydroagricole) ce qui va se répercuter au niveau de la production, de la gestion des terres (parfois très vite abandonnées ou revendues à des étrangers) et de l’eau (gaspillage, etc.). Ainsi, sur le plan foncier, il a été observé la revente des terres par les paysans à des privés étrangers qui viennent investir dans le maraîchage. Cette situation peut être directement liée à cet indicateur de distance mentale par rapport à la structure (forme) des aménagements hydroagricoles. L’hypothèse de base est que : – plus on tend vers une forme occidentale du développement irrigué, moins les schémas mentaux des populations du delta vont s’appliquer et plus on tend vers un échec en termes de productivité, de rentabilité et de gestion des ressources naturelles ; – en revanche, moins on tend vers une forme de développement à l’occidentale, mais plus ou moins calquée (au moins provisoirement, dans une phase transitoire) sur les schémas mentaux des populations locales, plus la productivité et la gestion des ressources naturelles vont s’améliorer. Les échecs relatifs des PIP (Périmètres Irrigués Privés) sont liés à cette question socioanthropologique. Les waalo waalo (habitants du delta) sont craintifs quand il s’agit d’étrangers venant investir dans le delta. Une certaine distance mentale existe entre les autochtones et les étrangers qui veulent investir dans le delta. Ceci explique les multiples échecs qui ont été enregistrés dans la mise en valeur du delta du Sénégal, depuis l’époque coloniale avec Institutions de développement et émergence de nouvelles formes de territorialité dans le delta du Sénégal Chapitre 10 : Institutions de développement et émergence de nouvelles formes de territorialité dans le delta du Sénégal – 295 – les premières expériences d’aménagements agricoles initiées à Richard Toll vers 1820 (défection de la main-d’œuvre locale, sabotage des ouvrages hydrauliques) jusqu’aux aménagements actuels (avec les actions de la SAED, les PIP, les agribusiness et les actions de sabotage observées). Au-delà de la situation des objets géographiques les uns à côté des autres, il s’agit, plus largement, de tester l’indicateur de distance qui se décline en deux variables : – distance physique par rapport aux champs ; – distance mentale par rapport aux parcelles irriguées (le rapport entre norme occidentale et norme africaine, ethnique) et son influence en termes d’appropriation de l’espace et de productivité agricole. La matrice de connexité spatiale permet de mesurer un certain nombre d’indicateurs de position dans l’espace (par exemple la distance métrique ; Tableau 45). La connexité spatiale mesure l’intensité des relations entre les différentes structures spatiales (forte, moyenne, faible). La connexité est mise en place par rapport à la densité des relations entre les objets géographiques, à la distance métrique et à la distance mentale. Ceci dérive sur une cartographie du terroir (territoire rizicole, territoire pastoral).Pour cela, l’axe Baridiam – Ndiaye a été choisi (Fig. 113). Les villages de Ndiaye (env. 1360 hab.) et de Baridiam (env. 500 hab.) se localisent dans le bas delta du Sénégal. Ce sont des villages wolofs (en majorité) très anciens. Dans la cuvette de Ndiaye, 176 ha ont été mis en valeur en 2010 pour un rendement moyen de 6,82 ha en riz (campagne d’hivernage). Il n’y a pas eu de production en contre-saison chaude. L’aménagement de la cuvette de Ndiaye date de 1978. C’est un grand aménagement. L’irrigation se fait en gravitaire à partir de trois stations de pompage pour un débit nominal de 200 l/s. La principale source d’eau de cette cuvette est le défluent du Lampsar. Si les relations sociales et religieuses entre les deux villages sont denses (proximité spatiale), en termes d’activités agricoles, la densité des relations est plus faible dans la mesure où le village de Baridiam dépend davantage de la coopérative agricole de Ndellé. Le village de Bari rencontre des difficultés pour le pompage de l’eau. En effet, ses rizières se situent en bout d’un réseau dont les prélèvements au niveau de la cuvette de Ndiaye sont assez importants. Globalement, ce village dispose de moins d’eau douce pour l’irrigation que le village de Ndiaye. Troisième partie : Le delta du Sénégal face à la modernisation actuelle – 296 – De ce fait, les exploitants ne manquent pas d’utiliser l’eau de drainage des rizières plus chargées pour leur activité agricole ce qui entraîne une dégradation des sols. Ces deux villages sont spatialement, socialement et religieusement très proches. Les réseaux sociaux et religieux fonctionnent assez bien alors que les réseaux économiques, dans le cadre de l’irrigation, ont moins d’interdépendance.

