MENSONGE DE LA VERTU ET VERTU DU MENSONGE

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LA REACTION ET LE RESSENTIMENT

« Le soulèvement d’esclaves en morale commence avec le fait que le ressentiment devient lui même créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres auxquels la véritable réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne se dédommagent qu’au moyen d’une vengeance imaginaire. C’est une entreprise particulièrement pénible et périlleuse que de faire le départ entre l’action et la réaction pour déterminer ce qui, en l’homme, relève du ressentiment. S’il en est ainsi c’est parce que ces concepts sont tellement ambivalents et entremêlés qu’ils peuvent, à bien des égards, être au service d’une même exigence qu’elle soit nourrie par le fort ou par le faible, louable ou condamnable.
Dès lors, il convient, pour nous, de procéder, au préalable, à un travail sérieusement rigoureux d’élucidation conceptuelle pour ne pas nous laisser séduire par un simplisme stupéfiant qui condamnerait, d’entrée de jeu, une telle entreprise à l’avortement avant de voir comment concrètement les faibles s’emparent de ces concepts de réaction et de ressentiment, les font fonctionner pour en faire finalement des moyens détournés de défense mobilisés pour faire farouchement face aux forts.
Le fort agit et cherche à dominer le faible par sa propre action mais il serait d’autant plus injustifié de se faire à l’idée qu’il ne réagit pas que la réaction dont il est question avec lui est inséparable de son action tout comme la négation l’est de l’affirmation, la destruction de la construction, le négatif du positif, la méchanceté de la bonté, le non du oui et le mal du bien35. Bien plus, cette réaction du fort n’est que la conséquence directe de son action et est, par conséquent, immédiate et spontanée.
Nietzsche traque et trouve chez les forts, du fait de cette réaction, un ressentiment. Mais ce ressentiment n’est pas pour eux l’unique et l’ultime moyen de défense. Il suffit de comparer rigoureusement un tel ressentiment avec celui des faibles que nous verrons par la suite pour se faire facilement à l’esprit qu’il est d’une autre sorte dans l’exacte mesure même où il est noble et, par conséquent, bel et bien bénin. C’est dans cette perspective que ces propos qui paraissent paradoxaux que Nietzsche a convenablement consignés dans un passage du premier traité de sa Généalogie de la Morale deviennent plus compréhensibles : « Le ressentiment du noble lui-même, lorsqu’il s’en présente chez lui, s’accomplit et s’épuise en effet en une réaction immédiate, il n’empoisonne donc pas : d’autre part, il ne se présente pas dans d’innombrables cas où il serait inéluctable chez tous les faibles et les êtres dénués de puissance. »36
Alors les faibles peuvent-ils agir véritablement ? De cette question dépend une autre : sont-ils capables de réagir authentiquement ? Une bonne prise en charge de ces deux interrogations nous permettra, d’entrée de jeu, de comprendre adéquatement leur ressentiment et, chemin faisant, de voir si, pour eux, il constitue, contrairement à ce que celui des forts est à leur mode d’être et d’agir, « une condition d’existence de premier ordre »37.
S’éprenant de vengeance venimeuse propre à la tarentule, le faible, contrairement au fort, ne peut faire ni une véritable action, ni une authentique réaction qui en est la conséquence. Celles-ci étant l’apanage du fort, chez le faible ce qui semble être une action n’en est pas une ; il est moins une réaction que son simulacre et n’a rien à voir avec la réaction immédiate du fort puisqu’elle est médiate ou médiatisée.
Il convient maintenant de déterminer, d’une part, le lien que ce simulacre de réaction des faibles peut avoir avec leur ressentiment et, de l’autre, la relation qui existerait entre celui-ci et leurs propres valeurs.
Le ressentiment des faibles – « êtres auxquels la véritable réaction, celle de l’action, est interdite »38 – les pousse perpétuellement à persévérer dans la réaction réactive39 et leur inspire incessamment des impostures. Voilà pourquoi ce ressentiment réactif est négatif et néfaste. Mieux, différent, à tous les égards, de celui des forts qui est faste, il constitue une arme, sans aucun doute, redoutable entre les mains de tous ceux dont l’impuissance et la mauvaise foi condamnent, d’emblée, à l’imprécation de ne devoir se dédommager « qu’au moyen d’une vengeance imaginaire »40.
Etant au service de cette « vengeance imaginaire » 41 dont parle Nietzsche, le ressentiment des faibles est à leurs valeurs réactives et dépréciatives, grâce à l’enseignement desquelles ils tiennent terriblement en bride les forts et les dominent triomphalement, ce qu’un arbre vénéneux est à ses fruits ou ce qu’une mère ayant une maladie héréditairement transmissible représente pour ses enfants puisqu’il « devient lui-même créateur et [les] enfante »42. Pour le dire autrement, ce ressentiment pousse perpétuellement les souffreteux faibles à se servir de subtils stratagèmes pour emprunter des chemins détournés afin de promouvoir le faux-monnayage générateur de pseudo-valeurs comme nous l’avant vu dans le chapitre précédent.
Faux-monnayeur de valeurs religieuses, morales, politiques et sociales, le faible, être de ressentiment et de rancune, ne saurait être « ni droit ni naïf, ni même honnête et direct à l’égard de lui-même »43. Mieux, il suffit de se donner le temps et les meilleurs moyens de l’observer objectivement pour s’apercevoir que « son âme louche ; son esprit aime les recoins, les voies détournées, les issues dérobées, il ressent dans toute cachette son monde à lui, sa sécurité à lui, son soulagement à lui ; il excelle à se taire, à ne pas oublier, à attendre, à se rapetisser provisoirement, s’humilier. »44
A cause de ce ressentiment, qui est à l’origine du « soulèvement d’esclaves »45, les faibles – dont le mode d’évaluation a pu renverser celui des nobles – président à une entreprise qui, consistant à légitimer l’envers du normal, de la morale et de la justice, est au service d’une exigence d’autant moins noble qu’elle voudrait que les forts soient furtivement précipités dans le profond précipice du renoncement et de la résignation.
Cette entreprise a d’autant plus connu un succès que nous en sommes, comme nous le verrons au chapitre suivant, « au point précis où le fort est faible, où le noble est trop conciliant »46 et où le faible, fort de son arsenal d’artifices, pousse toujours davantage l’humanité à persévérer passivement dans un devenir douloureusement réactif.
Dès lors, « le bas s’est mis en haut »47 ; les faibles deviennent les maîtres des forts, même s’ils n’en seront pas moins des esclaves ; la maladie, la bassesse et l’esclavage passent respectivement pour la santé, la noblesse et la libération ; la force est lamentablement accusée alors que la faiblesse se voit louée comme si elle méritée tous les honneurs. C’est dans cette perspective de renversement que les mécanismes de fonctionnement du ressentiment et ses modalités d’extériorisation sont mis au service de l’obstruction de la force du fort.

L’OBSTRUCTION DE LA FORCE

« Ce sont les maladifs qui constituent le grand danger pour l’homme, non pas les méchants, non pas les ‘‘bêtes de proie’’. Ceux qui sont dès le départ accidentés, terrassés, brisés – ce sont eux, ce sont les plus faibles qui minent le plus la vie parmi les hommes, qui empoisonnent et remettent en cause de la manière la plus dangereuse notre confiance dans la vie, dans l’homme, en nous-mêmes. »
Les faibles ont besoin que les forts soient méchants pour pouvoir s’opposer à eux et se poser comme des êtres dont la bonté est indiscutablement avérée. Ceci étant, l’une des incontestables « vertus » de l’accusation perpétuelle, prodigieux pouvoir que procure le ressentiment, est de leur permettre de ne s’affirmer qu’en niant les forts. En ce sens, telle est leur proclamation unanime : « Soyons autres que les méchants, c’est-à-dire bons ! »48 Ce court aveu ne traduit pas un simple vœu ; il résume et brouille en même temps un plan d’action qui, s’étant nourri de mécanismes édictés par le ressentiment, permet aux faibles de se donner la main pour dissimuler leur faiblesse et dérober aux forts leur puissance49 afin d’obstruer leur force et de les dominer. Voila pourquoi Nietzsche qui se vante avec persistance de sa perspicacité et de sa prémonition en donne cette signification : « Nous, les faibles, nous sommes bel et bien faibles ; il est bon que nous ne fassions rien en vue de quoi nous ne sommes pas assez forts »50. Notre préoccupation permanente consistera, ici, à déplier ce susdit aveu des faibles pour déterminer ce qu’ils se gardent, pour être « assez forts », de faire et ce qu’ils font pour se garder de le faire.
D’entrée de jeu, les faibles se gardent de dire la vérité ; autrement dit, ils mentent. Ce mensonge se donne à lire en filigrane dans leur définition du concept de bon dont nous avons dit, plus haut, qu’il est polysémique, ambivalent et ambigu.
Selon eux, « est bon tout homme qui ne brutalise pas, qui ne blesse personne, qui n’agresse pas, qui n’exerce pas de représailles, qui abandonne la vengeance à Dieu, qui se tient caché comme nous, qui se détourne de toute méchanceté et de manière générale exige peu de la vie, pareil à nous, les patients, les humbles, les justes »51. Alors, comment et grâce à quelle « logique » ceux-ci parviennent-ils à légitimer et à faire accepter absolument le malentendu selon lequel la bonté renvoie à la résignation réactive qui s’interdit formellement la vengeance et les représailles ?

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : MENSONGE DE LA VERTU ET VERTU DU MENSONGE
Chapitre I : La vertu-vice
Chapitre II : Le faux-monnayage
DEUXIEME PARTIE : FORCE DU FAIBLE ET FAIBLESSE DU FORT
Chapitre I : La réaction et le ressentiment
Chapitre II : L’obstruction de la force
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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