La mosquée au centre de l’activité sociale villageoise

 La présence du religieux dans l’espace est un élément structurant important. Dans le village de Ndiaye, l’occupation de l’espace s’organise autour de la mosquée (Fig. 113). En fonction de cette dernière, située au centre, l’habitat se développe, se déploie dans l’espace. Il faut dire que la mosquée joue un rôle structural important (position de rassemblement). Au-delà de sa dimension intrinsèque purement religieuse, il existe une dimension socioculturelle stratégique dans la logique de gouvernance au niveau local. En effet, la mosquée est un lieu de rencontre, de solidarité et de négociation entre différentes couches sociales locales.

Une interaction dynamique entre espace pastoral et espace agricole ou l’altitude comme révélateur des positions spatiales

 L’espace se décline en deux territoires : le territoire rizicole et le territoire pastoral. Le territoire agricole comprend le domaine irrigué (moderne) essentiellement peuplé de Wolof et le domaine de l’agriculture pluviale sur une petite surface alors que le territoire pastoral (leydi) comprend l’espace de transhumance du troupeau peul, entre le Diéri sableux et les points d’eau et de pâturages (Fig. 113). Ses limites sont imprécises, ce qui ne manque pas de créer des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Ces deux territoires sont en interactions dynamiques sous l’effet attractif de l’eau douce qui créé un espace de valeur convoitée. En effet, la mobilité pastorale bénéficie à la fois de la biomasse naturelle dans les couloirs de transhumance nord-sud et des  produits postrécoltes. Les parcelles en culture pluviale se localisent à proximité des villages, dans des espaces relativement élevés (Fig. 113). L’habitat wolof se localise sur la route nationale, à des altitudes inférieures ou égales à 3 m. L’habitat peul, sur les dunes jaunes du Diéri (tound), se localise à une altitude variant entre 5 et 10 m. L’activité agricole se localise dans les dépressions et les cuvettes, en bordure des défluents et du fleuve. Les altitudes ne dépassent guère 2 m. Le Diéri, dans l’arrière-pays aux altitudes plus élevées, offre la possibilité d’un pâturage de saison sèche. L’espace rizicole empiète sur le territoire du pasteur qui, à son tour, empiète sur le territoire de l’agriculteur. Cet espace flou est un domaine de transhumance dont la mise en valeur agricole limite les possibilités de pâturage du bétail. L’établissement des grands périmètres irrigués et des agribusiness contribue à la réduction de l’espace pastoral qui en devient relictuel (Fig. 114). Territoire moderne et territoire traditionnel se structurent en fonction de certaines discontinuités (barrières, limites, frontières) à travers les réseaux d’irrigation et de drainage (espace semifermé), les agro-industries (espace approprié et fermé). Ces discontinuités spatiales sont à la base de la segmentation de l’espace qui traduit les structures de pouvoir (traditionnels et modernes) en fonction des différentes stratégies d’appropriation territoriale (cf. Fig. 10, p.41, modèle de Hubert). La seule référence spatiale répondant à la notion de terroir reste le village avec son environnement immédiat mis en valeur par la culture pluviale. Dans les autres espaces, le fonctionnement est territorial (appropriation, pouvoir, etc.), ce qui explique bien des conflits dans la mesure où les territoires modernes empiètent sur les territoires traditionnels. 

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